Partie I : Masdra'Kul - Chapitre 0 : Extrait du Journal de Bord d'Erwan O'Conell

Jour 45 de la Première Mere'ayë du calendrier s'sasadien-Jour 30 de la Mere'ayë du calendrier maka'anien-An 4018 de la Malcréaion - An 2272 a.p. J.-C..

Vaisseau en voyage depuis 3 mois du calendrier terrestre, port de départ : S'satenarl.

 

              Commençons par le commencement, voulez-vous bien. Je suis le capitaine Erwan Seras'ka O'Conell de la Confédération Marchande du Temple. Ces carnets holographiques que vous tenez en main sont les feuillets de mon Journal de bord. Je m'adresse à la postérité, à toutes les personnes qui un jour me liront et auxquelles je souhaite transmettre mon savoir et mon expérience.

                Depuis que je suis tout gosse, mon père m'a maintes fois répété que tenir un journal de bord est aussi nécessaire que respirer pour un capitaine. Je dois avouer qu'à huit ans, je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire par là. Après tout qu'est-ce qu'un exercice laborieux d'écriture devant l'immensité de l'Ethera pour un gosse de mon âge ? Je n'avais d'yeux que pour ces étendues noires et étoilées que notre vaisseau explorait sans fin. Mon père ne me consacrait guère de son temps à vrai dire et il abandonnait vite l'idée de mon rentrer dans la tête ce précepte en voyant que je ne l'écoutai que d'une oreille distraite, quand je ne l'écoutai pas du tout.

                Aujourd'hui que je suis capitaine de mon propre bâtiment, je réalise la véritable portée de ses mots. Tenir un journal de bord, c'est s'assurer d'avoir une trace de ce qui a déjà été réalisé et de ne pas perdre ce savoir. Au sein de l'Ethera, la moindre erreur est fatale ; et l'ignorance est une erreur qu'il faut éviter à tout prix.

                Il s'agit également d'y consigner ses propres expériences et connaissances pour que son successeur ne se sente pas totalement paumé -et j'insiste sur ce mot car être simplement perdu serait un euphémisme mensonger - en son entrée en charge. Je ne remercierai jamais assez mon père de sa diligence qui m'aura permis de m'extraire des crocs acérés de la politique terrestre à sa mort soudaine.

                Mais revenons au commencement. Je n'avais pas encore huit ans que mon père, le célèbre Mickael O'Conell, fondateur et directeur des Conell Labs, quitta Terra sans autorisation aucune sur un vaisseau spatial qu'il avait construit en secret. Personne ne l'arrêta car personne n'aurait pu prévoir son action. Mon père fut de tout temps un homme entouré de mystères et plus que réticent à les dévoiler.

                Et il m'embarqua, moi, son môme orphelin de mère, dans cette aventure à laquelle il n'avait à l'époque aucune certitude d'y survivre. Toutefois mon père était un génie, un de ces vrais génies dont le cerveau est si insoluble que peu de gens daignent même essayer de les comprendre, moi un gosse plus que curieux et nous nous accommodâmes bien de ce changement d'environnement. Nous étions alors en 2235 a.p. J.-C. du calendrier humain.

                Je ne me rappelle de l'exploration de notre système solaire que par le biais d'une palette de couleurs et d'une sensation exacerbée d'émerveillement. Atteindre  Pluton nous prit cinq années. Ah ! Les propulseurs de ce temps n'égalaient en rien ceux que l'on peut désormais trouver. Cette période plutonienne m'est désagréable au souvenir. J'étais un adolescent rebelle qui s'était persuadé d'une nostalgie de Terra et mes combats avec mon père étaient nombreux. Il finit par m'ignorer jusqu'à ce que je m'assagisse et revienne à lui. Mick O'Conell était un génie dans bien des domaines mais pas dans l'art d'être un père. Il m'aimait, j'en étais certain. Toutefois je l'agaçais bien souvent et il préférait se tourner vers le projet qui animait tout son être.

                Mon père cherchait quelque chose. Bien que je n'étais au courant de rien, je le savais. Je comprenais qu'il cherchait, cela crevait les yeux, et qu'il était de plus en plus désespéré à mesure que les années passaient sans qu'il ne trouve l'objet de son obsession. Il feuilletait souvent un vieux journal écrit à la main - ce qui, à l'ère de l'hologramme était assez curieux et louche - et changeait les coordonnées en fonction de qu'il y lisait. J'y jetais un œil, un soir que j'étais particulièrement désœuvré, et il piqua sa plus mémorable colère. Ma punition ne consista qu'en une fuite honteuse dans ma chambre et une ignorance paternelle pendant quelques jours mais je fus si effrayé par sa l'éclat furieux qui avait éclairé ses yeux que je ne retentai pas de lire ce journal. Je ne devais plus jamais y toucher car il le brûla quelques temps avant sa mort et je ne sus donc jamais ce qu'il y était consigné.

                Quoi qu'il en soit, il y trouva un jour ce qu'il y cherchait. Je m'en rappelle parfaitement. Il est de ces jours qui restent gravés dans la mémoire et que le temps n'arrive pas à altérer. Mon père était assis, morose et las, sur son siège de commandement et m'avais même laissé les commandes, ce qui en soi était une indication claire de son degré de désespoir. J'avais alors quinze ans et Pluton était derrière nous depuis deux ans. Même la découverte de ce qui avait au-delà du système solaire ne lui avait tiré qu'une courte joie qui s'était vite étoilée pour je ne sais quelle raison. Peut-être avait-il vraiment pris conscience à ce moment-là de l'immensité infinie qui s'étendait devant nous.

                Or ce jour-là, son visage s'éclaira, il sauta en l'air et cria "Merci ! Merci !" à je ne sais quelle divinité - mon père n'était pas croyant mais il semblait alors s'adresser à une entité supérieure. Il reprit les commandes sans répondre à aucune de mes questions et mit le cap sur la constellation d'Orion.

                Nous aurions pu mettre plusieurs dizaines d'années à nous rendre à Orion avec les propulseurs standards dont nous disposions. Mais en partant de la Terre, mon père avait emmené avec lui ses notes sur la propulsion supraluminique. D'être parti avant d'être totalement prêt me persuade que mon père fuyait quelque chose ; ce fut l'une des nombreuses questions que sa mort laissa sans réponse. Il finit ses recherches à bord et nous dota d'une propulsion supraluminique lors de ma seizième année. Huit longues années lui auront été nécessaires pour cela ; peut-être alors fuyait-il sa propre mortalité, la peur de périr avant d'avoir trouvé l'objet de tant de recherches.

 

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                Et il réussit. Il trouva ce qu'il recherchait de toutes ses forces : un système composé de trois soleils énormes et de deux planètes. Un système qu'il baptisa Orionis. Depuis Terra, la constellation d'Orion est nettement visible les nuits d'hiver. Alors, mes frères terriens, levez la tête vers le ciel nocturne et voyez les trois étoiles du baudrier d'Orion - Alnitak, Alnilam et Mintaka - et imaginez une planète dans l'orbite d'Alnilam et une autre dans l'orbite de Mintaka.

                S'sasan et Maka'an.

                Je n'en revenais pas. Nos capteurs indiquaient de la vie sur ces planètes. De la vie ! C'était la première fois que l'Humanité avait connaissance d'une vie extraterrestre. Mais mon père semblait déjà être au courant. Je me retrouvai si blasé avec ses secrets que je n'en fus même pas surpris. Il avait la barre depuis le départ et, à part quelques problèmes de coordonnées, il savait où la mener.  

                Notre première rencontre avec la vie extraterrestre fut prompte. Nous étions arrivés près de S'sasan et une patrouille de chasseurs nous arrêta pour nous interroger. Je rencontrai ainsi les immenses S'sasadiens au corps puissant et écailleux. Mon père était si excité qu'il sautillait presque en discutant avec les patrouilleurs. Je ne compris pas un traite mot de ce qu'ils dirent dans un langage guttural et sifflant mais il leur répondit dans leur langue sans aucune hésitation et je sus alors que je ne connaissais pas Mick O'Conell mais juste une partie de son être, celle qui s'occupait d'être mon père.

                Nous fûmes autorisés à nous poser sur S'sasan. Par la suite, je devais comprendre que les Orionisaniens sont très curieux de ce qu'ils ne connaissent pas et nous étions une curiosité de choix. Avant notre arrivée, ils n'avaient même pas pensés que d'autres vies pouvaient exister au sein de l'Ethera. Toutefois mon père ne trouva pas ce qu'il cherchait sur S'sasan. Pas totalement en tout cas. Je le voyais souvent avec un regard mouillé vaguement rivé sur l'immensité de l'Ethera. J'essayai de le faire parler, de comprendre sa douleur et de l'épauler, mais il ne voulut jamais me parler de ses tourments et mourut sans m'en faire part.

                Nous ne restâmes donc pas longtemps sur S'sasan. Après deux mois terrestres à se morfondre, le côté scientifique de mon père refit surface et il s'y jeta à corps perdu pour ne plus avoir à penser à ce qui le déchirait. Il ne tenait plus en place, il voulait apprendre, il voulait connaître, il voulait savoir. Toujours plus. Les années qui suivirent ne furent donc faites que d'exploration et d'apprentissage des cultures s'sasadiennes et maka'aniennes.

                Si je devais décrire les S'sasadiens, je dirais qu'ils rappellent très schématiquement des homme-lézards ; cependant, je déconseille fortement d'user d'un tel terme devant eux. Le bas de leur corps est puissant et leur centre de gravité se situe à l'aine, au-dessus du niveau de la queue, ce qui leur confère un aspect pesant. Ils sont perchés sur de longues jambes arquées aux genoux à un angle droit et plafonnent entre deux et deux mètres cinquante. Leur torse en v inversé leur donne des hanches larges et des épaules étroites. Le plus étrange chez eux reste leur visage qui est plat : deux fentes verticales leur servent de cavités olfactives et deux autres fentes rondes sur le côté du crâne de cavités auditives. Les seuls éléments en relief présents sur cette face sont leurs arcades sourcillées qui sont froncées sur des yeux enfoncés, sans iris, seulement fendus par une épaisse bande noire verticale. Ils ont en outre la possibilité de se voiler c'est-à-dire de recouvrir leurs yeux d'une fine couche de peau qui leur confère à la fois protection et impassibilité des émotions. De larges écailles parsèment leurs corps en une carapace épaisse aux lignes entrelacées en des motifs divers et elles laissent place à une peau rugueuse au centre du torse et au visage.

                Leur planète est aride, sèche et entièrement constituée de déserts, ce qui convient particulièrement à ces créatures à sang-froid me direz-vous. Mais S'sasan est sujette aux feux des Trois Soleils et sa chaleur dépasse souvent le supportable, même pour les S'sasadiens, ce qui nous mène à des températures infernales de 200°C. A l'aube de leur civilisation, ils se sont réfugiés sous terre puis leurs savants ont créé les Veskas, des voiles de protection régulateur de température, et ils sont retournés à la surface. Leur capitale, S'satenarl, date de cette époque et elle dispose du Grand Veska.

                Les Maka'aniens, eux, m'ont toujours fait penser à des homme-chats. Ils sont fins et élancés, tout en vitesse et agilité. Leurs épaules sont puissantes, leurs torses en v et leurs hanches étroites. La queue qui contrebalance leur équilibre, comme leurs voisins, est fine et maniable. Ils sont plus petits, n'atteignant que rarement les deux mètres, et leurs jambes ne sont arquées qu'à 70-80°. Leur visage est plus avenant à des yeux humains du fait qu'il présente plus de reliefs. Leurs yeux, surmontés de sourcils fins, mangent une grande part de cette face, ils sont grands, ronds et brillants, avec une pupille fendue sur un fond de couleur uniforme. Ils possèdent un nez que je ne peux qualifier que de "félinisé", plutôt plat et triangulaire, et des oreilles pointues placées aux trois quarts du crâne. Un poil doux et ras parcoure l'intégralité de leur corps.

                Maka'an jouit d'une situation plus agréable que sa voisine. Située dans l'orbite du soleil le plus bas, elle souffre moins des rayons des Trois Soleils et sa température n'excède pas 130°C dans ses régions les plus exposées. Seule sa face qui se retrouve dans l'orbite de S'sata, le soleil du milieu, est constituée de déserts ; c'est pour cela que les Maka'aniens traduisent le Fléau de S'sa au lieu de Fléau du S'sa. Le reste de la planète se compose de jungles denses et humides. La capitale des Maka'aniens, Maka'eska, est située au cœur de cette jungle.

                Les deux rals - le mot humain race n'est qu'une partie de la définition du mot orionisanien de ral et il convient de l'utiliser lui plutôt qu'une traduction humaine - ont en outre des caractéristiques communes. Toutes deux sont dotées de deux paires de bras terminées par des mains à  quatre doigts et pourvus d'ongles. Quant à leurs pieds, ils s'apparent plus à des pattes avec trois gros doigts possédant des griffes rétractables dont il vaut mieux éviter d'être mis en contact.  Elles ne sont pas sans rappeler le pouce d'un raptor. Aussi étrange que cela paraisse, les deux rals sont compatibles entre elles et même un Humain peut se reproduire avec l'une ou l'autre.

                S'il y a bien quelque chose qui heurte le désir de liberté de l'Humain, et la rébellion latente de notre ral contre tout régime qui lui restreindrait cette liberté, c'est bien le système de castes coloriales qui régit les rals orionisaniennes.

                A S'sasan, vous êtes nobles si vous êtes verts, militaires si vous êtes bleus, simples soldats si vous êtes gris et gens du commun si vous êtes bruns. Et jamais, oh grand jamais, vous ne verrez un brun devenir politique ou un vert cultiver la terre.

                A Maka'an, les blancs sont nobles, les sables et les roux forment les unités militaire, les bruns consistent les gens du commun et, ce qui est à mon sens la pire des injustices, les gris et les noirs sont totalement rejetés du système. Le gris est une couleur honnie sur Maka'an, elle est celle des soldats s'sasadiens, elle est souillée et doit être mise à l'écart. Ces Maka'aniens forment presque une autre ral - le terme ral s'applique tout autant à race, peuple, ethnie qu'espèce, c'est pourquoi il est si délicat d'en traduire la notion en langue humaine. En temps de paix, ils sont considérés comme des esclaves ; en temps de guerre, ils sont refoulés dans les déserts et pourchassés lorsque la méfiance envers eux est trop grande. Souvent se louent-ils comme mercenaires.

               

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                Le contexte géopolitique d'Orionis est à la fois complexe et simple. Renfermé sur lui-même, le système d'Orionis n'a aucune relation intergalactique. Toutefois S'sasan et Maka'an sont en guerre perpétuelle depuis trois millénaires. Notre vaisseau a joué de chance en arrivant à Orionis lors d'une trêve, dans le cas contraire, nous aurions été pris entre deux tirs. Leur inimité et leur haine remontent si loin qu'il est parfois difficile de différencier la vérité d'une propagande depuis longtemps insérée dans les esprits.

                Tout commença par une catastrophe qu'un Humain jugerait d'apocalyptique. Apprenez que toutes les étoiles d'Orion sont destinées à finir en supernova. Imaginez donc ce que cela peut faire de comprendre que vos soleils vont exploser. En ce sens, les noms des Trois Soleils sont particulièrement évocateurs : Alnitak est D'iesk - Destruction, Alnilam est S'sata - Fléau du S'sa - et Mintaka est Nara'el - Fin de la vie.

                Il y a 3000 des années orionisaniennes - qui sont plus longues que les années humaines de par leur durée de 300 jours de 35h- S'sasadiens et Maka'aniens se sont alliés pour construire les dispositifs Sseta'nar, seuls capable d'arrêter la supernova et de stabiliser les Trois Soleils. L'alliance entre les deux rals n'a cependant pas duré longtemps ; vite, elles ne sont mises à se méfier l'une de l'autre. Les dispositifs Sseta'nar permettent en effet un contrôle sur la supernova : ils peuvent l'arrêter mais également la déclencher tout en la contrôlant ; Maka'an pourrait ainsi détruire S'sasan sans danger pour elle-même et vice-versa.

                Il n'en fallut pas plus que les deux rals se promettent une guerre éternelle. Les Orionisaniens peuvent vivre deux fois la durée d'une vie humaine et nous sommes arrivés à la fin de la 200e guerre officielle. Quinze, voilà le chiffre de vies orionisaniennes qui ont vu se dérouler ces guerres. La haine et la colère se sont déversées de père en fils, de mère en fille et sont désormais si profondes qu'elles font partie du quotidien et des légendes des Orionisaniens.

                Mon père a toujours abhorré la guerre et il aimait Orionis plus que Terra elle-même. Il a donc tenté de faire quelque chose pour remédier à la situation, ou du moins donner aux Orionisaniens un échappatoire à leur cycle destructeur. Il souhaitait un lieu neutre, une zone sans conflit, où le commerce pourrait prospérer et, avec lui, les liens entre les rals se créer et s'épanouir. Il créa pour cela Masdra'Kul, ce qui signifie dans la langue des Orionisaniens le Temple sacré de la Paix. Il le plaça sous la protection du Ka, l'Infini, que les Orionisaniens vénèrent entre tout et qu'ils consacrent aux plus grands d'entre eux ; ce nom de Ka, ils le donnèrent à mon père qui devint pour eux MickKa. Son influence à Orionis était de ce fait devenue considérable.

                Masdra'Kul n'aura jamais existé sans l'intervention d'une créature intelligente. Mon père choisit un corps céleste fixe dans l'Ethera, proche des deux planètes orionisaniennes tout en échappant à leur sphère territoriale, et le recouvrit du Dôme. Le Dôme est une sorte de paroi translucide sous laquelle il rendit la vie possible en créant une atmosphère, un climat et une terre fertile.

                J'avais alors vingt-cinq ans et mon père devait mourir l'année suivante, emporté lors d'un voyage à Terra avant d'avoir pu admirer la portée de son œuvre. Comme il l'avait prévu, le commerce prospéra, les liens se créèrent et, victoire suprême qu'il n'avait dû qu'imaginer en rêve, Masdra'Kul devint un lieu de diplomatie entre les rals.

                La présence humaine est maintenant bien implantée sur Orionis, plus particulièrement à Masdra'Kul qui est régie par la Confédération Marchande du Temple dont je suis un membre éminent. Je jouis d'une influence considérable. D'un côté, les Orionisaniens m'appellent Seras'ka, le Fils du Ka, en référence au titre accordé à mon père. D'un autre, les colons terrestres me voient comme un pionnier du voyage intergalactique. Je dirige la frégate de type O'Conell, génération 2, version 8 - OC.8.2 - nommée le Multi-Nid à bord de laquelle j'explore Orionis et marchande le kerah, ce précieux métal orionisanien au cœur du commerce inter-ral.

                J'ai cependant eu une mission plus délicate dans l'année 2262 a.p. J.-C. du calendrier terrestre. Toutes les étoiles d'Orion sont en risque de supernova. Or, si les Orionisaniens ont pensé à leurs Trois Soleils, leurs guerres les ont détournés de l'infinité de l'Ethera et, longtemps, ils n'ont pas eu connaissance de l'existence des autres étoiles de la constellation, de Bételgeuse, de Saiph, de Bellatrix et de Rigel.

                C'est pour cette raison que les premiers colons terrestres à être venus s'installer sur Orionis ont nommé S'sasan et Maka'an les Mortes Planètes. 

2: Partie I : Masdra'Kul - Chapitre 1
Partie I : Masdra'Kul - Chapitre 1

            La frégate jaillit du couloir-lumière en une fraction de seconde où la noirceur de l'Ethera fut éblouie de vives lueurs. Le sillage de sa queue céleste s'attardait encore derrière elle en une multitude de petites paillettes argentées qui tourbillonnèrent avant de mourir dans l'infinité de l'Ethera. Alors que sa vitesse diminuait, la propulsion standard ayant repris le relais, ses ailes latérales passèrent de l'horizontale à la verticale, interrompant sa course et la stabilisant.

                Au sein de la salle des commandes, le capitaine Erwan O'Conell vérifiait diligemment les taux de propulsion et de stabilisation du vaisseau. Une seule erreur et sa frégate risquait de se retrouver à dériver dans l'Ethera. Le risque était d'autant plus grand que le Multi-Nid venait d'effectuer un voyage supraluminique de deux mois terriens sans interruption après s'être rendu en des lieux retirés de toute civilisation. Un tel voyage pouvait endommager les composantes les plus fragiles, notamment le moteur, d'un vaisseau aussi petit que la frégate. Il fallait généralement posséder un moteur supraluminique de trois à quatre fois la taille de celui installé sur la frégate, tels qu'on en trouvait sur les croiseurs, les destroyers et les autres vaisseaux de grande taille, pour pouvoir voyager en supraluminique plus d'un mois terrestre sans halte.

                -Commandement à salle des machines. Qu'en est-il du nouveau moteur, Xexei ? interrogea Erwan dans la com'transmission qui trônait devant son tableau de bord. Il ne s'agissait pas d'un moteur lambda mais du dernier modèle des Conell Labs et il était encore en phase de tests. Même s'il faisait confiance à son chef-machinier pour l'entretenir, l'absence de lieu civilisé sur leur route les avait empêchés d'effectuer le moindre contrôle fonctionnel depuis leur départ de Masdra'Kul, six mois plus tôt. Si le moteur avait tenu le coup, il n'aurait plus aucun test à passer et les Conell Labs auraient encore une fois démontrés leur habilité à innover dans l'ingénierie spatiale grâce aux programmes de leur fondateur.

                -Salles des machines à commandement. Tout est impec, Cap'tain. L'a un poil chauffé le bébé pendant l'voyage mais rien qui n'craigne une saleté d'surchauffe. Laissez-le souffler un chouïa, genre une p'tite heure, et il s'ra fringuant comme un jeune Karao'lar. 

                -Bon boulot, Xexei. Mais il faudra que tu ailles voir le doc  après ton service. Je crois bien que ton langage a lui quelque peu souffert de surchauffe. Fin de transmission.

                Erwan entendit son chef-machinier être pris dans un énorme éclat de rire. Il coupa la com'transmission avec un petit sourire et retourna sur l'hologramme affichant les données fonctionnelles de la frégate qui grésillait devant lui. Les taux de propulsion étaient bon, les propulseurs latéraux fonctionnaient à 90%, le grand arrière n'était descendu qu'à 70% et Alexei avait assuré que le nouveau moteur avait parfaitement tenu le coup. D'autre part, le vaisseau ne semblait pas subir de secousses alors qu'il était à l'arrêt dans l'Ethera. Il faisait paresseusement du sur-place, glissant parfois de quelques millimètres sur tel ou tel de ses angles, sans que cela n'affecte toutefois le ressenti de ses passagers.

                Rassuré quant au bon fonctionnement des paramètres propulsifs et stabilisateurs de sa frégate, Erwan ralluma la com'transmission pour s'intéresser à un autre problème.

                -Commandement aux soutes. Jim ! Comment vont nos trésors ?

                -Soutes au commandement. L'Aigle-noir et ma Blanche-grise sont joliment ficelés mais je crois bien que ton Ecarlate-Faucon a pris quelques rayures dans la peinture, Erwie. L'un des câbles a lâché.

                Erwan soupira longuement et se frotta les yeux d'un air fatigué. Il allait devoir régler le problème des câbles avec son fournisseur. Ce n'était pas la première fois qu'un de ses câbles se brisait lors d'un voyage supraluminique. Ils étaient pourtant sensés être composés à 70% de haut-kerah s'sasadien, ce qui devaient les rendre théoriquement indestructibles tout en gardant la douceur des 30% de fibres animales pour ne pas abîmer le matériel encordé. Il en connaissait un autre qui n'allait pas aimer ce nouveau disfonctionnement de la marchandise d'un même fournisseur, la redondance de la chose interdisant d'y voir un simple accident de composition. Nisg'tarl se ventait souvent d'assurer un négoce sûr sur l'ensemble de Port-Central et il n'appréciait guère que cette affirmation soit remise en cause.

                -Tu t'occuperas d'aller rappeler qu'on n'aime pas se faire rouler, Jaim. Je ne veux plus qu'un des chasseurs ou une partie de nos cargaisons soient endommagés.

                -Affirmatif, Capitaine. Je remonte. Fin de transmission.

                Erwan repoussa le micro de la com'transmission et fit disparaître l'hologramme d'un mouvement de la main. Il se leva de son siège et s'avança jusqu'à la vitre derrière laquelle l'Ethera s'étalait en une infinité éclairée d'innombrables étoiles. Beaucoup plus proche se trouvait Masdra'Kul qui brillait pour l'heure de milles feux. Le capitaine fit un rapide calcul mental et un nouveau sourire éclaira son visage lorsqu'il se rappela qu'ils étaient le jour de la Création du Dôme. Ce qui expliquait l'ambiance festive qui se dégageait de l'astéroïde colonisée.

                La porte automatique s'ouvrit dans son dos et il se retourna vers son copilote.

                -L'Ecarlate-Faucon n'a rien de grave. Il faudra demander à Xexei d'y jeter un coup de pinceau et il n'y paraîtra plus rien.

                La trentaine, solide, d'une blondeur à faire pâlir de jalousie les femmes qu'il charmait de sa simple présence, Jaim Austen naviguait avec lui depuis qu'il avait pris le contrôle du Multi-Nid, dix ans auparavant. Beaucoup s'étaient suivis à bord de son équipage mais il y avait un petit groupe qui en consistait le cœur et qu'il avait recruté en ce lointain jour où il avait définitivement dit adieu à Terra. Jaim Austen en faisait partie. Elève en pilotage aux écoles spécialisées de Conell Labs, Jaim l'avait abordé quelques mois avant son entrée en charge et leur amitié avait été aussi prompte que durable. L'homme était confiant, sérieux et certainement le meilleur pilote formé sur Terra qui lui soit donné d'avoir rencontré.

                Alexei Droski et François Loiseau faisaient également partis de ces hommes à l'avoir rejoint dès le premier voyage du Multi-Nid. Tout le monde appelait le grand russe Xexei. Il était né dans l'environnement sauvage des steppes gelées de la Sibérie puis avait rejoint Moscou où il avait appris tout ce qu'il pouvait apprendre sur la mécanique. Son amour pour l'Ethera était grand et les Conell Labs l'avaient fait venir en Amérique où il avait poursuivi ses études dans l'ingénierie spatiale. Il aimait la vodka, les bestioles extraterrestres les plus bizarres de l'Ethera, mâcher ses mots jusqu'à les rendre incompréhensibles et trifouiller moteurs, machines et ingénieries en tout genre.  Sans oublier Frann.

                François "Frann" Loiseau, d'origine française, était tout jeune homme lorsqu'il avait rejoint l'équipage du Multi-Nid. A vingt ans à peine, il était déjà diplômé en médecine, en chirurgie et en psychiatrie. Il parlait une dizaine d'anciennes langues, cinq langues mortes et pouvait discourir en une version de la langue universelle humaine soutenue et châtiée. Une seule année sur Orionis lui avait permis de parler l'orionisanien aussi bien que les Orionisaniens eux-mêmes et d'incorporer tout leur savoir médical. Un véritable petit génie qui en plus était doté d'une gentillesse et d'une modestie à toutes épreuves. Alexei et lui formaient un couple des plus étranges, l'un immense au parler sans fard, l'autre svelte accusant une timidité qui le desservait parfois.

                Parmi les premiers à s'être lancés dans l'Ethera, il y avait le vieil Archibald Brooks qui servait sous les ordres des O'Conells depuis deux générations. La cuisine de ce véritable gentleman anglais était sans équivalence dans les deux systèmes connus. Le septuagénaire était aimable, serviable et bon vivant, il régalait les ventres de nourriture et les oreilles de maximes amusantes. Pour tous ces hommes qui s'étaient déracinés de leur planète d'origine, Archie était un père et un conseiller, toujours là pour écouter et pour réchauffer les cœurs avec  sa cuisine délicieuse.

                Dix ans déjà qu'Erwan s'aventurait avec ces hommes dans l'Ethera. Si les machiniers, les infirmiers et les commis changeaient au gré des missions et des arrêts en terre civilisée, ces hommes-là restaient à ses côtés et s'avéraient être bien plus une famille qu'un simple équipage. Récemment, deux autres hommes s'étaient greffés au cœur familial bien plus qu'aucun autre passager éphémère du Multi-Nid ne l'avait fait.

                Combien de missions cela faisait-il déjà ? Quatre, cinq, peut-être six ? Qu'il ait arrêté de compter était une preuve en soi. Pour compléter son équipage de cinq chasseurs, il recrutait souvent des pilotes mercenaires et Barry le Flinger était un nom plutôt connu sur Masdra'Kul. Il savait qu'il pouvait faire confiance à cet homme et son Aigle-Noir, malgré sa mauvaise habitude de tirer avant de parler, mais le Flinger s'était avéré bien plus loyal qu'il ne l'avait d'abord cru. Quelques jours plus tôt, Erwan était allé lui demander s'il pensait terminer son contrat en cette fin de mission. Barry l'avait regardé comme s'il avait bu quelque chose de bien trop fort pour sa résistance avant de grogner une négation plus qu'assurée.

                Puis il y avait Neran'ka. Il ne les avait pas accompagnés lors de cette mission mais Erwan savait le retrouver, fidèle au poste, à son retour à Masdra'Kul. Le mercenaire était un homme mystérieux. Neran'ka n'était évidement pas son véritable pseudonyme mais un nom qu'il s'était choisi comme un geste de provocation à l'encontre de tous ceux qui méprisaient les Nerans. Son expérience et ses aptitudes étaient précieuses lors des missions impliquant le risque de combats.

                -Capitaine, dit Jaim, le sortant de ses rêvasseries. Xexei nous fait savoir que son bébé est prêt à redémarrer. Enclenchons-nous la procédure d'arrimage à Port-Central ?

                -Fais donc, Jim, répondit Erwan en mettant le casque du C.N.I.A. sur sa tête. Le système de Contrôle Neurologique par Intelligence Artificielle était la dernière invention que Mick O'Conell avait offert à son fils avant de mourir. Erwan ne savait pas comment le construire mais il était devenu très doué à en faire l'usage. Le Multi-Nid était un véritable joyau d'ingénierie spatiale, outre qu'il subissait régulièrement des mises à jour des dernières innovations, Mick y avait intégré une I.A. rassemblant tout le savoir terrestre et orionisanien qu'il avait accumulé. Le C.N.I.A. permettait au capitaine reconnu de la frégate de connecter son esprit avec cette I.A. et, de ce fait, diriger la frégate instantanément, ce que des conditions normales ne pouvaient permettre.

                La com'transmission s'alluma et se connecta sur un numéro bien connu de Jaim. Il sourit et pianota l'holo-scan pour vérifier qu'aucun corps fixe ou mobile ne se trouvait dans leur champ de mouvement.

                -La voie est dégagée, Capitaine. Nous pouvons y aller.

                Les ailes latérales se remirent à l'horizontal et le grand propulseur arrière s'enclencha. Le Multi-Nid s'ébranla doucement dans l'Ethera en direction de Masdra'Kul. A bord, l'appel en com'transmission fut décroché.

                -Multi-Nid à Ra'ul. J'ai tes données, mon ami. Et je crains qu'elles ne soient pas bonnes.

 

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                De l'extérieur, Masdra'Kul ne payait pas de mine. Le Dôme translucide s'élevait sur trois mille mètres au-dessus du sol de l'astéroïde fixe que Mick O'Conell avait choisi et stabilisé pour sa création. De son emplacement, Masdra'Kul ne recevait qu'une infime partie des rayons des Trois Soleils, ce qui faisait, qu'au sein de la noirceur de l'Ethera, le Temple ressemblait à une grosse boule luminescente posée là par un Créateur distrait. Mais une fois le Dôme passé, les voyageurs découvraient un intérieur extravagant et fourmilier. Masdra'Kul se disposait en trois étages distincts par une différence de nivellement, parfois même des déchirures dans le sol de l'astéroïde colmatées à la création du Temple en de simples fissures scellées, et reliés par des passerelles géantes dont le haut-kerah travaillé brillait avec éclat.

                Le niveau le plus élevé était réservé à la politique et la diplomatie. Il accueillait le bâtiment central des Conseils, de grands jardins aménagés et les résidences luxueuses des diplomates qui possédaient même leur Haut-Port privé pour amarrer leurs vaisseaux. Le second niveau était celui de Port-Central, le cœur même de Masdra'Kul, tout entier tourné vers le commerce du kerah. Les ponts de Port-Central étaient immenses et larges, ils accueillaient une foule d'ingénieurs et de mécaniciens pour s'occuper au plus vite de la masse énorme de vaisseaux que le port traitait chaque jour. De l'autre côté des passerelles y menant, l'on trouvait, en un entassement compact, les maisons colorées des colons qui s'étaient établis sur un plan quasi-circulaire autour des grands bâtiments de la Confédération Marchande du Temple. Quant au niveau le plus bas, il était réservé à l'agriculture et à l'alimentation. D'immenses champs le recouvraient, quelques fois parsemés de petits ilots d'habitation et découpés par les enclos des Karao'lar bruns, plus placides que leurs compères gris servant au combat et leurs cousins au poil sablé permettant de voyager dans les déserts.

                L'éclairage de l'ensemble des structures était assuré par trois lampadaires flottants à énergie nova qui n'avaient besoin ni d'entretien ni de recharge et qui tournaient d'est en ouest au dessus de chaque niveau pendant la période diurne avant de repartir en sens inverse, leur luminosité affaiblie, pour la période nocturne. Mick les avait réglés sur une moyenne des horaires orionisaniens ; les journées s'écoulaient donc entre 20h et 30h et les nuits entre 15h et 5h.

                 Malgré l'heure tardive, les lumières artificielles qui éclairaient Masdra'Kul étaient toutes allumées en un ballet de couleurs éclatantes. Les rues chantaient et dansaient pour célébrer le dixième anniversaire de la Création du Dôme. Les habitants étaient sortis de leurs demeures en habits de fête et leurs mains jetaient confettis et paillettes en direction des parois transparentes du Dôme.

                La majorité de la population de Masdra'Kul était humaine. Sur Terra, les Conell Labs, dirigés par Stanislas Mehort après qu'Erwan O'Conell ait renoncé à ses droits sur la compagnie de son père, avaient démocratisé le vaisseau spatial. Non pas que Mehort ait soudainement inondé le marché terrestre des immenses bâtiments spatiaux. Au contraire, il avait respecté le testament de Mick O'Conell et gardé le secret de leur création. Mais tous les ans voyaient un énorme vaisseau-croisière accepter à son bord tout homme, toute femme, tout enfant qui désirait s'établir en colon sur Masdra'Kul. Plus rarement, quelques frégates étaient données aux meilleurs pilotes formés par les Conell Labs, des hommes de confiance qui devenaient les marchands de kerah de la Confédération Marchande du Temple.

                Les Humains n'étaient pourtant pas la seule ral présente à Masdra'Kul. Au tout début de l'existence du Temple, il n'y avait que quelques S'sasadiens intrigués par la création de MickKa qui étaient venus s'installer. Puis le rayonnement de Masdra'Kul s'était amplifié et Maka'an y avait envoyé ses ressortissants. Leurs relations n'étaient pas toujours au beau fixe mais les deux rals ennemies avaient accepté de faire des concessions et surtout de respecter la protection sacrée sous laquelle MickKa avait placé Masdra'Kul. Depuis peu, des sessions diplomatiques, que l'on appelait les Conseils, se tenaient même entre les trois rals.

                En cette nuit de fête, nul ne put donc rater l'arrivée de la frégate que tous connaissaient de vue. Tandis que le Multi-Nid s'arrimait en douceur sur l'un des ponts de Port-Central, une véritable foule se formait aux bords des filets de sécurité pour acclamer et lancer des confettis sur le fils du MickKa tant vénéré. Erwan n'eut d'autre choix que de répondre aux acclamations par un court discours d'encouragement et d'espoir dans les jours futurs. Il ne comprenait pas, et ne comprendrait certainement jamais à son propre sens, pourquoi les gens le mettait sur le même piédestal que son père sans même le connaître alors qu'il était loin de l'égaler.

                Voulant malgré tout se rendre au plus vite chez Ra'ul, il laissa le vaisseau à Alexei et Frann, qui refusaient de sortir tant qu'une foule déchaînée se tenaient à leur porte, et tenta de se rendre avec Jaim vers la demeure de son ami qui habitait dans les hauteurs de Masdra'Kul, à quelques pas à peine du bâtiment des Conseils. Mais la foule en liesse se resserrait autour de lui, le séparant de Jaim et l'éloignant de plus en plus de son itinéraire.

                -Bénissez mon enfant, Seras'ka !

                -Longue vie à Masdra'Kul ! Longue vive à O'Conell !

                -Laissez-moi rejoindre votre équipage, Capitaine !

                Les cris, les demandes et les prières n'en finissaient pas autour de lui. Il se demanda vaguement si c'était le fait de passer la majorité de son temps dans l'Ethera avec un équipage réduit qui le rendait si réticent à ce bain de foule. Beaucoup d'hommes auraient donné pour être à sa place, adulé comme un dieu par une foule immense et colorée. Lui ne ressentait qu'à malaise qui allait crescendo au fur et à mesure que son espace privé se raréfiait. L'infinité de l'Ethera était habituellement sa demeure ; il paniquait lorsqu'il ne voyait pas l'horizon dégagé.

                Son bras fut soudainement agrippé par une poigne solide qui le tira hors de la foule. Il se retrouva dans une ruelle étroite et vide à reprendre le contrôle sur son souffle saccadé. Une certaine honte taraudait son esprit mais il l'ignora et se tourna vers son "agresseur" pour déterminer son identité, après quoi il se calma totalement.

                -Merci, Neran'ka, dit-il en tapotant l'épaule de son sauveur. Les lèvres du Neran se plissèrent vers le haut, bombant quelque peu ses joues, avant de retrouver leur impassibilité, ce qui équivalait chez lui à un sourire. Un pas de course leur indiqua qu'ils avaient de la visite et il se décala pour laisser passer un Jaim quelque peu décoiffé et dont la joue droite était ornée de baisers rouges.

                -Une très jolie demoiselle m'a accroché au détour d'un virage et je t'ai perdu de vue, Erwie, s'expliqua-t-il avec un sourire canaille. Avisant son col ouvert qui dévoilait son cou également marqué, il se redressa pour le refermer proprement et se faire plus présentable. Erwan haussa un sourcil et tapota sa joue.

                -Très jolie demoiselle, répéta distraitement Jaim en s'essuyant avec le revers de sa manche. Blonde, menue, de belles formes et un art des baisers ravageur. J'irai faire un tour chez elle en revenant de chez Ra'ul. Troisième maison de la cinquième rue près des ponts, qu'elle m'a dit. Ce ne doit pas être difficile à trouver.

                Neran'ka roula des yeux mais ne dit rien sur l'attitude dévergondée du copilote du Multi-Nid. Ou plutôt ses yeux avaient parlé pour lui. Jaim rit doucement en donnant un léger coup d'épaule au bras du grand Neran.

                -Tu ne pourras me faire la leçon que lorsque tu seras capable d'affirmer sans une once de mensonge que la petite Hybride maka'anienne au poil aussi roux que les cheveux du Capitaine ne te fait aucun effet.

                -Laisse mes cheveux hors de cette conversation et avançons, râla ledit capitaine en s'enfonçant dans le réseau de ruelles étroites qui sinuaient en chemin secondaire dans tout Masdra'Kul.

                -Laisse également Yvë'la hors de cette conversation, marmonna Neran'ka en lui emboitant le pas. Jaim haussa les épaules et trottina pour revenir à leur hauteur. Un autre jour se serait-il peut-être avancé à continuer la plaisanterie jusqu'à déclencher chez Neran'ka cette rougeur perceptible même sous les poils noirs. Mais ce qui les menait chez Ra'ul, et qui les avait fait traverser de point en point la totalité de la constellation d'Orion, ne permettait pas de perdre du temps en de vaines plaisanteries.

                Ils purent rejoindre sans encombre la demeure de Ra'ul en suivant le réseau des ruelles. Tant et si bien d'ailleurs qu'ils sonnèrent à sa porte moins d'une heure après avoir accosté Port-Central. Ra'ul leur ouvrit derechef. Agité et nerveux, l'Hybride s'sasadien les fit vivement rentrer et, ne les invitant pas à s'asseoir, preuve flagrante de son agitation, planta ses yeux sans iris sur Erwan, quémandeurs des informations qu'il l'avait envoyé rassembler.

                -Comme je te l'ai dis dans ma com'transmission, c'est mauvais. Bételgeuse et Rigel s'approchent de la fin, lui dit le capitaine en se dirigeant dans le salon pour prendre place sur l'un des fauteuils. Les autres l'y suivirent mais Ra'ul resta debout à faire les cents pas, croisant et décroisant ses quatre mains sous l'effet de sa nervosité exacerbée.  

                -Avons-nous du temps avant qu'elle n'advienne ?

                -Il reste encore du temps, acquiesça Erwan. Mais pas plus que quelques années et moins de cinq. Quelques dizaines d'années pour Saiph et Bellatrix. Serait-ce assez pour arrêter le phénomène ?

                -Malheureusement, recréer les dispositifs Sseta'nar en l'état actuel de mes connaissances n'est pas faisable. J'ai besoin de plus de vieux documents et il m'en faut des maka'aniens.

                Ra'ul se tourna vers Neran'ka à la fin de sa phrase mais le vétéran dédaigna d'un mouvement de tête.

                -Je suis Neran et mercenaire. Si je m'approchai de la frontière des déserts, je serai au mieux capturé vivant pour servir dans leurs jeux d'esclaves, au pire abattu sur place. Il n'est même pas question d'aller à Maka'eska où de tels documents pourraient se trouver, s'ils existent.

                Les épaules de l'Hybride tressautèrent, de rage ou d'impuissance, Erwan ne sut les différencier l'une de l'autre. Puis il claqua des talons, ses griffes de pouce raclant le parquet dans le mouvement, et se retourna vers eux.

                -Pour fêter la Création du Dôme, un Grand Conseil doit se tenir demain matin. Teras'ki m'y a déjà obtenu une voix. Je vais m'y rendre et présenter aux grands de S'sasan et Maka'an le danger couru par notre système. Que le S'saka et la Mak'ka veuillent qu'ils m'écoutent.

 

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                Ra'ul leur proposa de rester pour la nuit le temps que l'ivresse de la fête se calme et que les rues se vident de sa foule hystérique. Erwan accepta volontiers sa proposition, appréciant de pouvoir se retrouver avec son vieil ami qu'il n'avait vu depuis son départ pour cette longue mission de six mois. Cependant Jaim et Neran'ka refusèrent. Le premier ne plaisantait pas lorsqu'il disait vouloir retourner voir la jeune femme qui l'avait accosté dans la rue. Erwan ne pouvait lui en tenir rigueur. Il y avait bien peu de femmes à bord et son copilote voulait profiter de sa liberté avant qu'ils ne repartent pour un voyage à durée indéterminé. Pour le second, le capitaine n'eut pas besoin d'explication. Il avait vite appris que le Neran n'appréciait pas le confort ni s'attarder entre quatre murs.

                Une fois qu'il les eut raccompagnés à la porte, il revint dans le salon avec un plateau et  força l'Hybride à s'asseoir devant une tasse chaude de tsera'ja.

                -Il ne sert à rien de t'épuiser de la sorte, lui dit-il lorsqu'il se déroba. Tu dois comparaître devant le Grand Conseil demain matin. Garde tes forces. Ils ne seront pas tendre avec toi.

                -Que le S'saka me prenne en pitié. S'il y a une chose dont je suis sûr qu'ils seront d'accord, Maka'aniens tout comme S'sasadiens, ce sera le mépris qu'ils m'accorderont. 

                Ra'ul finit son soupir dans sa tasse de tsera'ja et Erwan lui serra l'épaule en un geste de soutien. Il ne pourrait pas assister au Grand Conseil, il était revenu trop tard pour pouvoir y être inscrit, et son ami allait devoir faire face à la hargne et au mépris que les deux rals orionisaniennes éprouvaient pour un sang-mêlé. Il n'y aurait que le généralisme s'sasadien, Teras'ki, qui s'était lié d'amitié avec l'Hybride lors de leurs enfances, pour le soutenir.

                -Tu devrais aller te coucher, conseilla Erwan lorsque l'Hybride eut fini son tsera'ja. Nous sommes peut-être aligné sur la Mere'taya de Maka'an, il n'en reste pas moins que l'aube viendra vite. A quelle heure est fixé le Grand Conseil ?

                -A la douzième heure du jour. Mais je ne peux me retirer maintenant car j'attends également Teras'ki ce soir et il n'est pas encore venu.

                Le visage vaguement humain de l'Hybride se tordit d'inquiétude. Cette absence d'impassibilité faciale était l'une de ses différences les plus marquantes avec un S'sasadien de pure souche.

                -Il n'est pas coutumier du retard. J'espère que rien ne lui est arrivé. J'ai entendu dire que le généralisme Ke'or avait amarré son vaisseau à Haut-Port dans la seizième heure du jour d'hui.

                -Pourquoi relies-tu le généralisme maka'anien avec le retard inaccoutumé de Teras'ki ? demanda Erwan en fronçant les sourcils. Ce que sous-entendait Ra'ul était mauvais, très mauvais même, pour les relations entre S'sasan et Maka'an.

                -Parce que Ke'or est connu pour sa haine des S'sasadiens. Tu le connais pourtant. Il n'était guère différent à l'époque que maintenant.

                Erwan se rencogna dans son fauteuil. Maintenant que Ra'ul lui en parlait, il se souvenait de Ke'or. Lorsqu'il était allé sur Maka'an avec son père pour la première fois, le généralisme en charge de la planète les avait accueillis au nom des Anciens maka'aniens. Il avait souvenir d'un Maka'anien au corps musclé d'un poil roux blanchi qui leur avait parlé sèchement et leur avait reproché de venir de S'sasan. Une lourde colère brillait dans ses yeux sans iris tandis qu'il parlait.

                -Mais en quatre-vingt dix ans, Ke'or n'a rien fait pour annuler la trêve or tu sais mieux que moi que vos deux rals n'attendent d'une étincelle pour s'enflammer.

                Ra'ul haussa un sourcil dubitatif. Il semblait déçu par le manque de perspicacité d'Erwan. Le capitaine soupira et se passa une main lasse sur le visage. Il aurait dû se faire une tasse de tsera'ja pour lui également, même s'il craignait de ne plus réussir à fermer l'œil s'il en buvait une maintenant. Le tsera'ja était une boisson bien plus forte que le thé ou le café terrestre et un organisme humain mettait entre six et huit heures orionisaniennes à l'assimiler totalement.

                -J'ai un long voyage dans les os, là, Ra'ul. Pardonne-moi de ne pas être un fin politicien. Reprenons… Ke'or est généralisme depuis…   

                Erwan s'arrêta et tourna la tête vers Ra'ul qui lâcha du bout des lèvres la réponse.

                -Son contrat avec la Mak'ka a vécu soixante Mere'ayë maka'aniennes.

                -Bien. Donc Ke'or est généralisme depuis soixante ans et il n'a jamais tenté une seule action contre S'sasan… Sauf peut-être ne jamais mettre un pied sur Masdra'Kul et envoyer des ambassadeurs au compte-goutte.

                -Tu commences à comprendre pourquoi je trouve sa soudaine arrivée sur un destroyer habilement camouflé en vaisseau-croisière rempli de diplomates plutôt inquiétante.

                -Toutefois Masdra'Kul n'existe que depuis dix années, ce qui n'est qu'un sixième de son temps de contrat. Peut-être lui a-t-il fallu un temps d'adaptation ?

                Ra'ul lui sourit franchement, amusé par sa question.

                -C'est ce que j'aime dans mon sang humain, mon ami. Vous avez une capacité à l'optimisme tout à fait fascinante. Malheureusement je crains que les plans de Ke'or soient plus tournés vers la guerre que tu ne le crois et que sa venue à Masdra'Kul en ce moment précis n'est qu'une réaction à la nomination de Teras'ki au contrat avec le S'saka. Un jeune généralisme pacifiste ne peut que lui causer de l'inquiétude.

                -Et bien, si tu as raison, je te souhaite bon courage demain avec ce va-en-guerre. Il te mettra des bâtons dans les roues rien que pour empêcher une possible alliance entre S'sasadiens et Maka'aniens.

                -C'est ce que je crains en effet, acquiesça Ra'ul en un souffle attristé.

                La sonnette d'entrée se fit entendre et Ra'ul se précipita ouvrir la porte à son invité. Teras'ki n'était pas venu seul. Un très jeune S'sasadien aux écailles d'un gris foncé portant la longue tresse composite des guerriers suivait de près son généralisme en tentant vainement de paraître confiant. Ce craquellement dans son impassibilité renseigna Erwan sur son jeune âge bien plus que l'éclat brillant des écailles lustrées avec soin ou la peau lisse du visage juvénile.

                Le jeune guerrier croisa son regard qui s'éclaira quelques instants avant qu'il ne s'occulte derrière le voile interne de ses yeux. Mais Erwan avait eu le temps d'y lire admiration et joie. Il sourit doucement ; voilà encore l'un de ses fervents admirateurs.

                -Je vous pries de m'excuser d'être venu si tard, mes amis, dit Teras'ki en prenant place près de Ra'ul qui s'était rassis sur le fauteuil qu'il occupait avant qu'il n'arrive. Le généralisme fit signe à son comparse de venir les rejoindre, ce qu'il fit avec hésitation, semblant intimidé d'être en présence de si grands noms.

                -Kirals'ki est la raison de mon retard, dit-il en l'indiquant. Je suis passé le chercher en apprenant qu'Erwan était revenu à Masdra'Kul et nous nous sommes heurtés à la foule qui remontait la Grande Avenue vers le premier niveau.

                Erwan vit nettement Ra'ul se rasséréner à cette explication ; Ke'or n'était en aucun cas impliqué dans l'affaire. Le capitaine détourna son regard sur le jeune S'sasadien qu'il sonda sans mot dire.

                -Si tu as fait un tel détour pour le chercher à l'annonce de mon retour, c'est que tu voulais me le présenter, dit-il finalement en se penchant vers Teras'ki auquel il dédia un coup d'œil interrogateur. Le généralisme lui répondit par une légère courbe des lèvres qu'il prit comme un sourire. Décidé à tirer cette histoire au claire, il pivota la tête vers la seule personne susceptible de lui répondre devant le mutisme de Teras'ki.

                -Qu'avez-vous de si spécial, Kirals'ki, pour que le généralisme lui-même vous mène à moi ? demanda-t-il avec un sourire amusé qui s'accentua quand le jeune S'sasadien tressaillit perceptiblement à sa question directe. Son premier instinct fut de s'occulter à nouveau puis il se figea et abaissa les voiles pour montrer l'entièreté de ses sentiments en un geste volontaire.

                -Je suis au sommet de ma promotion, Capitaine O'Conell. Je pourrai obtenir un haut poste dans l'armée s'sasadienne, malgré mon jeune âge, mais je ne désire pas devenir soldat. On nous enseigne la haine des Maka'aniens et l'échec de toute relation diplomatique or je pense, comme mon généralisme ci-présent, que nous devons suivre les conseils de MickKa et chercher à passer outre les vieilles rancœurs.

                Kirals'ki s'arrêta, visiblement perdu dans ses pensées qu'il n'arrivait pas à formule. Erwan se sentit étrangement touché par la vulnérabilité que le S'sasadien acceptait de bonne grâce de montrer alors qu'il pouvait tout à fait s'occulter.

                -Je… Voyez-vous, Capitaine, malgré toutes mes belles paroles, je… je n'arrive pas à oublier les préjugés et les rancœurs dans lesquelles j'ai baigné depuis que je suis né. Si je vois un Maka'anien dans la rue, je… je crains que mon premier réflexe ne soit de l'insulter et de porter les mains à mes armes.

                -Le carcan de vos sociétés, que ce soit sur Maka'an ou S'sasan, est encore très présent, le rassura Erwan. C'est seulement depuis peu que des jeunes, comme vous Kirals'ki, ont le courage d'essayer de s'en défaire. Comment pourrai-je vous y aider ?

                Le jeune S'sasadien s'occulta quelques secondes, remettant en ordre ses idées, puis il posa un regard particulièrement sincère sur l'Humain.

                -Je sais qu'il vous manque un pilote de chasseur dans votre équipage, Capitaine. Je sais également que vous avez un Neran à votre service… Me laissez rejoindre votre équipage, Capitaine, c'est ce que je vous demande.

                Erwan cligna des yeux et se tourna vers Teras'ki qui observait la conversation d'un air impassible que ne le trompa pas. Il était fier de son protégé et le soutenait dans son action.

                -Le meilleur de sa promotion, hein ?

                -Il sera certainement meilleur que moi dans l'art du maniement des fes'sak lorsqu'il aura mon âge. J'espère qu'un contrat sur ta frégate lui fournira l'expérience qu'il lui manque.

                Cette fois-ci, Kirals'ki s'occulta pour cacher à ses aînés la gêne et la fierté que le commentaire de son généralisme entrainait chez lui. Erwan retint un sourire canaille à la Jaim qui n'aurait certainement pas perdu l'occasion de lancer une boutade au plus jeune.

                -Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous rejoignez mon équipage, Kirals'ki. Allez voir, demain vers la quinzième heure, mon copilote Jaim Austen. Il vous fera remplir un contrat d'essai de six mois qui pourra être renouvelé à votre demande.

                -Je vous remercie, Capitaine, dit Kirals'ki en s'inclinant profondément devant lui en signe de respect. Je vais me retirer maintenant. Bonne nuit, messieurs.

                Une fois qu'il fut parti, Teras'ki se redressa sur son siège et croisa ses deux paires de bras. Son geste lui procura toute l'attention de ses deux interlocuteurs.

                -Vous êtes sans doute au courant de l'arrivée du généralisme Ke'or.

                -Nous parlions de lui en t'attendant, acquiesça Ra'ul, sans pour autant lui parler de ses inquiétudes quant à une possible attaque de Ke'or sur la personne de son ami.

                -Il sera présent demain au Grand Conseil. Malgré son arrivé tardive, son rang l'a automatiquement inscrit sur la liste. Et je crains que sa présence ne nous desserve.

                Le généralisme s'sasadien riva ses yeux sans iris sur le chercheur hybride.

                -Il va falloir jouer serrer, mon ami. Je connais tes hypothèses, et aux vues de vos yeux cernés d'inquiétude, elles se sont avérées vraies, et je ferai mon possible pour que tu puisses parler au Grand Conseil. Mais je dois intervenir en premier et toi te faire discret, jusqu'à ce que je te fasses signe de prendre la parole. Si Ke'or te remarque avant que je ne puisses le faire, nous aurons perdu la manche. Il ne laissera jamais un Hybride s'sasadien parler en égal à des hauts représentants de Maka'an.

                -Je ne parlerai donc qu'à ton ordre, assura Ra'ul. Ses épaules basses indiquaient sa grande lassitude et Erwan sentait ses propres yeux papillonner de fatigue.

                -Je vais rejoindre ma demeure pour la nuit, dit Teras'ki en se levant de son fauteuil. Allez donc vous coucher, mes amis, avant de vous endormir dans ces positions inconfortables qui ne manqueront pas de vous tordre le cou.

                Ra'ul l'accompagna jusqu'à la porte lorsqu'il prit congé puis Erwan jusqu'à sa chambre devant laquelle ils se séparèrent. Arrivé aux pieds du lit confortable qui régnait au milieu de la pièce, le capitaine ôta bottes, ceintures et chemise en baillant à s'en décrocher la mâchoire, puis se cala entre les draps où il accueillit le sommeil à bras ouverts.  

3: Partie I : Masdra'Kul - Chapitre 2
Partie I : Masdra'Kul - Chapitre 2

Chapitre 2

 

                Ke'or renifla, méprisant, devant le brouhaha qui avait pris possession de la Salle des Conseils. Depuis l'annonce de Conseils diplomatiques entre les deux rals, il s'était imaginé une assemblée solennelle et silencieuse et il se retrouvait au sein d'un vrai capharnaüm de haine et d'insultes avec quelques fois des idées qui se frayaient difficilement un chemin et auxquelles presque personne ne tendait l'oreille. Le généralissime maka'anien cacha son immense sourire derrière le poing qui soutenait sa tête. Le Grand Conseil s'enlisait dans de vains reproches, aucun des deux camps ne voulant même commencer à dialoguer avec l'autre. Lui qui craignait une possible puissance diplomatique s'apercevait avec joie que Masdra'Kul n'était qu'un mythe qu'un Humain avait cru pouvoir réaliser.

                -J'ai vu tout ce qu'il y avait à voir. Nous partons, dit-il à ses familiers en se redressant. Ils ne pipèrent mot et se levèrent à leur tour dans un bel ensemble. Ke'or ne retenait plus son sourire victorieux. Il était venu analyser en personne le danger que pouvait représenter les Conseils de Masdra'Kul pour ses projets et ils étaient loin d'être une épine embêtante. Peut-être même pourrait-il les tourner à son avantage. Il lui suffirait d'attiser les rancœurs qui les déchiraient…

                -Silence ! cria soudain une voix imposante malgré son apparente jeunesse, perçant le boucan formé par ses pairs. Il semblerait que Ka Ke'or désire parler devant le Conseil.

                Le généralissime se figea et riva son regard calculateur sur le jeune S'sasadien qui venait de parler. Ses écailles présentaient d'élégants rinceaux bleus et verts qui le distinguaient de ses semblables et lui indiquèrent au même titre que sa tenue de qui il s'agissait. Il retint un mouvement d'humeur tandis que le brasier brûlant de son instinct guerrier se réveillait.

                -Je vous remercie, Ka Teras'ki, pour votre intervention.

                Tous le regardaient, soudainement silencieux, attendant ses prochaines paroles. Ke'or garda un air impassible, se refusant à perdre son sang-froid. Il devait s'avouer qu'il était nettement plus intéressé que quelques secondes plus tôt. Etudier son jeune rival était une autre des raisons à l'avoir mené à Masdra'Kul et si, jusqu'à présent, Teras'ki lui avait semblé inoffensif, il revoyait désormais son appréciation. Le jeune S'sasadien, qui s'était tenu tant en retrait qu'il l'en avait oublié, était intervenu au meilleur moment pour lui mettre des bâtons dans les roues.

                Faisant signe à ses familiers de reprendre place sur leurs sièges, il s'avança sur l'estrade circulaire dressée à l'intention des orateurs et se lança en accompagnant son discours d'un grand mouvement de bras circulaire qui engloba la salle richement décorée

                -Je ne suis pas un coutumier de la belle Masdra'Kul mais je ne peux renier son évidente grâce. Tant de luxueux apparent me coupe le souffle et mes yeux se régalent encore de la beauté des lumières allumées en mémoire du grand MickKa.

                La plupart des dignitaires présents hochèrent la tête, abondant dans son sens, qu'ils soient Maka'aniens ou S'sasadiens. Ke'or retint de justesse un crachat dégoûté. Ces fous ne se rendaient même pas compte de l'idiotie dont ils faisaient preuve en vénérant un simple Humain.

                -Mais je me dois vous avouer ma déception à l'écoute de ce Conseil, reprit-il en perdant son ton mielleux au profit du mépris. Où sont la Paix et la diplomatie dont j'ai ouï-dire depuis Maka'eska elle-même ? Pour tout vous dire, je suis las de vos jérémiades et mon mouvement que mon confrère a pris pour une demande de parole n'était en fait qu'un départ loin de cette session aussi inutile que bruyante.

                Si Teras'ki resta de marbre, il eut nombre de dignitaires pour rougir de colère devant ses propos et le foudroyer du regard. Pas seulement des S'sasadiens mais également des Maka'aniens qui ne lui étaient pas fidèles et qui se croyaient supérieurs à lui au sein des Conseils de par leur ancienneté de résidence à Masdra'Kul. A ceux-là, il ne daigna pas même un regard. Ces traîtres qui se vendaient aux S'sasadiens ne méritaient que son courroux et il les punirait comme il se devait une fois son projet réalisé.

                Teras'ki monta à son tour sur l'estrade et Ke'or se désintéressa en l'instant des Maka'aniens dissidents. Charismatique et fier dans la tenue cérémonielle des généralissimes - cette courte tunique rembourrée ornée aux épaules d'un kerah doré et portée sur un bas serré aux hanches par un large ceinturon - le S'sasadien cheminait avec un quelque chose qui faisait converger les regards vers lui. Il n'avait pas, certes pas, l'allure du vieux Kaba'enKa, pas encore du moins, mais sa fraîcheur incarnait une nouveauté que Ke'or savait être dangereuse pour son projet. Ces jeunes à espérer la Paix étaient de plus en plus nombreux et cet auditoire écouterait le discours d'un chef de l'envergure de ce Teras'ki.

                Son voyage jusqu'à Masdra'Kul n'aura donc pas été vain. Il savait désormais qu'il devait abattre ce jeune rival avant qu'il ne puisse fédérer les foules sous sa ligne de conduite.

                -Ka Ke'or parle durement mais la vérité est souvent crue, commença Teras'ki d'un ton qui apaisa les colères. Mes frères, mes sœurs, nous nous agitons inutilement sans rien tirer de nos cris. Mais que Ke'or se rassure, de nobles décisions sortent parfois de nos conférences.

                 -Alors dites-moi, Ka Teras'ki, quand commencerons-nous à parler de ce qui est réellement important ? interrogea Ke'or en modulant juste ce qu'il fallait de sarcasme. Lorsque les Trois Soleils se seront par deux fois levés là-bas chez nous et que les lampadaires à nova de Masdra'Kul auront faits deux tours ?

                Il secoua la tête en affichant une moue déçue.

                -Je crains de m'en être reparti à Maka'eska depuis longtemps. 

                Teras'ki sourit doucement et cette fracture volontaire de son masque d'impassibilité déstabilisa assez Ke'or pour qu'il reste muet alors que son confrère parlait.

                -Que dîtes-vous de commencer céans, Ka-Gwaha ? Pour la première fois depuis le début des guerres entre deux rals, il y a deçà trois mille ans déjà, les deux généralissimes se rencontrent sur un terrain neutre. Vous incarnez l'autorité de Maka'an et moi celle de S'sasan. Si nous tombons d'accord, ce sera l'ensemble de nos rals qui le serons.

                Ke'or fronça son nez sous l'effet de la colère, manquant de peu de découvrir les dents, et sa queue battit l'air une fois. Il sentit la tension dans la salle monter rapidement et ses poils s'hérissèrent sur sa nuque, se dressant en sa crinière blanche qui se découpa férocement sous l'éclat rougeoyant de ses tresses d'un roux foncé. Même Teras'ki frémit jusqu'à faire s'entrechoquer ses griffes de pouce sur le sol et s'occulta rapidement derrière ses voiles oculaires pour ne pas laisser filtrer la moindre trace de faiblesse.

                -Vous êtes bien présomptueux, Ka-Gwaha, gronda Ke'or, menaçant, crachant le dernier mot avec tant de mépris que des sifflements coléreux s'élevèrent chez les S'sasadiens. Qu'ils sifflent ! ragea-t-il en son for intérieur. Je ne suis pas et ne serai jamais le frère de ce bâtard s'sasadien !

                -Que Ka Ke'or pardonne ma langue trop prompte, s'excusa Teras'ki d'une voix neutre. Ses yeux étaient devenus implacables et même ses voiles oculaires ne pouvaient cacher leur froideur. Le généralissime maka'anien se rengorgea : la haine de Teras'ki ne ferait que le servir d'autant plus. Il était plus facile de mener dans son piège un ennemi aveuglé que décidé à chercher une entende qui pourtant était impossible.

                Sa crinière s'abaissa visiblement et la tension décrut à un niveau plus supportable. Les gardes rapprochées des généralissimes retirèrent leurs mains de leurs fes'sak ; ils avaient été si proches de dégainer et de déclencher une nouvelle guerre.

                -N'ayez crainte, j'accepte de bonne grâce vos excuses, Ka Teras'ki, sourit Ke'or sans cacher sa condescendance. Après tout, l'impétuosité fait partie intégrante de la jeunesse.

                Il eut le plaisir de voir Teras'ki frémir sous l'insulte malgré son occultation. Mais le S'sasadien se reprit rapidement et revint à la charge avant qu'il n'ait eu le temps de l'achever.

                -C'est pourtant cette impétuosité que vous décriez qui a souvent permis à nos rals de survivre. Car si les vieilles générations restent ancrées dans le passé, les jeunes se tournent vers ce qu'ils ne connaissent pas encore pour assurer un avenir meilleur.

                Toute la salle sentit le changement subtil qu'il eut dans le ton de Teras'ki. Là où il n'avait que commencé à renvoyer le sarcasme de son vis-à-vis, il avait enchaîné sans interruption, avec fluidité, comme s'il s'agissait de la continuité évidente de son propos alors qu'il parlait désormais avec passion. Sans le forcer en aucune mesure, il avait brillamment mené le Grand Conseil exactement là où il voulait l'amener depuis le début de la session. Et Ke'or avait suivi sans même s'en rendre compte, fonçant dans le piège avec la stupidité d'un vieux Karao'lar brun castré.

                Il expira doucement son excédent de colère et riva son regard au noir insondable sur l'autre généralissime qui souriait. Son cœur s'emballa dans la seconde, rempli d'une rage qu'il eut peine à maîtriser alors qu'en face de lui son rival souriait plus encore, tordant son visage plat, ce qui aurait dû être un masque d'impassibilité transformé en une face suffisante. Ke'or ne savait comment réagir devant un S'sasadien si prompt à montrer ses sentiments. Ce n'était pas un manque de sang-froid, ou une mauvaise maîtrise de l'occultation ; Teras'ki possédait grandement l'un et l'autre tel qu'il l'avait démontré dans son habilité à mener le Grand Conseil.

                Ke'or comprit qu'il avait perdu la bataille : il ne pouvait présentement récupérer l'ascendance sur la session sans mettre à mal sa réputation. Ce qui ne l'empêchait pas d'attendre une faille chez son ennemi. Alors qu'il restait muet, le Grand Conseil suivait avec intérêt Teras'ki qui continuait de parler :

                -J'aimerais vous présenter un vieil ami dont les recherches l'ont mené à découvrir une vérité qui, sans conteste, nous concerne tous.

                Le généralisme s'sasadien se retourna et tendit la main vers un individu que sa prestance sur l'estrade cachait jusqu'alors.

                -Veuille t'avancer et présenter ta thèse au Grand Conseil de Masdra'Kul, Ka-Gwaha Ra'ul.

                Le saisissement de Ke'or fut si grand qu'il ne put que rester figé, la bouche semi-ouverte sur un souffle choqué, alors qu'un Hybride montait sur l'estrade se positionner aux côtés de Teras'ki.

               

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                Au premier regard, cet Hybride ne payait pas de mine. Comme tous ceux nés d'une union avec ces misérables Humains, jugea Ke'or. L'indignation hurlait dans son esprit et son sang bouillait de colère à voir cette erreur de la nature siéger à la même place qui était la sienne. Il voulut redescendre de l'estrade et enfin quitter ce conseil ridicule mais un seul regard circulaire à la salle le fit changer d'avis. Tous, qu'ils soient S'sasadiens ou Maka'aniens, le regardaient en attente de sa prochaine action et le jugeraient en fonction de celle-ci ; il ne pouvait agir inconsidérément.

                Ses griffes crissèrent sur le sol de kerah alors qu'il se forçait à se tourner vers l'Hybride, un simple reniflement trahissant le mépris qu'il avait pour lui.

                - Je suis Ra'ul de Masdra'Kul.

                Un frisson d'étonnement parcourut l'assemblée pour une fois unanime du Grand Conseil. L'Hybride était clairement un demi-S'sasadien mais, loin de revendiquer son appartenance à S'sasan et se rapprocher de sa ral orionisienne, il affirmait haut et fort son métissage… et avouait ses racines coupées. Plus qu'un Hybride, ce Ra'ul était un orphelin, sans père auquel référer sa grandeur, sans mère à laquelle faire remonter sa lignée. Ke'or ne prit même plus la peine de cacher son mépris qu'il savait partagé par une grande partie du Grand Conseil, si ce n'était l'ensemble hormis Teras'ki et ses suivants.

                - En quel droit prends-tu donc la parole au même titre que les généralissimes, Hybride ? gronda le vieux Maka'aniens en s'approchant d'un pas lourd de Ra'ul. Son vis-à-vis se figea et il lut la peur dans son regard, bien qu'il ne se recule pas. Loin d'être un lâche ou un inconscient, ce Ra'ul était conscient de ses faiblesses… et de ses forces. Ke'or nota du coin de l'œil que Teras'ki avait rapproché sa main de ses fes'sak et qu'il s'était voilé alors que même son emportement n'avait réussi à lui faire perdre sa sérénité. L'Hybride lui était assez précieux pour qu'il pense un infime instant à déclencher une guerre pour le protéger. C'était là quelque chose qu'il pouvait utiliser contre son ennemi.

                - Que Ka Ke'or pardonne mon insolence mais je me dois de le reprendre. Si je parle aujourd'hui, c'est seulement par la grâce du généralissime Ka Teras'ki. Jamais je n'aurai à la pensée de me dresser à la hauteur des glorieux généralissimes.

                Ce disant, l'Hybride baissa sa face marquée de traits humains et lui présenta sa nuque en signe de soumission. Il se devait d'accepter son offrande sous peine de paraître trop imbus de sa propre personne. La politique des siens, c'était comme filtrer avec  l'Ethera : la moindre erreur vous était fatale.

                Alors il s'avança sans animosité apparente et attrapa la nuque offerte dans une poigne ferme mais inoffensive.

                - Parle donc, Hybride, et sois prompt !

                - Je vous remercie, Ka Ke'or, d'allier votre invitation à celle de Ka Teras'ki, dit humblement l'Hybride qui se laissait maintenir par la nuque bien plus longtemps que cela n'aurait dû. Ke'or le lâcha juste avant que la tension ne fasse agir Teras'ki et lui adressa un sourire goguenard lorsqu'il fit un pas vers lui sans n'avoir plus rien à lui reprocher. A son grand plaisir, le jeune généralissime se voila en la seconde, inquiet de le voir déceler sa colère.

                Indifféremment à leur échange de regards houleux, Ra'ul se dirigea au bord de l'estrade et y coinça ses griffes de pouces. Le claquement qu'elles produisirent ramena sur lui l'intention de toute l'assemblée, y compris des généralissimes. Et Ke'or siffla bassement devant la posture fière de l'Hybride. S'était-il humilié un instant plus tôt, il irradiait maintenant de prestance et le Grand Conseil était prêt à écouter ce qu'il avait à dire.

                - S'sasan et Maka'an se font la guerre depuis une éternité de siècles. Mais elles n'ont jamais été plus en danger qu'aujourd'hui. Car une grande menace se profile à l'horizon et ils nous engloutira tous : S'sasadiens, Maka'aniens et Masdra'Kul elle-même.

                Ils furent plus d'un dans l'assemblée à laisser expirer un souffle surpris ou horrifié avant de réussir à se voiler efficacement. Il y avait tant de certitude dans la voix du jeune Hybride qu'elle en poussait à croire ce qu'il disait.

                - Explique-toi ! tonna Ke'or en attrapant son épaule pour le retourner vers lui. Mais Ra'ul ne se laissa pas cette fois molester et son corps resta droit et rigide à sa place. Seuls ses yeux si humains et expressifs se tournèrent vers lui.   

                - La supernova nous menace comme elle a menacé autrefois nos pères.

                Une véritable explosion de cris et de réclamations succéda à ses paroles. Le Grand Conseil tout entier s'insurgeait contre cette nouvelle surréaliste. Les dispositifs Sseta'nar étaient toujours en place. Maka'an et S'sasan étaient sauves.  Ou alors l'une avait-elle pris le contrôle d'un dispositif ? Les Conseils de Masdra'Kul n'étaient-ils qu'une farce ? Plus d'une main se dirigea vers la garde d'un fes'sak ou d'un pistolet à plasma.

                - Assez ! rugirent d'une même voix les deux généralissimes et l'assemblée se figea à cette ordre commun. Ke'or et Teras'ki se regardèrent, autant surpris l'un que l'autre d'avoir agi de concert. Teras'ki voulait empêcher une nouvelle guerre de débuter par quelque action inconsidérée. Ke'or ne voulait pas déclencher un chaos incontrôlé qui retarderait inutilement ses propres plans. Leurs intérêts ne pouvaient pas être plus différents mais ils se rejoignaient en cet instant.

                 Dans toute cette agitation, Ra'ul était seul à rester impassible. Sa queue fine balaya le sol et claqua deux fois pour obtenir une nouvelle fois l'attention.

                - Grand Conseil, calme tes peurs. Les dispositifs Sseta'nar de nos pères sont saufs. Nos Soleils ne craignent rien. Mais il existe d'autres étoiles qui s'approchent de la supernova et si elles atteignent, nous serons tous engloutis par les dernières lueurs de leur agonie !

                Il se tut sur son emphase et Ke'or ne put qu'admirer son sens du discours. Le Grand Conseil était à la merci de ses mots, attendant tout en redoutant ce qu'il pourrait bien ajouter. Ils étaient tous prêts à le croire ; et dans son cœur, Ke'or l'était lui aussi.

                - Nous avons été depuis trop longtemps seulement concentrés sur nos deux planètes et leurs trois Soleils. Mais, tout comme nous ignorions l'existence de la ral humaine, nous ignorions également que notre Système compte quatre autres étoiles. Et des recherches ont prouvé que leur mort surviendra dans moins d'une dizaine de saisons. La fusion du néon s'est pratiquement terminée. Deux de ces étoiles sont à la limite de la fusion de l'oxygène et quand viendra, en très peu de temps, la fusion du silicium, il sera trop tard pour agir

                - Qui ? l'interrompit Ke'or. Qui affirme ces résultats ?

                Si la réponse de l'Hybride ne convenait pas au Grand Conseil, il cesserait d'être écouté.

                - Ka Erwan O'Conell le Seras'ka, répondit calmement Ra'ul. Il a mené lui-même sa frégate jusqu'à ces étoiles pour effectuer des relevés.

                Des murmures coururent dans l'assistance. Les échos joyeux du retour du Multi-Nid la veille même étaient montés jusqu'au Haut Port. Si le Seras'ka était impliqué, alors il fallait croire les dires de Ra'ul. Ke'or tordit son nez de dégoût. Que la parole de cet Humain soit force de loi au Grand Conseil… il ne pouvait pas l'accepter.

                Ce troupeau de Karao'lars bruns castrés commençait sérieusement à l'agacer. Il fit un signe discret à ses familiers.

                - Il nous faut recréer les dispositifs Sseta'nar ! continuait l'Hybride avec enthousiasme. Ke'or tapa d'une patte au sol et le son clair de sa griffe fit tressaillir Ra'ul qui se tourna vers lui avec un début de terreur au fond du regard. Avait-il compris ce qui allait advenir ? Ke'or ne le savait pas mais il lui plaisait de le penser. Ainsi se délectait-il davantage de sa victoire.

                - C'est tout ? demanda-t-il, faussement mielleux. Tout ce que S'sasan a trouvé pour obtenir l'accès aux trésors de Maka'an ?

                - No…on… , bégaya l'Hybride en tendant ses mains vers lui, comme pour retenir ce qui lui échappait aussi vite. Ke'or gronda et dressa sa crinière, le faisant sauter en arrière vers Teras'ki qui s'interposa.

                - Ces insinuations sont graves, Ka Ke'or.

                Il y avait tant de colère contenue en lui que ses voiles ne suffisaient plus à la cacher. Ke'or lui sourit méchamment et embrassa la salle du bras, prenant à témoin le Grand Conseil.

                - Et qu'est-ce que sera la prochaine demande, Ka Teras'ki ? D'envoyer une délégation à Maka'eska, au cœur même de Maka'an, là se trouve les commandes de notre dispositif Sseta'nar ?

                Il n'en fallut pas plus pour faire sauter sur leurs pattes tous les Maka'aniens présents dans la salle - et ses familiers en premier qui excitèrent la peur de leurs congénères. Les feulements de rage et leurs cris à la trahison firent à leur tour se lever les S'sasadiens ; le Grand Conseil se déchirait sous l'œil appréciateur de Ke'or.

                - Et vous, S'sasadiens, continua Ke'or, imperturbable aux efforts de Teras'ki pour lui prendre la parole - efforts qui passaient inaperçus dans le brouhaha. Allez-vous laisser cette créature, engeance métissée, n'appartenant pas à S'sasan, mener votre ral dans les affres d'une nouvelle guerre ? Ne voyez-vous pas que votre généralissime est leurré par cet avorton d'Hybride ?

                Les crissements outragés des S'sasadiens se joignirent aux feulements enragés des Maka'aniens et Ke'or sourit avant de faire demi-tour, n'adressant pas même un regard à Teras'ki. Il avait gagné cette bataille-ci et son ennemi le savait certainement, à en voir son attitude soumise alors qu'il gardait la bouche close, dévisageant avec un désespoir perceptible le Grand Conseil vociférant.

                Et il gagnerait la guerre. Mais de cela, Teras'ki ne s'en doutait pas encore.

 

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                Revenu au Gana'har, Ke'or ne retint plus son sourire d'autosatisfaction. S'il avait perdu son ascendance sur le Grand Conseil en sous-estimant dans un premier temps Teras'ki, il avait fini par porter un coup magistral aux rêves idiots de Paix nourris par ces faiblards peuplant les Conseils inutiles de Masdra'Kul. Et pour cela, il ne lui avait fallu que réveiller les peurs et la méfiance plurimillénaires qui ne dormaient qu'en surface et n'attendaient qu'une occasion pour s'enflammer à nouveau. Un sourire sardonique dévoila ses crocs alors que ses yeux brillaient d'amusement : sa politique de sabotage des Conseils de Masdra'Kul n'en était qu'à son début.

                Il n'aurait jamais cru que S'sasan puisse aller aussi loin que Teras'ki venait de le faire. Agiter l'antique terreur de la supernova pour amener les deux rals à s'allier pour contrer cette menace était plus qu'indigne. Mais cela ne le surprenait pas outre mesure : il savait déjà que les S'sasadiens n'avaient aucun honneur. Le petit Hybride par contre était surprenant. Même lui avait presque été sur le point de le croire tant son discours avait été digne d'un grand orateur. Lui non plus, Ke'or ne ferait plus l'erreur de le sous-estimer.

                Une fois à l'abri des regards dans les flancs épais du Gana'har, Ke'or relâcha sa frustration en un sifflement sauvage et une écarlate crinière qui se déploya dans toute son envergure. Ses familiers frissonnèrent et se tinrent prudemment loin de lui mais le généralissime tint sa colère et se dirigea vers les étages inférieurs du vaisseau, sa crinière s'apaisant à chacun de ses pas.  Il entendit distinctement les soupirs rassurés de ses suivants et ne put retenir un sifflement agacé. Lorsqu'il sortait dehors, il devait maintenir cette illusion de diplomatie et ne prendre à ses côtés que les plus faibles de ses familiers, ceux-là même que les Anciens de Maka'eska lui avaient confié pour mener à bien sa mission… ou plutôt le surveiller et lui mettre des bâtons dans les roues si ses projets venaient à déplaire aux plans des Anciens.

                Ke'or ricana sombrement en s'enfonçant dans les entrailles du Gana'har. Au creux du ventre de son vaisseau se trouvait ses véritables alliés, des Maka'aniens au cœur honorable et dont le désir de mettre à bas S'sasan équivalait le sien. Les soldats avec lesquels il mettrait fin au cycle des guerres en remportant avec éclat la dernière d'entre elles.

                D'ici peu, S'sasan appartiendrait à Maka'an et Ke'or serait le généralissime qui donnerait à la Mak'ka sa vengeance sur le traître S'saka.

                Jël'rean était penché sur une table de travail encombrée de notes et de livres lorsqu'il rentra dans le laboratoire. Le petit Maka'anien s'agitait, fébrile, marmonnant tout seul des propos qui n'avaient que peu de sens pour autre que lui, ses quatre mains s'activant indépendamment sur autant de feuilles qui se noircissaient de l'écriture minuscule du chercheur.

                Ke'or préféra le laissa tranquille tant qu'il était en pleine recherche. Jël'rean était plus que certainement un génie dans son domaine - lui-même ne remettrait pas en cause ce fait - mais il souffrait d'une certaine incapacité en terme de relation sociale. Le couper alors qu'il semblait toucher un point sensible de ses recherches serait, plus que lui faire perdre le fil de ses pensées, attirer sur soi des cris stridents qui n'en finiraient que lorsque le chercheur aurait trouvé un autre os à ronger.

                Alors qu'il se dirigeait vers l'ordinateur central du laboratoire, avec l'idée de regarder où en étaient les recherches, il vit Hal'kael se diriger vers lui d'un pas crispé.

                - Il y a un problème, grand généralissime.

                Ke'or se retourna vers son bras droit en haussant un sourcil. Hal'kael ne l'avait pas habitué à de tels mots. Trop méticuleux pour laisser passer la moindre erreur, soit-elle insignifiante, le vétéran assurait au Gana'har une sécurité efficace.

                - Manquerait-il quelque chose à Jël'rean qui mettrait en retard le Projet par rapport aux délais annoncés ?

                Hal'kael dédaigna mais son visage se parait toujours de ce renfrognement du nez caractéristique chez lui que quelque chose lui déplaisait.

                - Jël'rean tient les délais qu'il a promis, généralissime. Mais nous avons eu une alerte dans les soutes.

                Ke'or plissa les yeux, un grondement au creux de la gorge. Hal'kael se décala d'un pas en arrière, lui présentant sa nuque en signe tant de soumission que d'excuses. L'affaire semblait encore plus sérieuse qu'il ne lui avait encore avoué.

                - Parle !

                - Quelqu'un est sorti du Gana'har depuis les soutes. Un passager clandestin, Ka Ke'or. Ou plutôt une passagère.

                Ke'or ouvrit de grands yeux, estomaqué de la nouvelle. Le Gana'har possédait une sécurité qui n'avait rien à envier à celle du Palais des Anciens de Maka'eska. Seul un Ancien pourrait posséder les codes permettant de la détourner.

                - La passagère est sortie peu après vous, généralissime. J'ai envoyé mon meilleur homme à sa suite mais Ur'lak reste pour le moment bredouille.

                - Tu as envoyé le Pisteur lui-même… Que de me dis-tu pas, Hal'kael ?

                Le vétéran garda la tête basse et fit apparaître un hologramme provenant des caméras de surveillance. Un court passage de quelques secondes montrait une Maka'anienne se faufiler rapidement du Gana'har. Et ce qui l'avait trahie, soit elle agile et rapide, avait été son pelage d'ivoire qui avait brillé sous les Lanternes de Masdra'Kul.

                - La fille d'un Ancien, murmura pensivement Ke'or, un certain agacement présent dans la voix. Hal'kael hocha la tête.

                - Ur'lak la trouvera et vous la ramènera sans lui faire le moindre mal.

                - Assure-toi qu'elle n'a rien vu de tout cela, ordonna sèchement Ke'or en englobant du bras le laboratoire. Hal'kael le salua et partit rapidement mener son enquête. Le généralissime se sentait légèrement déçu par son bras droit mais il lui faisait confiance pour retrouver son estime. La situation n'était pas si mauvaise qu'elle y paraissait. Même si la petite souris avait pu approcher la laboratoire, il y avait peu de chance qu'elle y ait compris quelque chose.

                Il afficha distraitement les derniers plans du Projet créés par Jël'rean. A des non-initiés du langage codé du chercheur, ils étaient rien de plus qu'un fouillis de lignes et de symboles cryptés.

                - Je suis dans les délais, Ka Ke'or, souffla une voix rauque dans son dos et il se retourna vers Jël'rean en affichant un petit sourire.

                - Je compte sur vous. Grâce à votre talent, Maka'an écrasera S'sasan à jamais.

                - Il reste des risques, continua le petit chercheur de son ton indifféremment. Des risques que je ne pense pas pouvoir éliminer totalement. Les Anciens ne nous laisserons qu'un seul essai et s'il rate…

                Ke'or le coupa en levant un bras devant lui.

                - Je vous fais confiance pour nous éviter une telle déconvenue, Jël'rean. Après tout, votre génie n'est plus à prouver.

                Le généralissime vit nettement les yeux de son vis-à-vis luire d'arrogance et le frêle Maka'anien s'inclina gracieusement devant lui.

                - Vos flatteries m'honorent, Ka Ke'or. N'ayez crainte, le Projet sera prêt à temps. Et les Anciens ne lui trouveront rien à y redire. Jël'rean vous en fait la promesse.

                - Alors le nom de Jël'rean restera célèbre dans la glorieuse histoire de Maka'an.

                - Je m'en honore déjà, susurra le chercheur en affichant ce sourire retors qui était la seule expression que Ke'or n'avait jamais vu sur ce visage dénué de sentiments. Sans rien ajouter de plus, il s'en retourna à ses travaux, ignorant le repas que ses assistants lui avaient fait amener. Il mangerait quand l'idée se serait frayée un chemin parmi les théories qui dansaient un rythme endiablé dans son cerveau encombré.

                Rasséréné par la nouvelle que le Projet allait bon train, Ke'or éteignit l'hologramme des plans et remonta vers les salles de commande pour s'assurer auprès de Hal'kael que la passagère clandestine n'avait pas pris avec elle des renseignements de valeur. Si tel était le cas, la chasse d'Ur'lak le Pisteur allait devenir moins gentille.

                - Sous peu, S'sasan appartiendra aux Maka'aniens, promit Ke'or alors que le sas du laboratoire se refermait derrière lui, son sourire carnassier faisant frissonner ses propres gardes.