Marie Chastanet
23 rue des fontaines
Toulouse
M. le président du tribunal
Palais de Justice
Toulouse
A Toulouse, le 26 janvier 1978
M. le président du tribunal,
Je m'appelle Marie Chastanet et je vous écris cette lettre afin que vous cessiez cette ignominie qu'est la peine capitale. Votre mémoire n'est pas infaillible, j'en conviens, c'est pourquoi je vais la rafraîchir en rappelant les faits : le 19 décembre 1969, dans la nuit, un homme est abattu froidement. Après plusieurs jours d'enquête, les policiers arrêtent leur suspect, mon père, qui est amené dans votre tribunal, où vous, M. le président, prononcez la sentence : la peine de mort. Cependant, je peux vous assurer, Monsieur, que Pierre Chastanet était innocent.
Je sais ce que vous pensez M. le président : si cet homme était innocent alors il serait encore vivant. Mais « errare humanum est », l'erreur est humaine et des erreurs, la Justice en commet. Je ne vous énumérerai pas toutes les fautes commises par cette institution, toutefois je tiens à vous rappeler l'affaire Christian Ranucci, guillotiné le 28 juillet 1976 alors que son entière culpabilité n'est pas prouvée. M. le président je vous le demande : qui vous donne le droit de tuer ? Serait-ce Dieu ? Pourtant on nous apprend que l'un de ses commandements est « tu ne tueras point ». Ah oui bien sûr ! C'est au nom de la Justice que vous exécutez. Mais la Justice, quelle valeur abstraite ne pensez-vous pas ? Car si l'on suit ce raisonnement n'importe qui peut aller tuer son voisin puis prétendre que c'était au nom de la Justice ! Vous rendez-vous compte de l'exemple que nous donnons à nos enfants ? Moi je vous le dis M. le président, si l'on prend la vie de quelqu'un, même si ce quelqu'un a fait de nombreuses victimes, alors on ne vaut pas mieux que cette personne. Albert Camus a dit « ni dans le cœur des individus, ni dans les mœurs de la société, il n'y aura de paix durable tant que la mort ne sera pas mise hors-la-loi ». Je ne doute pas que vous soyez un homme instruit M. le président, c'est pourquoi je vous recommande l'ouvrage Réflexions sur la peine capitale datant de 1957, dans lequel Albert Camus et Arthur Koestler vous expliqueront bien mieux que moi le mal fondé d'une telle peine. Et parce que vous êtes un homme instruit, je suis persuadée que vous connaissez la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 mieux que cette pauvre fille que je suis. Je me permets cependant de vous rappeler l’article premier : « Tous les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Nous avons tous le droit de vivre M. le président et, croyez-moi ça me coûte de le dire, même les criminels. Le choix de qui vit et qui meurt ce n'est pas à nous de le faire. Surtout que nous privons ainsi certaines personnes d'une chance des plus importantes : le rachat. Je comprends tout à fait que certains ne puissent plus être sauvés, mais quand est-il du pauvre homme ou de la pauvre femme qui a appuyé malencontreusement sur la détente tandis qu'il ou elle se faisait agresser ? La légitime défense ne devrait pas être punie aussi sévèrement, quoi qu'il y ait une limite à celle-ci, j'en conviens également. Je me dois aussi de faire remarquer que la capacité de l'avocat et les préjugés sont à prendre en compte. Nous n'avons jamais été une famille très riche, c'est pourquoi on a donné à mon père un avocat commis d'office, inexpérimenté malheureusement. Et, pour nous enfoncer toujours plus dans le désespoir, il se trouve que mon père avait eu quelques précédents avec la Justice dans sa jeunesse. Rien de très grave, cependant cela a été suffisant pour que, dans l'esprit de tous les acteurs du procès, sauf la défense, l'idée qu'il soit coupable s'implante telle une évidence, alors que tant de preuves manquaient. Comment voulez-vous que Maître Leroy, fraîchement sorti de l'université à l'époque, puisse monter un dossier assez solide pour répondre aux accusations de la partie civile ?
Pensez aussi aux proches de condamnés M. le président. Je vous l'ais dit, nous étions pauvres, même avec un bon père de famille, dévoué et travailleur, alors pouvez-vous ne serait-ce qu'imaginer ce qui s'est produit après ? Ma mère a fait une dépression, mais elle n'avait même pas le temps de pleurer. Il fallait qu'elle nous nourrisse, moi et mon très jeune frère dont je devais m'occuper pendant qu'elle faisait ce qu'elle pouvait. Ma mère, si fière jusqu'à lors, alla même jusqu'à se prostituer pour que nous, ses enfants, puissions vivre. Elle tenta vainement de noyer son chagrin dans l'alcool, mais, vous comme moi, nous savons parfaitement que la boisson ne résout rien. Savez-vous comment elle a fini cette femme au cœur immense qui nous apprenait qu'il faut aimer son prochain et que toutes personnes, même les plus mauvaises, possèdent une once de bonté ? Elle a fini sa vie au fond de la Garonne, noyée par je ne sais quel malade qui, lui, n'a jamais été arrêté. Nous devînmes orphelins et confiés aux bons soins de notre tante, à l'époque encore trop jeune pour avoir deux enfants aussi âgés et qui, pourtant, nous éleva avec la plus grande douceur que l'on puisse espérer. Mais la froideur des gens et leurs préjugés n'ont jamais cessé de me hanter : à l'école j'étais fuie comme une lépreuse, rejetée, et je ne compte plus le nombre d'humiliations que j'ai subies. Et régulièrement je passais des heures à réconforter mon frère, pleurant à chaudes larmes parce qu'il était laissé de côté sans savoir pourquoi. Voyez-vous M. le président, un jour un professeur nous a demandé quelle profession nous voudrions exercer. L'un de mes camarades de classe a répondu instantanément « Juge ! ». Le professeur, qui ne m'appréciait pas vraiment, il faut le dire, m'a alors demandé si, en partant du principe qu'une femme peut devenir juge, il me plairait de juger les gens. Ce que je lui ai répondu je le pense toujours monsieur : « si pour une quelconque raison je devais donner la peine de mort, je crois que je ne pourrais plus jamais trouver le sommeil. », ce qui m'a amenée à souhaiter vous poser les questions suivantes : vous êtes-vous souvenu ne serait-ce qu'un peu de la condamnation de mon père pendant toutes ces années ? Éprouvez-vous parfois du remords pour les décisions que vous avez prises ?
En tant que président du tribunal, vous devez en savoir long sur la nature humaine. Tout comme moi, vous devriez avoir remarqué que l'être humain aime se sentir supérieur aux autres. Je ne suis pas une sainte, je n'échappe pas à la règle. J'ai donc trouvé un moyen infaillible pour me sentir supérieure à tous ceux qui m'avaient traitée de menteuse quand je disais que mon père n'était pas coupable : le pardon. Pardonner est la chose la plus difficile qui soit, cela prend du temps et de l'énergie, mais une fois que c'est fait nous pouvons enfin avancer et vivre, sans craindre les fantômes du passé.
Si je vous ai parlé de mon enfance M. le président, c'est parce que je suis parfaitement consciente de la chance que j'ai eu, dans mon malheur, d'avoir une tante si attentionnée. Mais songez donc à tous ceux et toutes celles qui ont tout perdu et continueront de tout perdre tant que la peine capitale restera. Imaginez ce qui arriverait à votre famille si on vous exécutait.
J'espère sincèrement que ma lettre aura su toucher votre cœur, et je vous conjure d'arrêter de prononcer la peine de mort dans votre tribunal, quitte à affronter la colère de quelques familles dévastées par le chagrin. Ne craignez pas d'assumer vos erreurs « errare humanum est, perseverare diabolicum », il s'agit maintenant de ne plus les répéter. Merci d'avoir lu cette lettre jusqu'au bout.
Veuillez recevoir, M. le président, mes salutations distinguées.
Marie Chastanet.
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