C'est encore une de ces nuits. Une de ces nuits où le tapis de nuages qui couvrent le ciel ne parvient pas à en cacher la couleur écarlate. Une de ces nuits où je n'ai pas le droit à l'erreur.
Les citoyens sont barricadés. Normal. Être dehors signifie mourir. Moi, je glisse un deuxième revolver dans le fourreau attaché à ma cuisse droite. Je me regarde dans le miroir. Je suis prête. Quatre armes sur les jambes, deux dans la ceinture, deux dans les mains, une dague accrochée à chaque poignet, et une épée longue dans le dos. Mes cheveux blonds encore raccourcis pour l'occasion et ma combinaison grise et mes armes ternies pour ne pas briller. J'ouvre la fenêtre et saute.
Une de ces nuits où les mondes se touchent. Où si une créature s'échappe, c'est la fin. La mort, la destruction, la peur, voilà ce qui nous attend. Pourtant, nous nous battons. Il n'y a pas d'autre issue que la défaite. Pourtant, nous nous battons. Tôt ou tard, nous serons ruines, tôt ou tard, nous serons poussière. Pourtant, nous nous battons. La lune est pleine. Encore. Je cours sous la pluie jusqu'au point de rassemblement, devant la forêt. Lionel attend, en mâchouillant sa cigarette éteinte. Lorsqu'il m'entend, sa tête brune se redresse, il se tourne vers moi.
« Ah, Mea. J'ai failli attendre.
-Désolée chef, je vérifiais que j'étais symétrique. »
Ça le fait rire. Il me donne une tape dans le dos et appelle le reste du groupe. Nous nous entassons devant lui, l'air sombre.
« Vous savez tous comment ça marche. Allez-y. Faites vite, faites bien. Massacrez-les jusqu'au dernier. »
C'est tout. Chacun sait quel est son rôle. Nous l'avons répété trop de fois pour l'oublier un jour. Je cours vers la droite, jusqu'au point de rupture dont j'ai la charge. À travers la fine membrane couleur sang qui sépare nos univers, je vois déjà les bêtes se masser. Eux aussi savent où se trouvera la fissure. Je lève mes deux premières armes. Si j'en ai autant, c'est parce que je n'aurais pas le temps de les recharger avant la fin de l'assaut. Personne n'a le temps. Tout se joue sur la rapidité.
J'entends le crissement de la frontière. Tendue comme un arc, je vide mon esprit. Mes yeux perdent leur vie. Comme chaque fois.
Le bruit de la déchirure. Je m'élance, tire, change d'armes, virevolte, tire, évite un coup, deux, tire, change d'armes, me retourne pour éliminer celui qui est passé en rampant, sens la griffure dans mon dos, tire, tire, tire, change d'armes, achève une ombre au sol, lance une dague dans la gorge d'un autre, tire, esquive, tire, tire, tombe sur le dos, la jambe déchirée, lance mon autre dague, me relève, tire, sors mon épée. Fonce, cours, rentre dans la masse grouillante, découpe, tue, tranche, massacre, tombe dans les griffes d'un, sous les crocs d'un autre, me débat, coupe des membres, tombe encore, ensevelie, me redresse pour respirer, me démène, animée par mon arme plutôt que l'inverse. Je dois tuer. Je tue. Je dois trancher. Je tranche. Sans réfléchir, je tombe, me lève, et tue. Dans la confusion, dans la résignation, dans la mécanisation, je tue. Empalée sur la patte d'une de ces choses, je balance mon épée dans tous les sens, je tue. Bientôt, à terre, une jambe arrachée et le ventre déchiré, je m'agite, tue, aveuglée par mon sang, étouffée par mon sang, je tue.
Puis la force me quitte. La paix a remplacé la mort. Ils sont passés. La gardien suivant, derrière moi, va les arrêter. Moi, en première ligne, je suis tombée. Je roule sur le dos pour empêcher mes entrailles de sortir. Je grappille la moindre seconde de vie. Je lève mon bras vers la lune. Il n'est que lambeaux de chair. Je suis sang, et je serai poussière. La brume qui plane sur le sol des ruines s'empare de moi, imprègne mon être, fait partir la douleur. Je vois mes ruines. Je vois ma poussière. La brume serpente, elle m'entoure. Docile, je la suis. J'ai fait mon temps. Je dois partir. Je pars. Elle m'emmène, me caresse, m'apaise, murmure doucement. Ne t'en fais pas, belle brume. Tu peux m'emmener dans un autre monde. Je n'ai pas de regret. Pas un seul. J'ai vécu. Depuis un an, j'ai vécu. Je me sentais bien. Combattre. Le seul moyen d'être réellement en vie. Jusqu'à ce que le combat vous tue. Quand la brume vient vous chercher, elle soigne vos plaies. Elle vous réconforte. Elle vous mène à votre royaume. À votre mort. Cette mort que vous avez mérité en vivant.
Voilà ce que je pense, belle brume. Alors sois tranquille. Je vais tout arrêter. J'ai fini. Ma vie ici est terminée. Je me suis battue pour mourir. Je sais que tu es venue m'apporter ma récompense.
Merci, belle brume.
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