Un regard glacé, une sensation chaleureuse.

La sonnerie retentit, annonçant la fin tant attendue des cours. Quelques élèves soupirèrent de soulagement, d'autres s'autorisèrent même des cris triomphants. Rien ne pouvait nous réjouir plus que l'arrivée du week-end ou du moins, les concernant.

Me considérer à part serait peut-être égocentrique, mais je l'avais toujours ressenti. Rentrer chez moi signifiait devoir supporter les brimades. Contrairement à la plupart des lycéens, l'école était un endroit où je pouvais me réfugier. En un an et demi, depuis ma première année, j'avais réussi à être suffisamment amical avec tout le monde pour devenir populaire. De plus, mon physique détonnait – coloration châtain clair, où mes racines d'une couleur plus foncée ressortaient, et boucles d'oreilles. Au début, je n'avais pourtant pas adopté ce style pour être populaire il venait de ma période de rébellion au collège. Pendant un temps, j'étais devenu un véritable délinquant. Certaines personnes que j'avais retrouvées au lycée s'en souvenaient, mais n'y portaient pas plus d'attention. Etre un ex-délinquant n'avait fait qu'en rajouter à ma popularité. Finalement, je m'étais laissé porter par le flot. Après tout, la vie parfaite n'est-elle pas celle où tout le monde nous reconnaît, où l'on a un nombre d'amis incommensurable et une petite amie pour s'occuper de nous ? Je m'étais résolu à cette réalité, à présent. Ou plutôt, je m'étais rendu compte que cette réalité était nécessaire pour être heureux.

« Kuro-kun, tu nous rejoins ? On va au karaoké ! »

Bonne idée, car c'était l'idéal pour rentrer chez moi plus tard que d'habitude. Mais ma famille était habituée… Même quand je n'avais rien à faire, je faisais toujours en sorte de perdre du temps dehors. Les séances de karaoké avec mes amis étaient courantes.

« J'arrive, j'arrive. »

Je rangeai mon peu d'affaires dans mon sac. J'avais toujours eu de grandes difficultés dans les études, et ma phase « délinquant » ne m'avait pas aidé. Entrer dans un lycée convenable avait été un véritable combat.

Kuro-kun. Ce surnom s'était maintenant ancré dans la tête de tous mes camarades. Mon nom complet était pourtant Kurohiko Kazuma, mais les copains avaient décidé qu'il était trop long. Il ne me gênait pas, mais plutôt que de me sentir proche des gens, j'avais l'impression qu'il m'en éloignait. Peut-être parce qu'il me donnait l'impression que n'importe qui pourrait m'appeler ainsi. Aucune personne vraiment proche… Simplement tout le monde.

Je plaçai mon sac sur mon épaule et suivis mes amis.

Dehors, le temps commençait à drôlement se rafraîchir. C'était la fin du mois d'octobre, et j'avais déjà envie de mettre une bonne veste à capuche par-dessus mon uniforme scolaire. Et puis, Shiori me l'avait conseillé.

« Tu n'as pas trop froid ? »

J'avais posé la question à l'intéressée. Continuant à marcher parmi notre petit groupe d'amis, elle tourna la tête vers moi et m'adressa un sourire doux.

« Ça va, merci. »

Je lui rendis son sourire, un peu embarrassé. Même si nous sortions ensemble, je ne pouvais pas lui avouer que je n'avais jamais été très à l'aise avec les filles. Depuis le début de l'année, nous avions été voisins de table. On ne se parlait pas, mais au fur et à mesure que ma popularité augmentait, elle m'avait adressé la parole. Elle-même était la fille la plus populaire et la plus jolie de toutes celles du lycée. Le courant était bien passé entre nous, et malgré ma gêne que je cachais en permanence, j'avais réussi à apprécier sa présence. Les mois avaient passé et finalement, au retour des vacances d'été, je lui avais demandé de sortir avec moi. Elle avait tout de suite accepté, ce qui m'avait vraiment rendu heureux. A présent, cela faisait presque deux mois que nous étions ensemble.

Notre courte conversation s'arrêta ici, puisque j'étais toujours intimidé et qu'elle n'avait rien de plus à me dire. Je ne savais pas si le silence la gênait, mais elle ne s'en était jamais plainte. J'assumais donc que la situation lui allait et qu'elle était satisfaite.

Arrivés au karaoké, nous nous dépêchâmes tous d'entrer dans le bâtiment qui offrait sa chaleur. Il était neuf, moderne et idéal pour des jeunes comme nous qui souhaitions hurler dans nos micros pendant des heures. Personnellement, je n'aimais pas beaucoup chanter, mais je m'étais rendu compte que quand je le faisais, tout était beaucoup plus sympathique. Mes amis riaient, moi aussi, et ma petite amie de même. C'était ce qui comptait le plus.

C'est pourquoi, comme à chaque fois, notre sortie se déroula dans les rires, la joie et toutes nos bêtises toujours plus idiotes. Je passais réellement du bon temps avec ces personnes, même si… par moment, je m'arrêtais. Et alors, je pensais : « Il manque quelque chose. » Une sensation de vide qui s'emparait de moi, et qui m'empêchais de garder ce sourire que j'avais toujours d'étalé sur la face. J'avais d'abord pensé que cela venait de ma maison : penser au moment où je rentrerais, où on me regarderait comme la personne la plus ridicule au monde. Mais ce vide venait toujours aux moments où je riais le plus, où j'étais loin de ma famille. C'était un sentiment tellement étrange, et vicieux. A chaque fois, j'essayais de le chasser de mon esprit en commençant une conversation avec quelqu'un, prenant le premier sujet qui me venait en tête.

*

Notre sortie s'éternisa un peu, et il commençait à faire nuit lorsque nous sortîmes du karaoké. Comme d'habitude, je raccompagnai Shiori chez elle, qui habitait pourtant à l'opposé de chez moi. C'était mon devoir et je n'y manquais pas. Sur le chemin, nous parlions peu, mais je trouvais ce silence agréable, comme toujours. A part discuter de la sortie, je ne savais pas quel sujet aborder, alors c'était mieux ainsi.

Au bout de quelques minutes, nous arrivâmes à quelques mètres de sa maison. Elle ne voulait pas que je l'accompagne jusqu'au bout, puisque ses parents risquaient de me voir – ce que je comprenais. Après tout, j'aurais aussi été gêné, à sa place. Elle me fixa alors de ses yeux marron, même bordeaux. Je lui souris, attendant qu'elle parle. Elle resta calme, imperturbable… et à la place de dire quelque chose, elle s'avança. Encore et encore.

Bien sûr, j'avais compris ce qu'elle voulait faire. Mais je ne parvins pas à m'y préparer. C'est pourquoi, par réflexe, je… reculai. Un peu brusquement, même. Shiori s'arrêta, un peu surprise.

« Aah-… Je, pardon. »

Je me sentais ridicule, et honteux. Je l'avais clairement évitée, et pourtant, elle me sourit immédiatement. Comme si elle me comprenait, que ce n'était pas grave…

« C'est pas ce que tu crois, Shiori… Je m'y attendais pas, c'est tout…

- T'inquiète pas. C'est bon. »

Elle n'avait vraiment pas l'air blessée. Et je ne savais pas si elle était sincère ou si elle essayait simplement de me rassurer. Ce n'était pas comme si je ne souhaitais pas l'embrasser, après tout. J'avais moi-même du mal à comprendre ma réaction. Je n'étais peut-être vraiment pas prêt. …On aurait dit un collégien.

« A part ça, j'ai quelque chose à te demander, dit-elle.

- Oh, bien sûr, quoi donc ?

- Il y a un endroit où je veux aller. Tu pourras m'y accompagner, demain ? »

Un rendez-vous ? Ca me paraissait correct. Si je pouvais lui faire plaisir, c'était le principal, et ça me rendait heureux qu'elle compte sur moi.

« Evidemment, où tu veux aller ?

- Je te laisse la surprise ! »

Elle me sourit d'autant plus, et je pensai que l'endroit devait vraiment promettre. J'étais curieux, mais le lendemain arriverait vite.

« Dans ce cas, tu veux que je vienne te chercher à quelle heure ?

- Mh… Quatorze heures. Ce sera suffisant.

- D'accord. »

Nous nous quittâmes sur cette promesse, et je me rendis compte qu'elle avait balayé d'une parole l'événement plutôt gênant d'avant. Elle ne voulait sûrement pas me blesser et devait considérer qu'on pourrait remettre ça à une autre fois… En y réfléchissant, je me trouvais de plus en plus immature. Etre si mal à l'aise rien que pour un petit bisou ? Non, même un collégien serait plus courageux que moi. Et pourtant, en voyant Shiori s'approcher si près, je n'avais pas pu m'empêcher de reculer. J'avais fui. Mais qu'est-ce que j'avais fui, au juste ?

« Plongé dans tes pensées ? »

Je sursautai et mon regard se plaça aussitôt sur le garçon en face de moi. Je ne m'en étais pas rendu compte, mais j'étais déjà presque rentré chez moi.

« Shin, c'est toi, soupirai-je.

- Salut, Kazuchin. »

Je souris mais ne m'approchai pas. Je me contentai de continuer à fixer Shin – ou plutôt, Yanagi Shinji – en attendant qu'il dise quelque chose. Il ne souriait pas, gardait les mains dans les poches de son jean et avait cet air de le-monde-est-si-ennuyeux-mais-qu'est-ce-que-je-fous-là-puis-arrête-de-me-fixer-ou-je-t'en-colle-une. Ses cheveux étaient courts, cuivrés et sauvagement disposés sur son crâne. Ses yeux marron, un peu jaunes, me suivaient d'un air las. Mais j'étais habitué, car Shin avait beau ressembler à une personne malveillante, il était toujours calme et ne s'énervait contre personne. Il était à la fois mon voisin et mon meilleur ami. Au lycée, nous étions dans des classes différentes mais ça ne nous empêchait pas de passer du temps dans sa chambre, ou à traîner dans des parcs. Il me semble que j'étais la seule personne avec qui il s'entendait bien il supportait difficilement la présence des autres, et eux-mêmes le fuyaient en voyant son air solitaire. Il était aussi très différent de mes amis, même l'opposé. Je ne pense pas qu'il aurait pu s'entendre avec eux. Mais c'était aussi la raison pour laquelle il était si différent des autres, pour moi.

« Ca te va, de continuer comme ça ? demanda-t-il soudain.

- …Quoi ? »

Sa question me déstabilisa. Je ne voyais pas de quoi il voulait parler.

« Je te parle de tous tes soi-disant amis, répondit-il en fronçant les sourcils. Ne va pas me dire que tu t'amuses avec eux. »

Mes yeux s'écarquillèrent, et j'ouvris la bouche pour répondre. Je la refermai cependant, ne sachant plus ce que je voulais dire. Je dus réfléchir un instant avant de répondre.

« Ne dis pas n'importe quoi, Shin. Ils sont tous super sympas, et on rigole tout le temps. J'ai aussi une petite amie adorable, je te rappelle que c'est la plus populaire du lycée.

- Ha, ricana-t-il. Vraiment ? »

Ces derniers temps, Shin avait cette attitude. Et ça m'insupportait, vraiment, d'autant plus qu'aujourd'hui il semblait être en forme pour me taper sur les nerfs.

« Tu devrais faire de même, d'ailleurs, continuai-je sur un ton amer. C'est pas en restant seul et en séchant les cours que tu deviendras mature. »

Considérant m'être vengé, je repris ma marche vers ma maison. Après l'avoir passé, je l'entendis murmurer :

« Menteur, tu sais très bien que je suis plus mature que toi. »

Je pariai qu'il était en train de sourire. Mais je l'ignorai, et continuai ma route.

*

J'étais à peine rentré que j'entendis ma mère m'appeler. Furieuse.

« Bon sang, Kazuma ! Tu sais très bien que c'est à toi de faire le dîner ce soir, je t'ai appelé mais tu ne répondais même pas ! »

Elle débarquait dans l'entrée alors que j'enlevais mes chaussures, et je sortis mon portable de la poche de mon pantalon. Je l'avais mis sur vibreur mais pus remarquer un nombre important d'appels manqués. Je ne la sentais jamais vibrer, cette antiquité. Et vu l'air furibond de ma mère, je n'étais pas prêt d'avoir ne serait-ce qu'un vieux smartphone.

« J'avais oublié, désolé… » répondis-je, las. J'étais bien trop habitué à ce qu'elle s'énerve pour tout et rien.

Ma mère soupira longuement, excédée, puis ramena ses boucles brunes en arrière.

« Oublié, hein ? J'ai l'impression que tu oublies beaucoup, ces temps-ci. Tu crois que c'est en allant t'amuser avec tes idiots d'amis que tu vas faire quelque chose de ta vie ? Et ton futur, tu y as pensé, ces derniers temps ? Non, tu dois sûrement être trop occupé à fricoter avec les filles, bien sûr… C'est du joli, ça ! »

Et voilà. Ca recommençait. Encore ce même discours. Je l'avais entendu tellement souvent, presque tous les jours. Je la dépassai donc, me dirigeant vers les escaliers.

« Tu m'ignores ? reprit-elle. Ce n'est pas parce que soudain, tu as des amis, qu'il faut prendre la grosse tête ! Tu es toujours le même qu'au collège, à être égoïste et complètement immature ! Grandis un peu !

- Oh, tais-toi, la vieille ! »

Je m'étais finalement retourné, au bas de l'escalier. A chaque fois, je me disais de ne pas lui répondre. Parce qu'elle disait toujours la même chose et que j'aurais beau obéir comme le fils parfait qu'elle souhaitait que je sois, elle trouverait toujours quelque chose à redire. Mais dans tous les cas, je finissais par exploser.

« Je vais le faire, ton repas, alors arrête de me faire chier ! » continuai-je de plus belle.

Je ne voulais pas l'entendre répliquer. C'est pourquoi je montai les marches de l'escalier par deux pour foncer directement dans ma chambre. Je jetai mon sac par terre et sautai sur mon lit. J'engouffrai alors mon visage dans mon oreiller pour me rendre compte à quel point ma respiration était saccadée. J'étais hors de moi. Plein de haine, mais aussi de tristesse parce que bon sang, je me sentais tellement blessé. Peu importait le nombre de disputes, je finissais toujours dans le même état.

Je m'appliquai à faire le vide dans ma tête et à respirer lentement. Je pensai à Shiori sa douceur, sa beauté, sa gentillesse. J'étais sûr que ses parents ne devaient pas être aussi durs avec elle. Après tout, que pouvait-on reprocher à un être aussi parfait ? Je ne pouvais que l'envier…

Sans m'en rendre compte, je faisais automatiquement le lien avec ce qui me contrariait le plus. Je me concentrai donc sur le repas. Mon père allait bientôt rentrer du travail, et la règle était que tout devait être prêt au moment où il franchissait le seuil de la maison. Il n'était pas très présent, mais il restait le chef de famille. Lorsqu'il s'agissait de discuter de mon éducation, ma mère se plaignait toujours auprès de lui. Et alors, sans même demander mon point de vue, il me disait de l'écouter. Comme le fils modèle que je devais être. Je ne savais même pas si l'un d'entre eux se préoccupait réellement de si je me sentais bien. Ils cherchaient juste la perfection. Celle… que nous avions perdue.

*

Le lendemain, quatorze heures, j'allai chercher Shiori comme prévu. Bien évidemment, je n'allais pas sonner à sa porte, donc je l'attendais au bout de la rue. Elle arriva peu après moi, le sourire aux lèvres et portant une jolie robe blanche.

« Ca te va bien, » la complimentai-je après nos salutations.

Elle me remercia, puis me guida vers l'endroit où elle voulait se rendre. Apparemment, ce n'était pas très loin, donc y aller à pied suffirait. La route fut silencieuse. Comme d'habitude, je n'avais pas particulièrement de sujet de conversation, mais je me demandais aussi où nous allions. Un magasin, peut-être ? De vêtements, par exemple. L'idée n'était toutefois pas très réjouissante. Regarder des morceaux de tissus pendant des heures n'était pas vraiment pour moi…

« C'est ici, Kuro-kun ! »

Nous avions marché vingt minutes et à présent, je pus découvrir le lieu en question. Je n'étais pas très loin de la vérité, mais c'était bien mieux que ce à quoi je pensais : un café. L'endroit paraissait animé, des tas de gens entraient et sortaient avec un sourire sur les lèvres. L'enseigne indiquait « Café Yume » d'une écriture calligraphiée, blanche sur un fond noir. Des fleurs étaient peintes autour d'un même blanc. Tout était très simple, mais en même temps très classe.

« Ce café est très populaire en ce moment, m'expliqua Shiori. Il a ouvert il y a quelques mois. Il a l'air assez banal comme ça, mais tu verras à l'intérieur pourquoi il a autant de succès ! »

J'acquiesçai avec un sourire. Elle avait l'air si enthousiaste que je ne pouvais pas m'empêcher de l'être aussi – au moins un peu. Je n'en attendais pas grand-chose, à vrai dire, mais peut-être que ce serait sympathique. J'avais la sensation d'être exténué, après tout… J'espérais seulement que Shiori ne s'en rendrait pas compte. A cause des disputes de la veille, je n'avais pas beaucoup dormi.

Au moment où nous entrâmes dans le café, une clochette retentit pour indiquer notre présence. Je me stoppai alors aussitôt. L'intérieur était vraiment, vraiment différent de l'image que je m'en étais faite. De l'extérieur, je m'étais attendu à voir quelque chose dans le même esprit que la pancarte : simple, strict mais cool. Et là… tout était mignon. Et sans le côté tout rose, tout bonbon et autre. Les couleurs étaient chaudes, les tables disposées pour amener une ambiance amicale. Tout était chaleureux. Il y avait aussi beaucoup de plantes, mais aucune n'était verte, miraculeusement. Certaines avaient des feuilles rouges, d'autres avaient des tons violets. Et de partout, sur chaque meuble présent, on pouvait voir des motifs peints à la main : des fleurs, des animaux, des objets de la vie quotidienne, et même des smileys. On voyait clairement à quel point le personnel s'était appliqué pour rendre l'endroit accueillant.

« Bienvenue au café Yume ! »

Une jeune serveuse nous accueillit, toute petite, penchée en avant pour nous saluer. Son uniforme ressemblait un peu à ceux dans les maids cafés… sauf qu'il n'avait rien de vulgaire. Chaque pan de peau était couvert par des collants, des gants, une fine écharpe… Tout était à moitié blanc, à moitié noir. C'était juste à la fois mignon et élégant.

« Suivez-moi, je vous prie. »

Shiori trépignait d'excitation. Si moi, las et d'humeur maussade, était impressionné et charmé par ce café, je n'osais pas imaginer comment une jeune fille comme elle devait se sentir.

La serveuse nous installa à une table près de la fenêtre, pour deux personnes. Shiori voulut commander un cappuccino, et je l'imitai par crainte de prendre quelque chose de mauvais. Elle ajouta seulement un parfait, qu'elle me proposa de partager avec elle. Je refusai – je n'avais pas très faim.

« Alors, l'endroit te plaît ? me demanda-t-elle lorsque la serveuse fut partie.

- Ah, oui. C'est super. »

J'étais sincère, mes yeux ne faisant que parcourir l'endroit. Du coin de l'œil, je remarquai cependant Shiori regarder par la fenêtre elle n'avait pas l'air très enchantée.

« Hm, un problème ? l'interrogeai-je en reportant mon regard sur elle.

- On dirait… que tu n'aimes pas tant que ça. »

Sa voix n'était pas triste, mais plutôt… ennuyée. Ce qui m'embêta aussi, puisque j'avais été sincère, après tout. Ce n'était juste pas ma journée. Allez demander à quelqu'un qui n'a presque pas dormi de la nuit et qui s'est engueulé avec sa mère la veille de s'exciter devant un café. Plutôt difficile, oui.

« Non, je t'assure que c'est vraiment cool ! » m'exclamai-je. Pour une fois que je disais vraiment ce que je pensais, je ne voulais pas qu'elle se méprenne. « Ecoute, je suis juste super fatigué… J'ai eu du mal à dormir, et faut dire que cette semaine était pas reposante. »

Je m'en voulais un peu de mentir. Mais je n'avais sûrement pas envie de lui décrire ma situation familiale, j'avais suffisamment de mal à ne pas y penser.

« Oh, je vois… » murmura-t-elle, l'air un peu soulagée. Elle rougit légèrement, ce qui m'interpella. « Hm, c'est parce que tu avais hâte d'être à aujourd'hui… ? »

Oh.

« Ah-Euh… Hm, oui, évidemment, hahaha. »

Je me frottai l'arrière de la tête, et m'empressai de regarder ailleurs. D'une manière ou d'une autre, il fallait que je fasse en sorte de changer de sujet sans qu'elle ne se doute de mon mensonge.

« Quand même, les tenues des serveurs sont classes, tu trouves pas ? » dis-je soudain. Je pourrais peut-être me rattraper par rapport à mon soi-disant manque d'entrain.

« Oh, trop ! s'exclama-t-elle. Tu as vu celui là-bas ? Il est étranger, non ? Il est carrément méga beau ! »

Avec un sourire, elle me montra de la tête un serveur situé à quelques tables. Ses gestes étaient très rapides, puisqu'il devait jongler entre chaque client à une vitesse folle. Il avait en effet des traits occidentaux. Ses cheveux étaient d'un blond foncé, et ses yeux verts. Il avait beau être loin, je pouvais voir ces derniers briller comme deux émeraudes jusqu'ici. Il était aussi jeune, peut-être vingt ans.

« Ah, j'ai toujours rêvé de sortir avec un occidental… » murmura Shiori, les yeux dans le vague. J'aurais dû me sentir gêné qu'elle observe autant un étranger, mais je ne voulais pas l'embêter à jouer le petit ami jaloux. Autant lui donner un peu de liberté, ou elle finirait par m'envoyer balader…

« Eeh patron, on a beaucoup trop de monde, vous ne voulez pas venir aider ? » s'écria une voix plus loin, près de la porte menant aux cuisines. C'était la serveuse qui s'était occupée de nous. Elle était essoufflée et passait sa main dans ses cheveux châtain clair, coupés en un carré, qui devaient la gêner.

Je ne parvins pas à entendre le reste de la conversation à cause du brouhaha dans le café.

« On dirait qu'on va devoir attendre encore un moment la commande… » marmonnai-je. Ca ne me gênait pas particulièrement, mais je ne voulais pas que Shiori se lasse de mon peu de conversation.

Et contrairement à ce que je pensais, elle arriva aussitôt. Cependant, ce ne fut pas la même serveuse qu'avant, mais la personne qui devait sûrement être le patron en question. Je pus le deviner, car s'il avait été présent dans la salle avant, je l'aurais obligatoirement remarqué. Et non pas parce qu'il était géant, faisant au moins un mètre quatre-vingt-dix, mais plutôt car il était… charismatique. Même plus que ça. C'était une beauté froide, avec une apparence sans aucune imperfection que ce soit dans la tenue, les gestes ou les traits du visage. Ses cheveux d'un noir de jais, légèrement penchés sur le côté, ne bougeaient pas d'un millimètre alors qu'il marchait vers nous. Avec une grâce sans pareille, il déposa le contenu de notre commande en face de Shiori et moi, bouche bée. L'ensemble du café avait l'air beaucoup plus calme, soudain.

« Veuillez excuser le retard, » dit-il d'une voix grave, douce, amenant son plateau contre lui et se penchant légèrement.

Shiori marmonnait quelque chose d'incompréhensible tandis que je n'arrivais même pas à émettre le moindre son.

Et à ce moment-là, tout parut se figer.

Le serveur se redressa lentement, et dirigea son regard vers le mien. Ses cils étaient longs, trop longs. Et ses yeux d'un noir d'encre. Ca ne me paraissait même pas naturel. Mais pourtant… alors que mon sang aurait dû se glacer face à ce regard si froid, je sentis une chaleur m'envahir. Une chaleur bienveillante qui m'amenait à vouloir m'approcher, sentir, goûter.

Mais il s'était déjà retourné. Je ne parvenais pas à savoir si cela avait duré une fraction de seconde, ou bien plusieurs minutes. J'étais confus. Il n'avait pourtant ni souri, ni adressé de paroles extraordinaires.

« Bon sang, trop beau… » murmura Shiori d'un air songeur.

Je sursautai et ramenai mon regard vers elle en vitesse.

« O-Ouais, sûr ! m'exclamai-je.

- Peut-être un peu vieux, mais bon… A ton avis, il a quel âge ? »

Pourquoi devait-elle me poser des questions à un moment où je n'arrivais même plus à me connecter avec la réalité ? Et qu'est-ce qui me prenait, surtout ?

« Oh, euh, dans les vingt-cinq ans peut-être ? » dis-je au hasard, évitant pourtant de me rappeler son visage. Je me jetai sur mon cappuccino, ne manquant pas de me brûler à la première gorgée.

Je mis quelques minutes avant de me rendre compte que Shiori restait silencieuse. Elle mangeait tranquillement son parfait et sirotait son cappuccino entre chaque bouchée, mais me fixait avec les sourcils froncés. Je levai les miens, la questionnant du regard. Son regard tomba sur son dessert. Elle m'ignorait.

Avais-je fait quelque chose de travers ? Peut-être. Non, sûrement. Quant à savoir quoi, je n'en avais pas la moindre idée, bien entendu. Mais si ce n'était pas lié à moi, que devais-je dire ? Vraiment… c'était toujours compliqué. Ma tête me faisait mal, mes paupières étaient lourdes. Pourquoi ne pouvait-on simplement pas vivre notre rendez-vous comme un couple ordinaire ?

« Dis, Kuro-kun… »

Je regardai Shiori, qui avait enfin daigné parler après d'autres minutes de silence.

« Tu ne m'aimes pas, hein ? »

Son regard n'était pas triste. Il était contrarié. Et moi, j'étais encore une fois incapable de parler. Mes yeux allaient de la fenêtre à la table, puis de la serveuse à côté à ma tasse presque vide.

« Qu-Qu'est-ce que tu racontes, Shiori ? Ne dis pas n'importe quoi…

- Tu ne m'aimes vraiment pas, non. »

Je n'avais jamais vu une telle colère émaner d'elle. Je l'avais toujours prise pour une jeune fille douce et adorable. Toujours gentille avec tout le monde.

Elle se leva lentement.

« Je vois bien que ça ne te fait rien, quand je te parle d'autres garçons, continua-t-elle. Si j'allais embrasser ce serveur étranger, ça ne te ferait rien ? Tu serais d'accord ?

- Mais… Mais bien sûr que non, tu es ma petite amie ! » m'exclamai-je. Je comprenais mieux toutes ses allusions étranges d'avant. Que j'avais fini par ne même plus relever.

Elle me regardait maintenant de haut, ses longs cheveux colorés en doré ondulant autour de son visage. Elle était encore plus furieuse que ce que j'aurais pu penser.

« Tu es donc en train de dire que je ne suis qu'un titre pour toi ? ricana-t-elle. Je comprends, oui, bien sûr. On joue au petit ami avec la petite amie, rien de remarquable. On l'emmène gentiment au café parce qu'elle le demande. On se préoccupe d'elle parce qu'on en a le devoir. On la laisse dire ce qu'elle veut pour ne pas la contrarier. On joue le petit ami modèle et… même pas un baiser ? Ni de câlin ? Pas de jalousie lorsqu'elle regarde quelqu'un d'autre ? »

D'une main tremblante, elle attrapa son cappuccino à moitié vide.

« T'es qu'un pauvre type. »

Et me lança son contenu à la figure.

Il y eut un long silence dans le café. Je sentais tous les regards posés sur moi mais j'étais trop occupé à passer mes mains sur mon visage qui brûlait. J'aurais dû prendre une serviette pour ne pas les salir. Mon premier réflexe avait eu raison de moi.

« Putain… » murmurai-je.

Je cherchai Shiori du regard, sauf qu'elle était déjà partie. Elle avait laissé un billet sur la table. Elle ne voulait même pas que je paie pour elle. Si elle avait été là, je ne sais même pas si j'aurais eu la force de lui crier dessus. J'étais furieux. Mais je me rendais aussi compte de la justesse de ses mots. Et ça m'énervait encore plus.

J'entendais maintenant les clients chuchoter entre eux de la scène. Ils devaient se demander ce qui avait pris à cette jeune fille. Ce que j'avais bien pu lui faire. Car pour se recevoir une boisson à la figure, il fallait avoir fait quelque chose de suffisamment mal pour le mériter. J'avais… tellement honte. J'aurais pu en pleurer de frustration.

Et encore une fois, il me prit par surprise.

Une main s'enveloppa fermement autour de mon bras et me souleva. C'était encore ce serveur, celui au regard noir et doux. Il me forçait déjà à le suivre, sans pour autant me faire mal. Je remarquai qu'il n'était pas brute, il ne faisait que m'entraîner avec lui. Mais il n'avait pas non plus l'air de vouloir me laisser m'échapper. Parce que c'était ce que je souhaitais – fuir rapidement d'ici, même avec le visage et la veste tâchés de cappuccino.

« Je vais t'aider à enlever ça, » dit-il sans me regarder. Je pouvais à peine apercevoir son visage vu sa taille.

Il m'amena directement dans les cuisines, où de nombreux gâteaux étaient préparés à l'avance. Elles étaient vides puisque tous les employés se chargeaient de servir les clients en ce moment.

« Commence par te laver les mains pour éviter de te salir davantage. »

Il lâcha enfin mon bras. Un instant, je songeai à fuir c'était l'occasion rêvée pour qu'il n'ait pas tout le temps de mémoriser mon visage. Je ne pourrais plus jamais venir ici, c'était sûr.

J'étais encore furieux, et mon cœur battait à toute vitesse. Mes mains tremblaient légèrement. Les paroles de Shiori me revenaient en tête ainsi que son regard plein de colère, de lassitude.

« Hé, ça va ? »

Mes mains étaient déjà sous l'eau. Je ne voulais pas lui répondre, parce que je regretterais aussitôt. Non, ça ne va pas. Je viens de me prendre une boisson chaude en pleine tête, mes fringues sont dans un sale état. Quand je vais rentrer, je vais juste encore me faire engueuler. On va me rappeler à quel point je suis inutile, à quel point je ne serai jamais à la hauteur.

Je n'attendis par d'indication supplémentaire pour me rincer aussi le visage. Je passai le plus d'eau possible dans mes cheveux qui avaient pris du liquide. Je fis juste en sorte qu'ils ne soient pas trempés.

« Tiens. »

J'attrapai la serviette qu'il me tendait. Il n'avait pas souri une seule fois. Ou plutôt, il n'avait pas d'expression. Il gardait le même air imperturbable. Ses yeux noirs me scrutaient comme s'il tentait de mémoriser chaque parcelle de mon visage. Même si je souhaitais m'enfuir maintenant, il se souviendrait de moi.

J'essuyai mon visage, mes cheveux, et soupirai. Longuement, tremblant. Sans m'en apercevoir.

« On dirait que ton rendez-vous ne s'est pas très bien passé, » dit le serveur d'un air détaché.

Est-ce qu'il se moquait de moi ? J'étais tellement en colère que je ne pouvais pas trouver d'autre explication à sa question soudaine. Peut-être pensait-il avoir le droit de savoir parce qu'il m'avait aidé ? Sauf que son aide, je ne l'avais pas demandée une seule fois. Il m'avait entraîné de force ici.

« Pardon, mais ça ne vous regarde pas, » répondis-je froidement. Je ne voulais pas être malpoli, mais la colère prenait le dessus.

Son expression ne changea pas d'un millimètre. Sérieusement ? Comment un visage pouvait-il rester aussi inexpressif ? Il se contenta de me fixer, encore une fois, avant de… d'enlever sa veste ?

« Hm, vous faites quoi ? » l'interrogeai-je.

Il me la tendit simplement, comme il l'avait fait avec la serviette. Je restai immobile, essayant de faire le lien. Que voulait-il que je fasse de sa veste, au juste ? Ce n'était sûrement pas fait pour me sécher les cheveux.

Puisque je ne réagissais pas, il me prit la serviette des mains et la remplaça par sa veste.

« J'imagine que tu n'as pas besoin de moi pour la mettre.

- Bien sûr que non ! » m'écriai-je.

J'avais déjà enlevé mon sweat sale pour mettre la veste. Elle était bieeen trop grande pour moi. J'avais l'air ridicule. Et avant même de réagir, je l'avais acceptée. Il avait dû faire exprès, c'était obligé.

Je gardai mon propre vêtement dans mes bras, mal à l'aise. Il n'était pas question que je m'excuse pour quoi que ce soit. De un, j'étais la victime. De deux, il m'avait entraîné ici. Et de trois, j'étais toujours hors de moi. Encore maintenant, je souhaitais plus que tout m'enfuir d'ici.

« Ta petite amie… dit-il soudainement. Elle avait l'air drôlement en colère. »

Il se moquait forcément de moi. Enfin, c'est ce que je pensais. Car son visage, lui, était toujours aussi impassible. Il avait l'air de m'en parler avec très grand sérieux. C'était très déstabilisant puisque ça me laissait sans réponse, sur le coup.

Mais ma colère était encore là, bien présente. Qu'il se moque de moi ou non, je m'en fichais. Il se mêlait réellement de ce qui ne le regardait pas, et pour la deuxième fois.

« Oh, oui, je pense qu'il faut être suffisamment en colère pour balancer sa boisson dans la tête de son copain, non ? répondis-je alors, sarcastique.

- En effet, dit-il calmement sans même paraître surpris par ma réponse. Mais toi, ça n'a pas l'air de tant te toucher. Je suis assez surpris. »

S'il était surpris, pourquoi son expression restait-elle donc la même, éternellement ? Puis, je ne comprenais même pas comment il pouvait dire une chose pareille. Ca ne me touche pas ? Je ne veux pas entendre ça d'une personne aussi réactive qu'un poisson mort.

« Pardon ? répliquai-je sans une once d'excuse. Je pense être suffisamment énervé, actuellement.

- Alors, c'est bien ce que je me disais… »

Je lui lançai un regard interrogateur. Il se contenta de fixer rêveusement mon sweat sale dans mes bras. Je changeai de position, et il porta ses yeux sur mon visage.

« Quand on se fait plaquer, il me semble qu'on a plutôt envie de déprimer, et non de s'énerver sur quelqu'un. Tu ne m'as pas l'air de quelqu'un ayant le cœur brisé. »

J'écarquillai les yeux, silencieux. Ma colère parut faner un instant. Ses mots se répétaient dans ma tête. Je m'étais fait… plaquer. Ca avait pourtant été assez clair. Et pourtant, depuis ce fichu cappuccino dans ma tête… je n'avais fait que penser à moi. Pas une seule fois à Shiori, ou à notre relation. Ses mots avaient résonné dans ma tête, parce qu'ils étaient la pure vérité, montrant à quel point j'étais minable et incapable de prendre soin de quelqu'un. Et je retrouvais une nouvelle fois la vérité, dans les paroles de cet étranger.

Pourtant, ça ne voulait pas dire que j'allais baisser la tête et rentrer chez moi la queue entre les jambes. Que je sois porté ou non par mes émotions à cet instant, plus rien ne m'importait.

« Qu'est-ce que vous en savez, que j'ai pas le cœur brisé ? Et puis, en quoi ça vous regarde ? J'ai fait quoi pour attirer autant votre attention ? Je sais que vous êtes le patron de ce café, mais c'est pas une raison pour vous mêler de la vie privée de vos clients… »

Je sentais ma voix trembler sous la colère. Et lui, cet… imbécile géant, me regarda du même air pensif qu'avant.

« C'est vrai, ça ne me regarde pas, excuse-moi. »

Cela suffit à me faire partir d'ici au plus vite. Pourquoi je ne l'avais pas fait plus tôt, d'ailleurs ? Je n'aurais jamais dû me laisser entraîner par lui. Dès le début, même trempé, j'aurais dû m'en aller. Pire qu'une mauvaise journée, celle-ci était catastrophique. Rester enfermé chez moi aurait été une meilleure idée, même si ma mère aurait passé son temps à tout me reprocher. C'était comme si le monde entier s'était rassemblé pour me rappeler à quel point j'étais inutile et ridicule dans ce monde. Que j'avais beau faire de mon mieux pour changer en aimant quelqu'un, en me faisant des amis, en cherchant les bons résultats scolaires… tout me revenait en plein dans la tête, comme ce cappuccino. La dure réalité de ce monde n'avait pas l'air de vouloir de moi. Je voulais m'adapter à elle, mais elle me refusait de toutes ses forces. Vivre comme tous ces adolescents idiots n'était même pas à ma portée.

J'étais déjà sorti du café, perdu dans mes pensées. Je n'avais rien dit j'étais juste parti. Je rentrerais chez moi, m'allongerais sur mon lit, et attendrais qu'on vienne me reprocher une nouvelle chose.

En marchant, une odeur de café vint me chatouiller les narines. Je pensai qu'elle devait venir de mon sweat, mais c'était en réalité imprégné dans la veste du serveur. Une odeur douce, agréable, légère… Les deux yeux noirs me revinrent en mémoire, perçants. Ils auraient dû me glacer jusqu'à la moelle. Je me souvenais pourtant de cette chaleur que j'avais ressentie. Sa veste était chaude aussi.

2: Une semaine stressante, un sourire inoubliable.
Une semaine stressante, un sourire inoubliable.

Il ne me fallut pas beaucoup de temps avant de me sentir vraiment idiot.

Le soir même, j’avais jeté la veste dans un coin de ma chambre avec colère. Heureusement, je m’étais faufilé à l’étage suffisamment vite pour que ma mère ne me voie pas. Comment lui expliquer une telle tenue, après tout ? Je préférais rester dehors plutôt que de devoir lui expliquer quoi que ce soit. J’avais déjà suffisamment honte comme ça.

Ce fut cette même honte qui me submergea toute la soirée. De plus, je pus parvenir à déceler la véritable cause de ma colère qui ne semblait pas s’altérer : je me détestais. Oh, tellement. Dans un moment pareil, je comprenais les reproches de ma famille. Après tout, le problème ne venait peut-être pas d’eux, mais tout simplement de moi. J’avais osé jouer avec les sentiments d’une fille. J’avais même cru être tombé amoureux d’elle. Pour certains couples, je savais bien que ça n’importait pas ; sortir avec une fille ou deux pour profiter d’elles, quel est le problème ? Mais je ne pouvais pas être comme ça. Je n’y arrivais pas. Et à force de vouloir feindre l’homme parfait, ça s’était retourné contre moi. Je le méritais.

Je n’étais donc pas en colère contre Shiori. A mon retour, j’avais espéré voir un message d’elle sur mon portable. Rien. En y réfléchissant bien, ça n’aurait eu aucun sens qu’elle cherche à me joindre. Pour s’excuser ? Elle n’était même pas en tort. Pour m’insulter un peu plus ? Elle devait en avoir assez de m’entendre.

Néanmoins, toutes ces pensées, elles étaient venues bien plus tard. Car ma plus grande préoccupation – qui constituait aussi ma plus grande honte – était que je ne faisais que penser à ce serveur. Je ne connaissais pourtant rien de lui. Lui non plus, d’ailleurs, mais j’avais l’impression qu’il avait tenté de lire en moi. Il était bien la dernière personne à laquelle je souhaitais penser, mais son regard noir repassait sans cesse dans mon esprit. Ma plus grande question était : pourquoi m’avoir accordé tant d’attention ? Agissait-il ainsi avec tous ses clients ? Plus j’y pensais, plus j’étais troublé. J’avais fini par retourner vers la veste pour la coller contre mon visage. Les réponses ne me parviendraient sûrement pas ainsi. Mais la fine odeur de café me calmait.

Ce fut après plusieurs heures que je me dégoûtai encore plus. Je jetai une nouvelle fois la veste dans un coin, m’apercevant que mon attitude était la même que celle d’un vieux pervers. Comment pouvais-je trouver du réconfort d’une telle façon ? C’était ridicule…

Pour le moment, il fallait absolument que je me change les idées. A ce rythme, je passerais la nuit éveillé, roulé en boule sur mon lit et en train de me morfondre sur les événements de la journée. C’est pourquoi je pris mon portable et décidai d’envoyer un court sms à Shin – mon meilleur ami et voisin.

Moi : Tu dors? je peux venir?

Je n’eus à attendre que quelques secondes.

Shin : yep

Considérant cela comme la réponse à ma deuxième question, je sautai enfin de mon lit pour sortir de ma chambre. A part pour me doucher et manger, je n’étais pas sorti une seule fois depuis mon retour.

« Où tu vas ? demanda aussitôt ma mère, au pied de l’escalier.

- Chez Shin.

- Mais il est déjà vingt-et-une heures ! »

Je l’ignorai et passai devant elle. Je préférais éviter de m’énerver davantage, vu mon état actuel.

« Tu as intérêt à ne pas rentrer tard, Kazuma ! »

Je serai à la porte d’à côté, bon sang.

Je sortis donc, le froid brutal ne manquant pas de me faire frissonner. Je n’avais pas pris de veste, puisque faire quelques pas dans le froid n’allait sûrement pas me rendre malade. Après tout, je n’avais qu’à franchir mon portail, avancer de dix mètres et j’étais déjà devant la maison de Shin. Celle-ci était plus petite que la mienne, puisque la famille de mon ami n’était pas très riche. Son père avait quitté la maison quand il était petit, ce qui faisait que sa mère s’était toujours occupée de lui. C’était aussi la raison pour laquelle il ne s’était jamais ouvert aux autres. J’étais son meilleur ami, mais aussi le seul. Il n’avait pourtant pas l’air de s’en plaindre.

Je sonnai à la porte d’entrée et patientai quelques secondes, jusqu’à ce qu’une femme ouvre avec un sourire.

« Bonsoir Kazuma-kun ! Oh, il fait vraiment froid, entre vite…

- Bonsoir, Ayuko-san. »

La mère de Shin était une femme relativement jeune, avec les mêmes cheveux cuivrés. Elle paraissait cependant toujours très fatiguée, avec des cernes marqués et une apparence peu soignée. On pouvait voir qu’elle avait la vie dure, mais qu’elle tentait de garder le sourire malgré tout.

« Shinji est dans sa chambre. »

Je la remerciai, puis montai au premier étage comme je le faisais si souvent. Il y avait des fois où je me disais que vivre ici serait bien plus confortable… Malheureusement, je ne voulais ni déranger Ayuko-san, ni me faire crier dessus par ma mère. Il me suffisait de venir le plus souvent possible.

« Alors, pas endormi cette fois-ci ? »

Je m’étais faufilé dans la chambre de mon ami pour le trouver affalé dans son lit. Il leva la tête en soupirant puis m’observa un instant avant de se laisser retomber.

« J’ai beau dormi souvent, là j’étais en train d’écouter de la musique, » répondit-il.

J’allai m’asseoir sur sa chaise de bureau, à l’envers. Je posai mes bras sur le dossier et ma tête sur mes mains. Shin m’observa du coin de l’œil. Comme d’habitude, il était très calme et inexpressif. Il prit la parole au bout d’un moment :

« Tu devrais pas te refaire faire ta coloration ? Ca te fait une tête de flan là, franchement. »

Je grimaçai et observai une mèche de cheveux châtain dans mon champ de vision.

« La teinte n’est pas si claire, je pense pas que ce soit choquant à ce point…

- Mh, c’est vrai.

- Et puis, c’est pas non plus moche, hé. »

Il ricana puis regarda le plafond. Le silence dura encore un moment. Toutefois, il n’était pas pesant. Nous étions des amis qui appréciions le calme ensemble. Totalement le contraire de mes autres copains.

« Tu vas pas en parler ? »

Je sursautai légèrement et regardai Shin. Il était toujours dans la même position, avec la même expression. Et pourtant, je compris aussitôt le sens de ses mots. Si j’étais venu, ce n’était d’ailleurs pas pour rien – et ça aurait pu l’être. Il avait dû le comprendre à l’instant où j’étais entré dans la pièce. Ou même avant, par sms. Shin me connaissait toujours bien mieux que ce que je pensais. J’hésitai un peu avant de me lancer :

« J’imagine que tu avais raison… » soupirai-je.

Je le voyais déjà essayer de cacher son sourire. Bon sang, ce qu’il pouvait m’énerver par moment. Et pourtant, je ne pouvais toujours pas m’empêcher de vouloir lui parler. Je continuai donc, l’ignorant de mon mieux.

« Shiori m’a plaqué. Elle m’a balancé son cappuccino à la figure. »

Bien entendu, ce fut la phrase de trop – Shin éclata de rire.

« Oh mon dieu, t’es pas croyable ! s’exclama-t-il en roulant sur son lit.

- La ferme ! J’ai eu la honte de ma vie, bordel… En plus, y’a fallu que… »

Je m’arrêtai. Le visage du serveur me revenait en mémoire, comme il l’avait fait toute la journée.

« Que quoi ? » demanda Shin, se calmant peu à peu.

Je ne savais pas si je voulais lui en parler. C’était pourtant la chose qui me préoccupait le plus… mais qu’allait-il dire ? Je paraîtrais complètement idiot. Après tout, cet homme était le patron du café, alors il était sûrement normal qu’il s’occupe ainsi d’un client. Il m’avait juste tellement… énervé ? Oui, probablement. Je ne parvenais pas exactement à mettre la main sur cette sensation.

« Je me demande comment ça va être lundi… murmurai-je en attirant son attention sur un autre sujet.

- De quoi ?

- Eh bien… Shiori va sûrement en parler aux autres. Imagine si elle leur raconte mon attitude… Comme quoi je n’ai rien eu à faire d’elle, que je n’ai tenu qu’un rôle auprès d’elle… J’ai l’impression que ma popularité va en prendre un coup. »

Je n’avais pas encore trop pensé à ça, alors que c’était le plus important. J’avais beau être un peu populaire au lycée, Shiori l’était bien plus. Il suffisait qu’elle dise du mal de moi pour que tout le monde m’en veuille. Tout dépendrait donc de son attitude le lundi suivant. Vu sa colère, j’avais peu d’espoir quant au fait qu’elle se taise.

« Ah là là, monsieur a peur de se retrouver tout seul, hein ? »

Je manquai de piquer un fard, mais cette fois-ci, il n’avait pas tout à fait raison. Je n’avais pas particulièrement peur de me retrouver seul ; je ne voulais simplement pas perdre mon image. Celle de l’élève plus ou moins parfait. J’avais mis suffisamment de temps à me ressaisir et à tenter de construire ce masque. Si tout devait être réduit en miettes en un instant, ça ne me réjouirait sûrement pas.

« Tais-toi… » murmurai-je. Lui raconter les détails serait trop embarrassant.

Je posai mon front sur le dossier de la chaise, soupirant. Je n’avais même plus envie de penser à tout ça. Si seulement je pouvais être tranquille. Je ne demandais que ça. Et pourtant, j’avais la sensation que chaque jour se devait d’être une épreuve. Ca m’épuisait.

« Tu ferais mieux de pas y penser autant, dit Shin plus sérieusement. Tu veux jouer ?

- …Mh, OK. »

Mon ami possédait une vieille PS2, et nous y jouions la plupart du temps quand j’étais chez lui. Sa mère lui avait offerte il y a quelques années, quand elle avait réussi à réunir assez d’argent pour faire plaisir à son fils. Dans mon cas, mes parents n’auraient jamais accepté de m’offrir quoi que ce soit de si coûteux. Ou plutôt, rien n’était censé me distraire des études. Bien évidemment, leur méthode avait eu l’effet contraire, puisque je m’étais complètement rebellé, mais ce n’était pas pour autant qu’ils avaient changé d’avis. Je n’avais pu qu’obtenir un vieux portable pour son côté pratique.

De cette façon, je passai les deux prochaines heures chez Shin à jouer, rigoler et discuter. Mon meilleur ami m’avait permis de me changer complètement les idées, et je lui en étais reconnaissant. Il avait beau être énervant, moqueur, solitaire et désagréable, il restait la personne avec qui je me sentais le plus à l’aise.

*

Malheureusement, le lundi arriva. J’avais passé mon dimanche à jongler entre aller chez Shin, me morfondre dans ma chambre et attendre patiemment un sms de Shiori. Bien évidemment, mon ex petite amie m’avait complètement ignoré. Je n’avais d’ailleurs pas daigné envoyer le moindre message ; je risquais juste de m’enfoncer dans mon idiotie. Quant à la veste du serveur, elle était toujours dans un coin de ma chambre. J’espérais juste que ma mère ne la voie pas. Il faudrait d’ailleurs que je retourne à ce café… Même si c’était la dernière chose que je voulais faire, je serais bien obligé. Si j’y avais pensé plus tôt, je n’aurais jamais accepté cette veste.

J’arrivai ainsi pour ma première heure de cours, tendu. J’avais juste envie de me cacher quelque part. Peut-être sécher pour la journée… ? Non, non, la situation serait encore pire. Et ça n’avait aucun sens de reporter à plus tard mes malheurs. Autant m’en débarrasser au plus vite.

Je réussis à rester discret jusqu’à mon arrivée en classe. A peine eussé-je franchi la porte que je reçus une grande tape dans le dos accompagnée de rires.

« Alors, Kuro-kun ? Paraît que c’est fini avec Shiori-chan ?

- Hé, pas trop triste ? »

Deux copains étaient déjà là, hilares.

« Hm, vous êtes déjà au courant… ? marmonnai-je.

- Shiori-chan l’a dit par hasard à ses copines, alors ça s’est répandu, tu vois ? »

Ils avaient beau agir comme d’habitude avec moi, un frisson me parcourut. Elle leur avait bien dit. Mais à quel point ? Je m’éclaircis la gorge avant de reprendre :

« Et, euh, elle vous a dit quoi exactement, par curiosité ?

- Baah, pas grand-chose… Juste que vous préfériez être amis ? Que vous n’étiez pas à l’aise en couple ? Attends, attends, c’est pas ça ? Il s’est passé un truc ?! »

Je me retins de pousser un long soupir de soulagement. Elle ne leur avait donc pas dit la vérité… Après tout, peut-être ne voulait-elle pas être embêtée, elle non plus. J’aurais dû penser à cette possibilité. Les élèves avaient vraiment tendance à en faire trop quand il y avait un potin, alors il valait mieux y aller doucement.

« Non, non, c’est ça bien sûr ! » m’empressai-je de contredire quand je vis d’autres personnes s’intéresser de plus près à la conversation. Je ris aussi, essayant d’apporter encore plus de légèreté à mes propos.

Au moins, je n’avais plus à m’inquiéter pour ça. Tout était rentré dans l’ordre. Ou du moins, à peu près… Il fallait peut-être que je parle à Shiori. Néanmoins, j’avais beau y penser, je me connaissais suffisamment pour savoir que je ne le ferais jamais. Je ne l’avais peut-être pas traitée comme une véritable petite amie, mais elle n’avait pas à aller aussi loin. J’étais rancunier, donc je ne risquais pas d’aller m’excuser auprès d’elle pour quoi que ce soit. En fait, je ne voulais même plus voir son visage. Je sentais que ma colère du samedi reviendrait aussi sec.

Au milieu du cours, mon portable vibra. Je le regardai discrètement pour constater qu’il s’agissait de Shin.

Shin : alors, tt le monde te deteste? :-D

Ow, il devait même se moquer de moi de si bon matin ? Le connaissant, il aurait dû dormir, à cette heure – en cours, oui. Au moins, il s’inquiétait pour moi.

Moi : nope, tjrs aussi aimé : ) tu peux te rendormir, tkt

Je me doutais que je n’aurais pas de réponse, alors je me contentai de me concentrer sur les paroles du professeur. Il me fallut un bon moment avant de me rappeler que j’étais en anglais. Maths, anglais… après tout, ça sonnait un peu pareil pour moi.

Finalement, mes pensées dérivèrent… Bon, c’était un peu prévisible, mais elles dérivèrent encore une fois sur le serveur. Celui aux cheveux noirs, au regard sombre, aux longs cils et à la taille démesurée. J’allais le revoir. Il fallait bien que je lui rende son vêtement. Mais alors, que pouvais-je donc lui dire ? M’excuser pour la dernière fois ? Oh non, jamais. C’était plutôt lui, qui devait. Il s’était complètement mêlé de mes affaires. Il avait beau s’être occupé de moi, je ne pourrais pas le pardonner. Même si… contrairement à Shiori, je n’arrivais pas à être si énervé quand je pensais à lui. Plutôt que de la colère, c’était comme de l’irritation. Et puis… la première fois que je l’avais vu, j’avais véritablement été émerveillé. Je ne pouvais pas me le cacher, même si j’essayais d’oublier. Je n’avais jamais rencontré une personne aussi gracieuse, impeccable et douce. Shiori aurait pu entrer dans cette description, mais il lui manquait quelque chose. Une chose sur laquelle je ne parvenais pas à mettre le doigt.

Dans tous les cas, je devais juste revenir dans ce café. Je n’avais qu’à être rapide. Après tout, le serveur avait pour habitude de rester dans les cuisines, si j’avais bien compris ? Avec un peu de chance, il ne serait pas présent, et il suffirait que je donne la veste à un des employés. Ensuite, je n’aurais plus jamais à y retourner.

*

A la fin de la semaine, je n’avais toujours pas rendu la veste. Je l’avais lavée, pliée et rangée dans un sac, puis avais mis le sac sous mon lit. Ensuite, j’avais fait semblant d’être trop occupé avec les études pour avoir du temps libre.

Toutefois, le samedi, je n’avais absolument rien à faire et je dus me rendre à l’évidence : j’étais obligé d’y aller, ou j’aurais juste l’air encore plus idiot que je ne l’étais déjà en m’y rendant des mois plus tard. J’avais juste eu tellement honte que revenir dans ce café était une épreuve. Mais ne pas y aller serait sûrement encore pire. Je devais me lancer.

A quatorze heures, je fus donc en face du café Yume. Il y avait la même pancarte noire et blanche ainsi qu’une foule de gens qui entraient et sortaient. De mon côté, j’étais plus tendu que jamais. Je souhaitais plus que tout faire demi-tour et rentrer chez moi en courant. Bien sûr, je n’allais pas le faire… J’étais capable de me retenir. Fuir ne serait jamais la solution. Tout de même, je me demandais si je stressais plus par rapport à mon expérience honteuse en face de tous les clients et les employés, ou par rapport au serveur que je risquais de revoir. La première option aurait dû être de loin la plus effrayante, mais ce n’était pourtant pas le cas. Peut-être parce que ce serveur… m’irritait et m’impressionnait à la fois ?

Peu importait. Je n’avais plus le temps de penser à ça. Après avoir pris une grande inspiration, j’avançai et entrai dans le café. J’ignorai mon cœur qui battait à toute vitesse.

« Bienvenue au café Yume ! »

Je reconnus aussitôt la serveuse de la dernière fois. Celle petite, aux cheveux châtain clair coupés en carré, aux yeux clairs aussi. Elle avait la même tenue et me souriait. Peut-être m’avait-elle reconnu, mais en tout cas, son visage ne le montrait pas. Elle commença à me faire signe pour la suivre.

« Hm, non, excusez-moi… l’interrompis-je.

- Un problème, monsieur ? »

Ah, le moment fatidique. J’hésitai un instant, puis me rendis compte qu’au contraire, je devais me dépêcher. Il serait possible que sinon, il vienne. Il était peut-être proche. Oh non, donne cette fichue veste et rentre chez toi.

« Je viens juste pour rapporter quelque chose au patron du café, si ça ne dérange pas… Je ne suis venu qu’une seule fois, donc je ne connais pas trop les horaires ici pour ne pas gêner. »

Je pense que mon effort pour être poli devait être flagrant. En tout cas, ça ne parut pas du tout déranger la serveuse – ou alors, elle aussi était simplement trop polie. Mais dans son cas, ça avait l’air très naturel.

« Oh, aucun problème ! répondit-elle avec un grand sourire. Je vais l’appeler tout de suite, attendez un peu.

- Ah, non, non ! me précipitai-je. Pas besoin, vous pouvez simplement lui faire passer… »

Je tentais de sourire du mieux que je pouvais, mais je paniquais complètement. Je devais avoir l’air d’une poule mouillée. Je préférais cependant passer pour autant plutôt que de devoir revoir cet homme. Il ne m’avait rien fait de grave, je le savais… Cependant, il avait su lire en moi si rapidement, me sondant avec ses yeux noirs, et je ne voulais plus revivre ça. La vérité me blessait ; je me fichais de l’éviter de toutes mes forces. Je n’avais pas besoin l’entendre, tant que je la comprenais.

« Ne t’inquiète pas, je suis sûre qu’il sera content. »

Ah, elle était passée au tutoiement. Soit elle essayait de me rassurer, soit elle me prenait pour un gamin. Au point où j’en étais, les deux me convenaient.

« Je ne suis qu’un étranger pour lui, me dépêchai-je de dire. Ca ne sert à rien de prendre la peine de… Hé, mais attendez ! »

Elle était déjà partie. Comme quoi, ça ne servait absolument à rien que j’essaye de m’égosiller. Je pouvais la voir, de l’entrée, partir vers les cuisines. Dès le début, il aurait fallu que je lui lance le sac et que je parte en courant. Ca aurait été beaucoup plus simple.

Maintenant, je stressais comme un idiot. Je pouvais encore laisser le paquet par terre. C’était malpoli, d’accord, pourtant il y avait eu un temps où je n’avais rien à faire de ce genre de choses. Tant que je ne retournais pas ici, je n’avais pas besoin d’avoir de remords plus tard.

Alors que je tournais en rond, la serveuse revenait déjà. Je venais de perdre ma seule chance de fuir.

« Il prend sa pause dans un quart d’heure environ, il m’a demandé de te dire de l’attendre. Viens, je vais te conduire à une table. Ne t’oblige pas à commander, bien sûr ! »

Après tout, tant pis. Je devais arrêter de faire ma fillette. Cet homme n’était qu’un inconnu. Je n’avais qu’à lui donner le sac puis repartir, tout naturellement.

Je me contentai donc d’acquiescer et suivis la serveuse. Elle me dirigea vers un des seuls coins désert, tout au fond du café. Je m’assis sans dire un mot et attendis patiemment. Je croisai mes bras, puis mes jambes, les décroisai ensuite, et continuai de changer de position pendant les quinze prochaines minutes. J’étais censé lui dire quoi, en fait ? Me contenter de quelque chose comme « Hé, voilà ta veste ! » ou alors faire allusion à la dernière fois ? Je m’étais quand même enfui. Je lui avais parlé mal. Et il était beaucoup plus âgé que moi. Même s’il avait eu des paroles déplacées, je m’étais comporté comme un vrai petit délinquant. J’étais pathétique.

Une nouvelle fois plongé dans mes pensées, je ne remarquai pas tout de suite l’immense silhouette proche de moi. J’allais le regarder, mais m’empêchai de lever les yeux. Après tout, je savais qui c’était. Trop bien, même. Ses pas étaient discrets, je ne l’avais même pas entendu. Il s’installa tranquillement en face de moi.

« Bonjour, » murmura-t-il de sa voix douce, grave.

J’allais lui répondre quand ma voix se coinça dans ma gorge. Mes yeux étaient rivés sur mes mains posées sur la table. C’était encore moins évident que ce que j’imaginais. J’avais beau me persuader qu’il s’agissait d’une banale personne, que je ne le connaissais même pas... J’étais moi-même un inconnu pour lui ! Alors il n’y avait rien à craindre. Aucune raison non plus de me sentir déjà si irrité.

Je me raclai la gorge discrètement et parlai enfin :

« Hm, je suis juste venu pour la veste. Voilà. »

Je pris le sac avec des mains maladroites et lui tendis. A présent, je regardais sur le côté.

« Merci, » répondit-il en le prenant.

Du coin de l’œil, je le vis ouvrir le sac et observer son contenu. Il ne me fait même pas confiance… ?

« Wah, tu l’as même lavée. Tu n’étais pas obligé.

- En même temps, ça puait.

- …Oh, vraiment ? »

Peut-être que mon irritation était un peu trop voyante. En plus, je ne pensais même pas ce que je disais – sinon, je n’aurais pas passé plusieurs heures à la renifler. Urgh.

« Bon, sur ce, je vais y aller, hein… dis-je en commençant à me lever.

- Ah, attends. »

Je stoppai mon mouvement et, cette fois-ci… je le regardai vraiment. Par réflexe, bien entendu. Malgré moi, je fus de nouveau aspiré : ces yeux noirs qui me fixaient, comme s’ils me transperçaient, ainsi que ces cheveux qui n’avaient pas l’air d’avoir bougé d’un millimètre depuis la semaine précédente. Son expression était malheureusement toujours aussi identique – inexpressive. C’était vraiment énervant.

« Quoi ?

- Juste, je me demandais… tu vas bien ? Je veux dire, depuis la dernière fois. »

Je l’observai encore, perplexe. Après tout, il se faisait tout de même du souci pour moi ? Ou était-ce encore parce qu’il en prenait la responsabilité, puisque j’étais son client ? Sauf que cette fois-ci, ce n’était même pas le cas, puisque je ne commandais pas…

J’avais passé une semaine à m’en soucier. C’est pourquoi j’en avais assez, et qu’au final, je n’avais qu’à demander. Lui-même ne se gênait pas pour me poser toute sorte de questions personnelles.

« On fait aller… Mais… Dites, hm… Je peux savoir pourquoi vous me portez tant d’attention ? Enfin, toutes ces questions… On se connaît même pas… »

J’étais gêné d’être aussi franc. J’étais le genre de personne qui passait son temps à mentir – ce qui devait déjà être évident. Je n’étais jamais honnête avec mon entourage, dans le seul but de me protéger. En prétendant être une personne que l’on n’est pas, il est facile de se faire des amis, ou même de sortir avec la fille la plus populaire du lycée. Mais cet homme… s’il était si intéressé par ma vie privée, je n’avais qu’à lui montrer mon véritable moi.

Face à ma question, son expression resta imperturbable… ou presque. Ses sourcils se levèrent légèrement, et son regard dévia un peu. C’était… la première fois qu’il réagissait tant, non ? Depuis notre rencontre, je n’avais pas non plus passé mon temps à observer son visage, alors je n’étais pas sûr… Peut-être qu’à force d’y penser, je commençais à remarquer le moindre détail.

Il parut pensif un moment, puis répondit :

« Eh bien… La dernière fois, quand je t’ai vu, je me suis dit que tu paraissais différent des autres. Beaucoup de couples viennent ici, tu sais. De temps en temps, il m’arrive de servir – sinon, je suis en cuisine – alors j’observe la clientèle. Tous ces couples paraissent fous amoureux, même ceux qui ne sont ensemble que pour en avoir le statut. Mais toi, quand elle t’a plaqué… Tu n’avais même pas l’air de penser à elle. Ni d’être triste. Tu faisais juste la tête de quelqu’un qui s’est rendu compte d’une chose importante. »

Il fit une pause. Il regarda par la fenêtre, puis dirigea de nouveau ses yeux vers moi.

 « C’est à ce moment que je me suis demandé… "Mais à quoi peut-il bien penser ?" Avant de savoir ce que je faisais, je t’ai attrapé le bras. Désolé d’avoir agi ainsi, si ça t’a mis mal à l’aise. Quand quelque chose m’intrigue, je ne me contrôle plus. J’ai pu répondre à ta question ? »

Son honnêteté me laissa sans voix un moment. Il avait suffi que je lui demande si simplement, et il me déballait tout sans problème… ? Sa réponse n’était tout de même pas ordinaire mais elle était aussi bien plus égoïste que ce à quoi j’aurais pu penser. Il était donc quelqu’un de curieux, qui ne laissait rien passer sous son nez. Je me doutais qu’il y avait des gens comme ça, sauf que dans son cas, c’était peut-être un peu extrême. Quant à le croire… c’était difficile, mais je ne voyais pas d’autre issue possible. L’excuse de vouloir s’occuper du bien-être de tous ses clients à cent pour cent était encore moins probable.

« O-Oui… murmurai-je, me sentant un peu bête. C’est bon.

- Dans ce cas, je peux moi aussi te demander quelque chose ? »

Il était donc encore curieux ? Si ce n’était que ça, ce n’était pas particulièrement gênant… Habituellement, je ne me confiais qu’à Shin. Et encore, je ne lui disais pas tout. Je préférais souvent tout garder pour moi, peut-être pour y penser le moins possible. De plus, passer pour un faible aux yeux des autres ne me plaisait guère. Mais si c’était un étranger… Quelqu’un loin de mon entourage, qui ne souhaite qu’assouvir sa propre curiosité ? Je pouvais lui dire tout ce que je voulais, personne ne serait au courant. Ce n’était pas comme si je comptais le revoir non plus.

J’acquiesçai donc, soudain beaucoup plus à l’aise. Son apparence était encore déstabilisante, mais je m’y ferais peut-être. Ses connaissances devaient sûrement avoir eu le même problème en le rencontrant. Cependant, ce qui n’arrangeait pas la situation était son regard perçant dirigé vers moi.

« Comment ça s’est passé, depuis la dernière fois ? Enfin… Je me demande surtout si tu vas réellement bien.

- J’ai déjà dit que ça allait-

- J’ai bien dit : réellement. Désolé, mais tu n’avais pas l’air très honnête. »

Dire tout ça avec un visage impassible donnait l’impression qu’il cherchait à me faire des reproches. Je me doutais que pour lui, il ne s’agissait que de prononcer les faits mais pour moi, c’était un peu plus gênant. Je n’en étais néanmoins pas à ça près.

Je réfléchis un moment à ma réponse. A vrai dire, ça ne s’était pas si mal passé… Toutefois, je refusais de lui avouer à quel point j’avais pensé à lui cette semaine – dans le mauvais sens, bien entendu. Fixant de nouveau mes mains sur la table, je finis par lui répondre :

« On va dire que c’était une semaine stressante… J’ai passé mon temps à me demander si Shiori – le nom de la fille que vous avez vue – allait raconter à quel point je suis pathétique à tout le lycée. Elle l’a pourtant pas fait, et tout le monde agit comme si notre séparation n’était rien du tout. Enfin, j’imagine que ça l’est… C’est juste qu’ils s’en fichent complètement, je pense. Tant qu’on assume nos rôles de "personnes populaires du lycée", il n’y a pas de problème, après tout… Ensuite, si je vais bien ou non, j’en ai pas la moindre idée. J’ai pas non plus envie d’y penser. »

Je lâchai un long soupir. J’en avais peut-être trop dit. Ma colère et mon exaspération devaient transpirer. Mais face à cet homme, je ne me forçais plus à sourire. C’était sûrement pour le mieux. C’était une personne que je n’avais pas besoin de côtoyer tous les jours. Je pouvais agir comme je le souhaitais.

« Pff-… »

Mh ? Qu’est-ce que c’est que…

Je levai les yeux vers le serveur. Il tournait la tête sur le côté, le plus possible, comme s’il regardait derrière lui. Il couvrait sa bouche avec sa main et ses épaules tremblaient. Y avait-il quelque chose de drôl-

Non. Un moment. Deux secondes.

Il était en train de rire. C’était peu perceptible, mais véritable. Je parvenais à entendre les éclats de rire dissimulés par sa main. Il se retenait clairement.

Bientôt, il enleva sa main, sûrement par pur réflexe. J’eus l’impression que le temps s’arrêtait. Ou bien c’était mon cœur qui était en train de louper de nombreux battements. C’était un sourire comme je n’en avais jamais vu. Un où la bouche est légèrement ouverte, les yeux fermés. Son visage était illuminé.

« Oh, p-pardon… dit-il entre deux éclats de rire. Tu es différent de ce que j’imaginais. Rien qu’avec ton apparence, je m’étais fait à l’idée que tu étais une sorte de délinquant… Et maintenant, je découvre que tu es plutôt un gars torturé. »

Il rit de plus belle, toujours aussi discrètement. Je ne voyais pourtant plus que son visage, et à cause de ses paroles, je me sentis rougir.

Au bout d’un moment, il s’arrêta et me regarda d’un œil interrogateur. Il avait repris son visage impassible, mais peut-être un peu plus vivant qu’avant. Je me rappelai de respirer à temps.

« Mh, pardon… s’excusa-t-il soudain. C’était… C’était étrange, c’est ça… ? Enfin, mon rire… »

Ses sourcils étaient à peine froncés en un air inquiet. Je faisais tellement attention à son expression que je pouvais le remarquer. Cependant, je me demandai plutôt le sens de ses paroles. Comment un rire pouvait-il être étrange ? Parlait-il de sa capacité à faire s’étouffer les gens à sa seule vue ?

« N-Non… marmonnai-je. C’était… très… très beau… »

Ma phrase se termina en un faible murmure. Il me fallut quelques secondes avant de pouvoir m’apercevoir de ce que je venais de dire. Dans un état normal, jamais une chose pareille n’aurait pu sortir de ma bouche.

« H-Hm, excusez-moi, je vais y aller. »

Je m’étais déjà levé. Cette scène était semblable à celle de la semaine précédente. Avec une attitude un peu plus polie, sûrement. J’étais déjà à quelques mètres quand je l’entendis m’interpeller d’un « Hé ! ». Je tournai la tête, mal à l’aise. Je ne serais sûrement pas capable de revenir vers lui maintenant. Il s’était mis debout et m’offrait une nouvelle fois un sourire, encore bien plus discret. Il dut parler un peu fort pour que je l’entende par-dessus le vacarme du café.

« Je m’appelle Touyama Kouji ! Et toi ? »

Je ne m’étais pas attendu à ce qu’il me donne son nom, même si c’était la moindre des choses à faire quand on rencontrait une personne. Toutefois, est-ce que cela signifiait qu’il souhaitait me revoir… ?

« Kurohiko Kazuma ! »

Son sourire s’étira un peu plus, et il m’offrit un geste d’au revoir de la main.

« Dans ce cas, Kurohiko-kun, n’hésite pas à revenir ici, d’accord ? Je te ferai des prix avec plaisir ! Spécial "torturé" ! »

Je lui donnai en retour un claquement de langue, mais m’inclinai ensuite légèrement. Il voulait donc réellement que je revienne. Et si j’avais réussi à briser cette expression de glace, peut-être qu’il m’appréciait un peu. Je n’aurais jamais pensé que cela puisse être possible avec ma véritable personnalité. Les gens s’entendaient parfaitement bien avec mon moi populaire, mais ma véritable personnalité n’était pas capable de se faire de nombreux amis.

Je quittai le café, laissant en suspense ma décision de revenir ou non. Je ne savais moi-même pas ce que je souhaitais faire. Cependant… je ne voulais peut-être pas en rester là. J’avais réussi à briser son masque aussi bien qu’il avait brisé le mien. Ma personnalité ne l’avait pas rebuté ; bien au contraire. Quant à la sienne, elle représentait la chaleur que j’avais ressentie lors de notre première rencontre. Il m’énervait encore un peu, mais cela ne m’empêchait pas d’être curieux. Si j’avais tendance à me sentir différent des autres, peut-être était-ce le cas pour lui aussi.

Je rentrai donc chez moi avec un état d’esprit complètement différent de celui de la semaine précédente. La seule chose identique était cette chaleur qui m’enveloppait – alors que pourtant, je ne portais plus sa veste.

Touyama-san risquait d’être une personne qui allait m’obnubiler pendant un moment.

3: Une pluie atroce, une maison accueillante.
Une pluie atroce, une maison accueillante.

« Waouh, quel retournement de situation.

- Q-Quoi ? »

Une nouvelle fois, j’étais venu chez Shin. C’était encore le soir même de ma venue au café. Je venais à peine d’entrer dans sa chambre qu’il avait fait son commentaire. Il était de nouveau allongé sur son lit, ses écouteurs dans la main. Comme toujours, il avait l’air de s’ennuyer à mourir. Je me demandais comment il ferait si je n’étais pas là pour lui. Même si le contraire était vrai aussi…

« La semaine dernière à la même heure, j’ai cru que t’étais sur le point de te jeter par la fenêtre. Cette fois-ci, t’as l’air plutôt enthousiaste.

- …Vraiment ?

- Tu souris comme un idiot. »

Je me retins de répondre à ça. Il avait peut-être raison. Sûrement, même. Mais la raison de ma bonne humeur était des plus gênantes… Je n’avais même pas envie d’admettre que j’étais soulagé et que j’étais impatient de retourner au café Yume. Le serveur… Enfin, Touyama-san, était une personne bien plus agréable que ce que j’aurais pu imaginer. Je pensais qu’il s’agissait d’un petit fouineur, du genre à mettre mal à l’aise les gens autour de lui sans même leur accorder un sourire… En vérité, il était bien plus mystérieux que ça. Pour une raison inconnue, il avait l’air gêné de montrer ses expressions. De plus, sa curiosité avait beau être mal placée, elle était sincère. Après tout, il s’était excusé. J’étais peut-être naïf, mais ça ne servait à rien d’être complètement parano. Je m’étais rendu compte qu’au cours de cette semaine, je m’étais bien trop inquiété. Trop réfléchir n’était pas bon pour moi. Pour les autres non plus, d’ailleurs. Shin avait dû s’inquiéter, et Touyama-san avait dû se sentir exaspéré par mon attitude. Arrêter de penser un peu ne me ferait pas de mal.

« Alors, tu vas me raconter ce qui te préoccupe vraiment ? »

Shin s’était rendu compte que Shiori n’était pas ma plus grande préoccupation. A vrai dire, il savait mieux que moi que je n’étais jamais tombé amoureux d’elle. J’avais pensé à elle, mais pas suffisamment pour en être obnubilé. Quant à savoir si je voulais en parler à mon meilleur ami… Bon, pourquoi pas. Maintenant que l’histoire était plus ou moins réglée, je n’avais aucune raison de me taire…

« Tu connais le café Yume ? » demandai-je soudain.

Shin parut un peu surpris par ma question, mais se mit à réfléchir tout de même.

« Je crois pas… Ah… Ah, si, me semble en avoir entendu parler en classe. Pourquoi ?

- Mon rendez-vous avec Shiori était là-bas, la semaine dernière.

- Oh. Et ?

- La dernière fois, j’ai… je t’ai caché un truc. En fait, quand elle m’a… hm, renversé sa boisson sur la tête… Un des serveurs est venu m’aider. Enfin, le patron pour être exact. »

Je m’arrêtai un instant. J’allais encore me ridiculiser, à raconter ça, non ?

« Et ? dit encore Shin.

- Ben… Il m’a prêté sa veste, tout ça… Mais disons que… qu’il a été super indiscret. Il a commencé à me poser des questions sur Shiori, à dire un peu le même genre de choses que toi… J’ai pas apprécié. Et cette semaine, j’ai passé mon temps à stresser car je savais que j’étais obligé de le revoir… pour lui rendre sa veste, tu sais. »

Je m’étais assis sur sa chaise, comme d’habitude, mais je ne le regardais pas. J’étais trop gêné pour ça.

« J’imagine que ça s’est arrangé alors ? questionna Shin, sa voix laissant penser qu’il était indifférent.

- Ouais… Apparemment, il était juste… vraiment curieux. Il s’est même excusé… Je pense que c’est une personne bien meilleure que celle que j’imaginais. »

Là, j’étais vraiment, vraiment embarrassé. Etre honnête était tellement difficile. D’autant plus que j’étais bien la dernière personne sur Terre à complimenter les autres. Shin, lui, paraissait encore totalement indifférent.

« Bon bah, c’est cool alors, non ? dit-il. Maintenant que tu sais qu’il va pas te manger, tu peux retourner le voir.

- Hé !

- Je plaisante à peine. Sérieusement, ça te ferait du bien d’être honnête avec d’autres personnes que moi… Si ça continue, tu passeras ta vie avec des gens que t’apprécies même pas. »

Je restai silencieux, pensif. Ses mots étaient tellement justes… Malheureusement, au fond de moi, je savais que je ne pouvais pas tout à fait me le permettre. J’étais censé être le garçon populaire, intelligent, beau. Si ça devait changer, si jamais je retournais dans la normalité… Ma famille m’en voudrait plus que tout. Mais encore plus qu’eux, c’est moi qui me détesterais. C’était cette pensée qui me bloquait.

« Hé, Kazuchin… Arrête de penser à ça. Il serait temps que tu te lâches un peu… Même lentement, tu devrais vraiment. Tu sais bien que sinon, un jour ou un autre, ça explosera. »

Je le savais… Il fallait que je change. Peut-être que, lentement, je finirais par trouver une solution. Si je commençais à m’accorder de la liberté, je pourrais savoir ce que je voulais réellement faire.

Une idée me vint au bout d’un moment.

« Hé, Shin… Si j’y retourne comme ça, sans raison précise, ça risque d’être un peu étrange, hein ?

- Tu fais comme tu veux…

- Non, je veux dire... Tu veux pas m’accompagner ? »

Shin me fixa longuement. Il pouvait très bien m’envoyer balader, ou alors m’accorder un peu de son temps pour m’aider. Il lâcha un long soupir.

« OK. Mais vite fait. J’ai que ça à faire, après tout. Puis l’idée de te voir y aller tout seul est plutôt triste. »

Ce qu’il disait était un peu vexant, mais ce n’était pas le moment de faire mon difficile. Actuellement, je n’avais aucune bonne raison de retourner au café. Si je devais directement demander à parler à Touyama-san, je savais que je le dérangerais, et ce serait gênant. Ensuite, si je m’installais au hasard à une table, je me sentirais vraiment seul. Emmener quelqu’un avec moi était donc la meilleure solution.

« Cool ! m’exclamai-je. Hm… Lundi après les cours, ça te va ?

- T’es si pressé que ça de revoir ce gars ?

- Hé, non ! Je vois juste pas pourquoi je devrais perdre du temps… »

Il se tourna sur son lit, mais je pouvais voir son sourire.

« Arrête de faire exprès de m’embarrasser, Shin. »

Bien sûr, il ne répondit même pas, mais je pouvais très bien imaginer son air satisfait. J’aurais dû m’en douter.

*

Le reste du week-end me parut long. Oui, vraiment long. Je ne le cachais pas – ou plutôt, j’avais cessé d’essayer de le faire –, je souhaitais vraiment revoir Touyama-san. Comme lui, j’étais sûrement sujet à de la curiosité. Je n’arrêtais pas de me poser des questions sur lui : quels étaient ses occupations ? Ses passions ? Pourquoi travaillait-il dans un café ? Aimait-il d’ailleurs cette boisson ? Combien mesurait-il vraiment ? Et son âge ? Pourquoi, mais pourquoi s’empêchait-il de sourire ? D’ailleurs, comment faisait-il pour envouter les gens ainsi ?

Plus j’y pensais, plus de nouvelles questions me venaient à l’esprit. J’avais peur que ça devienne un peu trop obsessif… Je ne m’étais jamais senti aussi intéressé par quelqu’un. Dès le début, il m’avait impressionné, à vrai dire. Je l’avais pris pour quelqu’un de mauvais, mais je me rendais compte que c’était peut-être une excuse. Après tout, j’avais tellement peur de montrer ma réelle personnalité à quelqu’un que je rejetais toujours tous les inconnus.

Mais maintenant, c’était différent. Petit à petit, lentement mais sûrement, j’allais commencer à changer. Je n’étais pas satisfait avec ma vie actuelle… je devais apprendre à m’aimer.

*

Le lundi, à la fin des cours, j’accourrai dans la classe de Shin. Il avait une nouvelle fois la tête et les bras croisés sur sa table. Il dormait sûrement. Par politesse, je donnai un signe de tête à ses camarades de classe, qui me connaissaient déjà tous. Je ne me gênai ensuite pas pour aller au bureau de Shin et donner un coup de pied dans sa chaise.

« Allez, lève-toi, on y va ! »

Il grogna, et je donnai un autre coup. Il y eut quelques rires de la part de ceux qui regardaient. Shin leva finalement la tête.

« Mh, t’es sûr ? demanda-t-il d’une voix fatiguée.

- Oh bon sang, dépêche-toi. »

Je le soulevai par le bras et il soupira longuement en se laissant faire. Je le laissai prendre son sac puis l’obligeai à aller jusqu’à la sortie, le menaçant de le faire rouler par terre si nécessaire.

Le café était à l’opposé du lycée par rapport à nos maisons, ce qui fit qu’il nous fallut une bonne demi-heure pour y arriver à pied. Je trépignais d’impatience alors que Shin n’arrêtait pas de râler. Il ne faisait que dire qu’il regrettait son choix. Peu m’importait ; je voulais juste qu’il m’accompagne. Quand je disais que je pouvais le faire rouler par terre, je ne blaguais pas.

« C’est ici. »

Shin observa la pancarte, l’air toujours aussi las que d’habitude. Il me regarda ensuite, silencieux.

« Allez, on entre ! dis-je, agacé.

- C’est toi qui restes planté là. Tu veux que je te donne la main ou quoi ?

- Tch. »

Je le dépassai pour entrer dans le café. J’étais un peu nerveux car j’appréhendais. Je ne pouvais pas cacher ma peur quant au fait que Touyama-san pouvait simplement… n’avoir aucune envie de me parler, finalement. Je savais qu’il y avait peu de risques, puisque lui-même souhaitait me revoir… Je ne pouvais juste pas m’en empêcher.

« Bienvenue au café Yume ! »

Je fus surpris d’entendre une voix différente des deux dernières fois. D’autant plus qu’elle n’avait absolument rien à voir. Elle appartenait clairement à un homme, avec même un léger accent étranger – sûrement anglais, ou quelque chose y ressemblant.

Après avoir regardé le serveur, je me rendis compte que je l’avais déjà aperçu. C’était celui que Shiori m’avait montré : l’étranger aux yeux émeraude. Il avait un air extrêmement avenant, ce qui était plutôt rassurant. Il arborait un grand sourire qui dévoilait ses dents blanches, avec une coiffure ressemblant à celle d’un top modèle – sans pour autant passer pour un. Il avait un beau physique mais restait dans la moyenne.

« Ah, toi… ! s’écria-t-il soudain en me regardant. Hé, mais je te reconnais ! Mh… Kazuma, c’est ça ? Kouji m’a parlé de toi ! »

Je fus déstabilisé à plusieurs niveaux. Déjà, il m’appelait par mon prénom ; peut-être n’était-il pas à l’aise avec la politesse des japonais ? De même, je mis un moment avant de comprendre qu’il parlait de Touyama-san. Il aurait pu préciser, quand même. Pour finir, je ne m’étais pas attendu à ce que celui-ci lui parle de moi. Qu’avait-il bien pu dire, après tout ?

« Euh… oui ? le questionnai-je, me demandant si c’était si important, de me reconnaître.

- Oups, désolé de t’appeler par ton prénom, j’suis pas encore très habitué, tu vois, haha… Oh mais t’as amené un pote ! Oh… Oh my god. »

Le serveur s’approcha aussitôt de Shin, comme s’il m’avait oublié en une fraction de seconde. Il ne se limita cependant pas à quelques mètres de distance entre eux, mais à quelques centimètres. Ou peut-être moins. Mais qu’est-ce qu’il fabriquait ?

« Hm… Comment tu t’appelles ? » demanda l’étranger.

Shin leva un sourcil, sans bouger. Il devait être aussi surpris que moi, avec de l’agacement en plus. Je savais qu’il n’aimait pas qu’on soit trop proche de lui. Même moi. Il se retenait sûrement d’envoyer son poing dans la figure de l’homme. Il valait mieux que j’intervienne.

« Il… Il s’appelle Yanagi Shinji ! Euh, vous pourriez nous conduire à une table, s’il vous plaît ? »

Le serveur recula, déçu. Il récupéra cependant bien vite son sourire, qu’il adressa à Shin.

« Enchanté, Shinji ! Moi c’est Jin Lloyd, mais appelle-moi Jin, ce sera plus-

- Parce que vous croyez vraiment que je vais remettre les pieds ic-

- BON ET SI ON Y ALLAIT ? »

Oups, je m’étais un peu emporté. Malheureusement, il avait fallu que j’agisse, ou ça se serait mal terminé. Shin n’était pas très sortable…

Surpris, Jin-san hocha la tête et Shin se contenta de regarder ailleurs, l’air un peu irrité. Le serveur nous fit signe de le suivre pour nous accompagner jusqu’à une table près de la fenêtre. Je me rendais compte que le lundi, c’était loin d’être aussi bondé que le samedi. Il y avait tout de même quelques personnes mais sans plus. C’était la première fois que je voyais le café aussi calme.

« Kurohiko-kun ? »

Je tournai immédiatement la tête. Je pouvais déjà clairement reconnaître cette voix. Touyama-san était là, son expression neutre de retour. J’étais… un peu déçu. Non pas de le voir, bien entendu.

« Je me disais bien avoir entendu ta voix, dit-il. Bonjour.

- Bon… Bonjour, Touyama-san.

- Tiens, tu as amené un ami ? »

Il observa Shin et contrairement à Jin-san, le regarda tout à fait normalement – peut-être était-ce dû à son manque d’expression, en fait. Dans un sens, Touyama-san et Shin se ressemblaient à ce niveau, même si ce dernier était un peu plus sauvage.

« Oui, c’est mon meilleur ami, Yanagi Shinji. »

Je préférais le présenter, puisque je doutais que Shin veuille nous faire l’honneur d’ouvrir la bouche pour le faire de lui-même. Il n’était pas méchant, mais ni la politesse et ni la sympathie ne pouvaient le caractériser.

« Enchanté, Yanagi-kun. Moi, c’est Touyama Kouji. »

Mon ami n’offrit qu’un hochement de tête rapide en guise de réponse.

« Je vois que vous avez rencontré Jin, rajouta-t-il. J’espère qu’il n’a pas été… trop entreprenant. »

Il se tourna vers son ami – sûrement son ami, étant donné qu’il l’appelait aussi par son prénom, sans suffixe honorifique – comme pour l’interroger sur ses véritables intentions. Il faisait sûrement référence à l’approche de Jin-san tout à l’heure. Je ne m’en inquiétais pas tant, puisqu’après tout, c’était peut-être un "truc d’étranger" ? Je ne connaissais pas bien les coutumes des autres pays.

« Il vient d’Amérique, expliqua Touyama-san. Il est arrivé ici il y a quatre ans, donc il s’habitue encore… Disons qu’il a un esprit très libre. Mais il n’est pas méchant, je vous rassure. Il travaille ici à plein temps alors vous risquez de le voir souvent. »

J’avais beau m’intéresser à ce qu’il racontait, le fait qu’il comptait déjà qu’on revienne ne m’échappa pas. A présent, il ne m’était plus possible de penser qu’il ne m’appréciait pas.

« Désolé, je m’emporte on dirait… dit soudain Touyama-san, passant sa main dans sa nuque. Jin, prends leur commande.

- Yep ! Alors, vous voulez quoi ? »

Touyama-san m’adressa un signe de la main discret, et il me sembla voir un coin de sa bouche légèrement se soulever. Je hochai brièvement la tête, un peu pris au dépourvu. Il repartit ensuite en cuisine. Il devait pouvoir se permettre de venir quand il y avait si peu de monde…

« Je vais prendre un café… au lait, ajoutai-je.

- Un café noir, » dit simplement Shin.

J’avais un peu honte de l’admettre, mais j’avais du mal avec le côté amer. Shin me paraissait complètement fou, à le boire ainsi.

« Ok, c’est noté ! » s’exclama Jin-san avec un sourire.

Il partit à son tour, l’air particulièrement joyeux.

« Il est taré ce gars… murmura Shin.

- Mh ? Qui ça ?

- Ce Jin.

- Ah… Il fait plutôt hm… enthousiasmé, ouais. Mais il a pas l’air méchant, si ?

- Mmmh… »

Il regarda par la fenêtre, le visage un peu moins détendu que d’habitude. Je m’étais attendu à pire, pour être honnête. Normalement, il aurait cherché à insulter Jin-san ou bien essayé de le frapper. Peut-être essayait-il simplement de bien se tenir pour moi. Il savait bien que je n’étais pas très à l’aise. S’il faisait n’importe quoi… ce serait encore plus difficile de revenir.

« Heeey, et voilà vos commandes ! »

Jin-san était super rapide.

« Ah, j’aimerais bien vous accompagner pour discuter un peu, mais je dois encore travailler, soupira-t-il.

- On veut pas de t-

- Hm ouais, merci ! »

Shin n’arriverait donc pas à se contenir si facilement. Jin-san n’avait pourtant pas de mauvaises intentions… Mon ami n’avait sûrement pas apprécié être approché de si près par un inconnu.

Jin-san repartit moins joyeusement qu’avant. Quelques minutes après, Touyama-san revint.

« Je suis en pause pour un quart d’heure. Je peux m’installer ?

- Bien sûr ! »

Si c’était pour refuser, je ne serais même pas venu. Evidemment, je n’avouerais pas que je souhaitais avant tout lui parler. Mais il devait s’en douter, non… ? Il avait dû poser la question par politesse.

Il prit simplement une chaise proche et se plaça sur le côté de la table, en s’inclinant légèrement plus vers moi. Shin regardait de toute façon encore par la fenêtre et n’avait clairement pas envie de participer à la conversation. De mon côté, j’étais encore nerveux. Car oui, Touyama-san comptait discuter avec moi. Mais de quoi ? Que devais-je dire ? N’allais-je pas complètement l’ennuyer ? Il avait beau s’intéresser à ma pauvre vie… Je n’avais plus rien à raconter sur Shiori, puisque je ne lui parlais plus. Tout le reste était identique à d’habitude. Ca n’allait sûrement pas l’intéresser, d’accord ? C’était juste ennuyeux… Moi-même, je n’avais pas envie d’en parler.

« Tu aimes ton café ? »

Mon expression dut être particulièrement drôle, car il fronça un sourcil et souleva l’autre. Il fallait dire que je ne m’attendais pas à ce genre de questions. Un instant il me posait des questions existentielles, et maintenant il n’y avait pas plus banal.

« Euh oui, bien sûr…

- Tant mieux. C’est Aya qui l’a fait.

- Aya… -san ?

- Tu l’as déjà vue. C’est une serveuse qui s’est occupée de toi. »

Dans ce cas, je me souvenais. Après l’avoir rencontrée plusieurs fois, j’aurais eu un problème si je l’avais oubliée. J’avais été même surpris de ne pas la voir nous accueillir, Shin et moi – même si ça devait évidemment être dû au hasard, ou en fonction des jours, ou même des heures. Ce dernier détail me rappela quelque chose.

« Oui, je m’en souviens… Au fait, Touyama-san, je peux vous poser une question ?

- Mh ?

- Je me demandais quels sont vos… enfin, les horaires du café… ? J’ai jamais fait attention, alors ça me permettrait de pas venir au mauvais moment. »

Oh, j’avais failli lui demander les siens, d’horaires. C’était mon intention, mais… non. J’aurais eu trop honte. Pas en face de Shin, en plus. Quoique, je me demandais s’il écoutait réellement quoi que ce soit de la conversation.

Touyama-san, lui, n’eut en aucun cas l’air gêné. Après tout, son expression ne changeait presque pas – même si elle me paraissait beaucoup plus vivante qu’à notre première rencontre. Il se contenta de me répondre de sa voix calme et légèrement monotone :

« Nous sommes ouverts du lundi au vendredi de neuf heures à dix-sept heures trente. Le samedi, c’est du neuf heures trente – seize heures. Jin et moi travaillons à temps plein, et il y en a quelques uns à temps partiels. Concernant mes propres horaires, j’ai tendance à simplement combler les trous en fonction des autres. Mes jours de congés varient. »

On ne pouvait pas dire que ses réponses n’étaient pas complètes. Je me demandais d’ailleurs s’il n’avait pas deviné ce que j’attendais réellement de lui, puisqu’il m’avait dit ses propres horaires. Dans tous les cas, à présent, je n’avais plus à avoir peur de venir au mauvais moment… Ah, j’étais vraiment une mauviette, dans le fond.

« Mh… D’accord, » répondis-je en faisant comme si ça ne m’intéressait pas plus que ça.

Après ça, je me demandai encore de quoi je devais parler. Touyama-san se contenta de m’observer boire mon café, tandis que Shin regardait encore et toujours par la fenêtre. J’espérais que celui-ci m’aide un peu, même en disant quelque chose comme « Ce café est à vomir. ». Au moins, ça lancerait un sujet de conversation…

Le silence dura une minute ou deux. Ou bien moins, vu que le temps me paraissait juste tellement long. Je ne pensais pas qu’essayer de parler à quelqu’un pouvait être si gênant. Avec ma véritable personnalité, bien sûr. Si je me comportais comme avec mes amis du lycée, j’aurais déjà dit quelque chose que je ne pensais même pas pour discuter. Malheureusement, avec Touyama-san, je m’étais déjà dit que je ne souhaitais pas être si superficiel.

« Vous allez à quel lycée, tous les deux ? demanda-t-il soudain.

- Le lycée Miyagawa.

- Je m’en doutais, vu votre uniforme… Il est très proche d’ici, en plus.

- Vous n’y êtes pas allé ? m’étonnai-je. En général, tous ceux qui vivent ici vont là-bas. »

Son regard se posa soudain sur la table et il arbora un air pensif. Il eut l’air de répondre un peu machinalement.

« Non, je n’habitais pas tout à fait ici, et j’ai dû aller dans une école un peu loin de chez moi. »

Je préférai simplement hocher la tête. Ca n’avait pas l’air d’être quelque chose dont il souhaitait parler. Je ne voyais pas tout à fait pourquoi… mais ça ne me regardait pas. J’avais beau être moi aussi curieux, je ne pouvais pas demander quelque chose de déplacé à une personne plus âgée que moi. Oh, d’ailleurs…

« Touyama-san, quel âge avez-vous ? »

Je me demandais simplement à quel point je pouvais me permettre de poser des questions personnelles. Ou même s’il était possible que je m’entende avec quelqu’un de plus âgé. Une situation pareille ne m’était jamais arrivée.

« Ah, j’ai vingt-cinq ans. C’est vrai que je ne l’ai jamais dit. Et toi ?

- Dix-sept… Je suis en deuxième année de lycée. »

Huit ans d’écart, hein… C’était quand même assez éloigné. Soudain, je me sentais vraiment… jeune. Etait-ce vraiment possible de trouver des sujets de conversation qui ne soient pas trop ennuyeux, avec une telle différence ?

« Au fait, ça me préoccupe depuis un moment, Kurohiko-kun… Tu ne veux pas arrêter de me vouvoyer ? C’est un peu gênant, je ne me sens pas si vieux. Je n’aime pas trop devoir être si poli avec les autres, et je pense que c’est pareil pour toi… non ? »

Essayait-il déjà d’éliminer cette différence ? Ou alors, il ne faisait qu’être honnête. Depuis le début, je le voyais plutôt comme quelqu’un de très classe, raffiné, gracieux, poli, sans défaut, voir même un peu coincé, mais je me trompais peut-être. Il avait l’air de cacher énormément de choses, comme il le faisait avec son sourire.

« C’est vrai… approuvai-je. Dans ce cas, vous… enfin, tu… tu peux faire de même par rapport à mon nom. Je veux dire que tu n’es pas obligé de m’appeler par mon nom de famille… Enfin, si ça te va. »

Kurohiko-kun… A vrai dire, j’aimais bien être appelé ainsi, puisque ça changeait énormément des "Kuro-kun" que j’entendais à longueur de journée. Je ne m’étais même pas rendu compte à quel point ce surnom commençait à m’insupporter. Cependant, "Kurohiko-kun" me paraissait tellement… étranger. Mes professeurs m’appelaient comme ça. Tous les inconnus aussi. Shin était le seul à avoir trouvé autre chose.

« Kazuma alors ? dit Touyama-san.

- H-Hm, oui. »

C’était soudain très étrange, mais ça me faisait plaisir.

« Tu peux aussi m’appeler par mon prénom, Kazuma.

- Mh ?! C’est… C’est un peu beaucoup, quand même… "Touyama-san" ne suffit pas ?

- Bon, si tu veux, oui. »

Il m’accorda un léger sourire qui m’empêcha de rajouter quoi que ce soit. Il s’effaça cependant rapidement, et je le vis regarder discrètement autour de lui. N’osait-il vraiment pas sourire face aux autres… ? C’était plus qu’étrange. D’autant plus qu’il n’avait absolument aucune raison d’en être complexé.

Il restait peu de minutes à Touyama-san avant de reprendre son boulot. Nous continuâmes la conversation, parlant de choses assez banales. Shin fut forcé de participer un peu quand il était sollicité et par chance, il ne se plaignit pas. Je me doutais qu’il faisait encore des efforts pour m’arranger. Touyama-san nous posa des questions sur notre relation, sur nos autres connaissances – même si je me dépêchai de changer le sujet – ou encore sur nos passe-temps. Dans mon cas, à part jouer aux jeux vidéo, il n’y avait pas grand-chose… Ou plutôt, il y en avait bien un, mais je n’allais sûrement pas en parler. Shin, lui, se contentait de dormir toute la journée, ou bien d’écouter de la musique et se balader en ville. Quand je retournai la question à Touyama-san, il nous informa qu’avant tout, il aimait son café. En faire la décoration était aussi amusant ; apparemment, comme je le pensais, tous les employés s’étaient chargés de faire les dessins sur les meubles et autres.

Lorsqu’il dut partir, il me fit encore promettre de revenir une prochaine fois. Le lendemain, même, si je le souhaitais. En semaine, il y avait effectivement beaucoup moins de monde que le samedi, alors il était plus libre. Comme je n’avais aucune raison de refuser, j’acceptai.

« Kazuma, hein… ? murmura Shin sur le chemin du retour.

- Oh, tais-toi.

- Vous êtes plutôt bizarres, tous les deux. C’est comme si… c’était pas très naturel, de vous voir ensemble. Je veux dire, on voit clairement que vous êtes pas à l’aise.

- …Tu trouves ? »

Shin m’inquiétait. Je savais bien que moi-même, je n’étais pas à l’aise. Mais Touyama-san aussi ? Il… se forçait ? Impossible, il ne souhaiterait plus me revoir, sinon…

« Oh, ne saute pas aux conclusions, dit-il aussitôt. Je sais très bien que toi, t’es pas à l’aise car t’as du mal à te dévoiler… Dans son cas, ça doit sûrement être la même chose. Enfin, c’est pas comme si je connaissais les détails. Tu sauras sûrement en y retournant. »

Je soupirai discrètement de soulagement. Il était peut-être juste comme moi… oui. Je ne le connaissais pas encore suffisamment pour dire quoi que ce soit. Nous étions encore des étrangers, même si pour une raison inconnue, nous souhaitions en apprendre plus sur l’autre. Dans mon cas, sa personnalité m’intriguait et j’avais l’impression de pouvoir compter sur lui. Je ne savais pas comment ça évoluerait, mais sa présence était tellement différente de celle des autres que je ne pouvais juste pas lui tourner le dos. Néanmoins, dans son cas à lui, je ne savais pas quoi penser. Intrigué par moi, d’accord… il avait aussi eu l’air d’être intrigué par ma personnalité, mais il n’y avait pas de quoi. Je n’étais qu’un lycéen ennuyeux, manquant cruellement de confiance en soi et ancien délinquant. Comment pouvait-il être intéressé par un gamin comme moi ? Si j’étais une jeune lycéenne et lui un vieux pervers, j’aurais fait le rapprochement… Ce n’était pourtant pas du tout le cas.

*

Le mardi, le lendemain, je n’allai pas au café. La raison n’était rien de sérieux. Au contraire, c’était très stupide. J’avais demandé à Shin d’encore m’accompagner, mais il avait refusé. Ensuite, je m’étais rendu compte qu’y aller directement le jour d’après était un peu exagéré. J’allais passer pour un stalker, ou alors pour un grand paumé. L’envie ne me manquait pas, pourtant… Si Shin avait accepté de venir avec moi, j’y serais allé. Mais on aurait dit qu’il n’avait vraiment pas apprécié la présence de Jin-san, ce qui n’arrangeait pas les choses.

Malheureusement, le mercredi, je ne pouvais plus tenir. Tant pis si j’exagérais un peu avec mes venues, tant pis si Shin ne m’accompagnait pas. De toute façon, il n’était là que parce que j’étais un trouillard. Il fallait que j’arrête de compter sur lui. De plus, il devait se sentir bien seul quand je discutais avec Touyama-san, puisqu’il n’avait absolument rien à faire dans la conversation.

Je m’étais donc dirigé seul vers le café, de nouveau nerveux. Et puis, tout à fait normalement, Touyama-san m’avait accueilli lui-même à l’entrée. Il m’avoua même qu’il m’avait attendu, ainsi que la veille. Il avait été un peu déçu quand je n’étais pas venu. Ce qui me… touchait. Il ne me semblait pas avoir déjà entendu les mots « Je t’attendais. ».

Nos discussions tournèrent alors autour des mêmes choses que le lundi. Bien sûr, en entrant un peu plus dans les détails. C’est de cette façon que j’appris plus de choses sur ses collègues de travail. Jin-san avait vécu aux Etats-Unis, il avait vingt-deux ans. Apparemment, c’était un véritable otaku toute sa vie et à dix-huit ans, à peine sorti du lycée, il avait décidé de partir au Japon pour y vivre. En fait, son père avait des origines japonaises, ce qui avait facilité son arrivée. Peu après, il avait rencontré Touyama-san et l’avait presque forcé à créer un café avec lui. Touyama-san avait été perplexe, mais avait finalement accepté. Comme il était le plus âgé et le plus expérimenté, il en était devenu le patron.

Ensuite, il y avait aussi Aya-san, qui n’avait que dix-neuf ans. Apparemment, elle travaillait à temps partiel pour se payer ses études de droit. C’était une personne très gentille, mais elle avait tendance à trop attirer le regard des clients masculins, malgré elle.

J’eus aussi des détails concernant d’autres employés qui venaient moins souvent, mais… Ce n’était pas eux qui m’intéressaient le plus. C’était le passé de Touyama-san qui m’intriguait. Il n’en parlait pourtant pas. Les jours suivants y compris. Et la semaine suivante aussi. Durant ses quelques minutes de pause, nous parlions de choses tournant en particulier autour du travail. Mais j’avais l’impression que ce n’était pas ce que je souhaitais réellement.

*

Ainsi, j’étais finalement revenu tous les jours, de façon brève. Le samedi aussi, même si Touyama-san eut à peine le temps de me dire bonjour. J’avais remarqué qu’à chaque fois, il m’adressait des sourires discrets. De mon côté, je jouais encore au lycéen rebelle. J’étais absolument incapable de lui rendre le moindre sourire, et j’avais tendance à agir de façon froide. J’étais quoi, un tsundere ?

Le mardi qui suivit, je n’eus pourtant pas l’occasion d’y aller comme d’habitude, après la fin des cours. Une nuisance venait malheureusement d’apparaître.

« Kazuma ? Va faire les courses, aujourd’hui ! »

Oui, ma mère, bien entendu.

« Ha, pourquoi ? demandai-je, complètement irrité.

- Montre-toi un peu utile ! Ces temps-ci, tu sors beaucoup moins avec tes copains, non ? Si tu n’as rien à faire, vas-y !

- J’ai justement quelque chose à faire, tu sais.

- Et quoi ?

- Je vais au… »

Nope. Pas moyen que je lui en parle.

« Je vais… Je… OK, je vais y aller.

- Bien, je t’envoie un sms avec ce dont j’ai besoin.

- Mh… »

Je m’étais donc résolu à obéir. De toute manière, je finissais toujours par répondre à ses demandes. Je n’étais même pas capable de trouver de bonnes excuses, et puis… Je ne souhaitais vraiment, vraiment pas entendre ses reproches. Si je pouvais tout faire pour les éviter, tout irait bien.

*

Je rentrai chez moi environ une heure plus tard. Il était plus de dix-sept heures… Non, ça ne servait à rien d’essayer d’aller au café, il serait fermé.

Je lâchai un long soupir et jetai machinalement les sacs de course sur la table de la cuisine.

« Kazuma ! Je peux savoir ce qui te prend ?! »

Quoi, quoi encore ?

« J’ai juste… posé les sacs ? répondis-je.

- Tu les as balancés, oui ! Je sais que tu n’avais pas envie, mais tu pourrais au moins aider ta mère convenablement ! Je te rappelle que ton père travaille dur pour qu’on puisse acheter le contenu de ces sacs !

- On est loin d’être pauvres…

- Kazuma ! »

Je soupirai encore. Elle cherchait décidément le moindre détail à me reprocher. Je devais l’ignorer. Je commençai donc à monter dans ma chambre.

« Reviens ici pour m’aider à les déballer !

- Débrouille-toi ! »

Non mais quand même, il ne fallait pas exagérer.

« Reviens ici je te dis ! Tout de suite !

- Oh mais la ferme, bordel ! »

Oh non, je m’énervais, là. Ca risquait de mal finir. C’était exactement ce que je redoutais… J’étais incapable de maîtriser ma colère.

Pour attiser le feu, ma mère vint me chercher à l’escalier, l’air furieux.

« Comment viens-tu de me parler ? demanda-t-elle d’une voix suraigüe.

- Laisse-moi, c’est tout… Laisse-moi… J’ai, j’ai eu une dure journée, c’est tout… »

Je préférais mentir. Je devais juste me contenir. Je pouvais aussi encore lui obéir, mais je savais bien que je ne tiendrais jamais dans la même pièce plus de cinq minutes, à cet instant. J’étais fatigué et déjà énervé de ne pas avoir pu aller au café. La patience n’était pas pour moi.

« Je m’en fiche, on a tous des journées dures ! Allez, dépêche-toi ! »

Mais pourquoi ne pouvait-elle pas simplement laisser couler ? Pour une fois ? Juste là ? Pour des putains de courses, quoi !

Je restai immobile, priant pour qu’elle s’en aille. Mais malheureusement… elle vint m’attraper par le bras.

« LACHE-MOI ! »

J’agitai brutalement mon bras pour me dégager. Je ne pouvais finalement plus me contenir.

« Ne me touche pas, espèce de sale folle… »

Je me fichais d’à quel point je pouvais être méchant. Après tout, c’était elle qui passait son temps à me pourrir la vie, non ? C’était à elle de s’excuser.

« Kazuma… »

Elle me regarda alors sérieusement. Un peu blessée, aussi. Et c’est à cet instant que je regrettai plus que tout ce que j’avais fait, car je savais ce qui allait venir. Ce que je passais mon temps à craindre. Le pire des reproches possibles.

« Ton frère n’aurait jamais agi comme ça… »

Je changeai de direction. Je sortis de la maison. Personne n’essayait de me retenir. Lentement, je commençai à courir, en même temps que la pluie commençait à tomber. Elle était glacée, digne d’une mi-novembre.

A cet instant, je ne pensais qu’à une chose : sortir d’ici pour aller à un endroit où je me sentirais vraiment chez moi. En peu de temps, je fus trempé jusqu’aux os, mais je continuai à courir. Il fallait que je sorte d’ici rapidement… J’étais désespéré. Evidemment, mes jambes m’amenèrent à l’endroit où je souhaitais le plus me rendre. Celui qui m’attendait chaque jour. Celui qui ne me rejetait pas. Celui qui me considérait comme tel. L’endroit où je n’avais pas à faire semblant d’être celui que je n’étais pas.

La cloche retentit du même tintement que d’habitude quand j’entrai. Je n’en pouvais plus, j’étais à bout de souffle. Tout était trouble autour de moi. Mes vêtements collaient sur ma peau, l’eau sur mon visage ne cessait de couler.

« Excusez-moi, mais nous avons fermé… Oh, Kurohiko-kun ? »

Aya-san était là, avec sa voix douce et gentille.

« Oh mon dieu, tu es dans un sale état… Patron ! »

Ses pas s’éloignèrent. Je regardais par terre, donc je ne pouvais pas voir ce qui m’entourait. Je pus cependant bientôt apercevoir la grande silhouette se pencher vers moi.

« Kazuma… ? »

Touyama-san m’attrapa délicatement par les épaules et se baissa suffisamment pour atteindre mon niveau. Lentement, je levai la tête pour voir son regard inquiet.

« Kazuma, tu… Tu pleures ? »

Ce n’était donc pas que la pluie.

« Aya, tu peux terminer la fermeture ? demanda-t-il en se tournant.

- Oui, bien sûr !

- Merci ! Kazuma, ne bouge pas. »

Je n’en étais de toute façon plus capable.

Il s’éloigna pour aller à l’arrière de la boutique et revint avec un sac sur son épaule. Il me prit alors par le poignet puis pour la deuxième fois depuis notre rencontre, il m’entraîna avec lui. J’étais franchement incapable de penser à quoi que ce soit, donc je me laissai entraîner.

« Monte. »

Il m’ouvrit la porte côté passager de sa voiture. J’obéis. Il vint s’installer côté conducteur et démarra rapidement le moteur.

« Je t’emmène chez moi. »

…Chez lui ?

4: Une gêne omniprésente, une surprise agréable.
Une gêne omniprésente, une surprise agréable.

L’endroit, l’odeur, la chaleur, la personne à côté de moi… Ce fut suffisant pour que je reprenne légèrement mes esprits. La voiture de Touyama-san était de luxe, même si je ne m’y connaissais pas particulièrement. Le cuir était étincelant, il y avait tout un tas de commandes sur le tableau de bord et l’odeur était très agréable. L’engin était même imprégné de celle de Touyama-san, qui me rappelait à chaque fois le café. Lentement, j’avais commencé à les associer.

Je sentais mon cœur battre à toute vitesse après avoir autant couru, mais il se calmait lentement. Cependant, je n’arrivais pas à m’expliquer ce qu’il venait d’arriver. Je comprenais ma sorte de crise d’angoisse, puisque ce n’était pas la première. A chaque fois, j’avais pourtant tendance à m’enfermer dans ma chambre pendant des heures et des heures, jusqu’à ce que cette douleur dans ma poitrine cesse. Rarement, j’étais aussi allé voir Shin. "Rarement", car c’était bien trop embarrassant. Il y avait des fois où je n’avais pas pu me contenir, mais être dans un état second devant mon meilleur ami était trop pour moi. Dans ces moments, je préférais être seul…

Alors pourquoi ? Pourquoi m’étais-je enfui au café Yume ? Pourquoi avais-je tant voulu voir Touyama-san ? Je le connaissais à peine, et jamais j’aurais pu me laisser aller ainsi devant un étranger… Ou peut-être savais-je qu’il allait me sauver ? M’amener avec lui, loin, dans un endroit où je n’aurais plus à me soucier ni du passé, ni du futur ? Comme depuis le départ, je l’avais considéré autrement que tous les autres, ça s’était terminé ainsi.

A présent, je voulais lui dire d’arrêter de se soucier de moi. Qu’il me fasse sortir de sa voiture, même sous la pluie, dans le froid. Qu’il arrête de dépasser les limitations de vitesse juste pour mon bien. Que cet air préoccupé, qui trahissait son visage neutre habituel, disparaisse. Pourquoi allait-il aussi loin pour moi ?

Malheureusement, ma voix ne voulait pas sortir. J’avais l’impression que si je parlais, j’allais vomir. Et malgré moi, les paroles de ma mère continuaient de me revenir en tête. J’avais peur que les larmes reviennent. Avaient-elles d’ailleurs cessé de couler ? Mon esprit était encore trop embrumé. Il n’y avait que mes sens qui parvenaient encore à fonctionner.

« Hé, ça va ? On est arrivé. »

Je hochai brièvement la tête. Sa voix était tellement calme… Est-ce qu’il contenait son inquiétude ? Dans tous les cas, c’était vraiment agréable à entendre.

La voiture s’était arrêtée et Touyama-san en sortit. Je voulais enlever ma ceinture, me lever mais j’étais encore bloqué. Mon corps refusait de bouger. …Ou alors, c’était mon propre esprit qui m’empêchait de faire le moindre geste.

La portière s’ouvrit. Touyama-san me tendit la main. Je décidai de faire un effort : je l’attrapai lentement, appréciant un instant sa chaleur. Ce contact me réveilla un peu plus, comme si de l’électricité m’avait parcouru durant ce bref moment. Il m’aida à me lever et m’attrapa par les épaules.

« Dé… Désolé… parvins-je à murmurer.

- C’est bon. Suis-moi. »

Il avait beau être autoritaire, sa voix était toujours aussi douce. Il me lâcha avec précautions, mais je n’étais tout de même pas chamboulé au point de ne pas pouvoir marcher. Sinon je n’aurais jamais été capable de courir jusqu’au café.

Je le suivis, affrontant une nouvelle fois la pluie qui s’était un peu calmée. Touyama-san commençait à être trempé, lui aussi, mais marchait à mon rythme. J’accélérai le pas.

Malgré mon état, ma curiosité envers cet homme ne changeait pas. Au contraire, elle s’éveillait un peu plus à chaque fois que j’avais l’occasion d’en apprendre sur lui. C’est pourquoi je remarquai le grand bâtiment dans lequel nous entrâmes, après qu’il eût débloqué la porte avec un code. Il vivait donc dans un appartement. Assez luxueux, lui aussi. Ca correspondait tout à fait avec son apparence impeccable, mais je me demandais comment il pouvait avoir autant d’argent en travaillant dans un café. Quelque chose clochait, non… ?

Il nous fit prendre l’ascenseur et appuya sur le bouton pour se rendre au troisième étage. Il resta silencieux tout le long. Il devait comprendre que de toute manière, je n’étais pas en état de discuter. De mon côté, je me demandais vraiment ce que je faisais ici. Il m’avait encore entraîné, et je m’étais encore laissé faire. A quel point pouvais-je lui faire confiance ? J’y avais déjà pensé, mais je ne connaissais toujours pas ses véritables intentions…

Quoique, à cet instant-là, je me fichais pas mal de ce genre de choses. Même s’il s’avérait être un criminel, je l’aurais suivi avec plaisir. Dans le fond, j’étais encore plus louche que lui.

J’étais encore plongé dans mes pensées quand nous arrivâmes face à son appartement. Il amena ses clés à sa serrure mais parut hésiter un instant. …Non, il n’allait tout de même pas changer d’avis ?

« Excuse-moi, j’entre le premier, il faut d’abord que je m’occupe de quelque chose. Attends un peu. »

Je hochai la tête encore une fois. Il avait besoin de ranger son appartement… ? J’en doutais. De un, il représentait pour moi l’exact opposé de quelqu’un de désordonné et de deux, même si c’était mal rangé, je m’en fichais complètement.

Je l’attendis donc le plus calmement possible, mon dos appuyé sur le mur qui longeait la porte. Soudain, je me rendis compte que le plus embêtant n’était pas mon état de choc, mais la tenue dans laquelle j’étais – c’est-à-dire trempé de la tête aux pieds. On pouvait voir le long du couloir toute une traînée d’eau. Et j’étais… j’étais monté ainsi dans la voiture de Touyama-san ? Sur ses sièges en cuir ?

La porte se rouvrit au moment où j’eus un frisson particulièrement puissant. J’avais incroyablement froid. Maintenant que je retrouvais mes esprits pour de bon, c’était juste insupportable. D’autres frissons me parcoururent, cette fois-ci sans s’arrêter.

« Oh non, je m’en doutais… Kazuma, entre. Ce serait mieux que tu prennes un bain. »

L’inquiétude était encore plus perceptible dans sa voix. Par contre, moi, je commençais à me sentir mal à l’aise.

« Euh… q-quoi ? dis-je en claquant des dents.

- Un bain. A moins que tu veuilles tomber malade. »

Le fait qu’il me regardait avec un visage impassible était assez effrayant. Non, vraiment, je m’imaginais très mal occuper autant son espace privé. Même s’il m’invitait… J’étais plus que gêné, à ce point !

« E-Evidemment q-que non…

- Je vais remplir la baignoire, alors. »

Il fit exprès – j’en étais sûr – de n’attendre aucune réponse et partit aussitôt dans le couloir d’en face.

J’étais mort de froid mais encore, cette curiosité. Celle qui me poussa à observer tout ce qui m’entourait, dans les moindres recoins. Et la première chose que je pouvais me dire, c’était que l’endroit était vraiment luxueux. Tout était clair et moderne. Il y avait même une immense télé écran plat, un long canapé en cuir beige, des meubles vitrés… Ce n’était pas particulièrement grand, mais pour une seule personne c’était déjà beaucoup.

Je fis une pause dans ma contemplation. Une seule personne ? Comment pouvais-je en être sûr ? Rien ne me disait que Touyama-san ne vivait pas avec une petite amie. Il était peut-être même marié ? Je n’avais jamais fait attention à s’il portait une bague ou non. Ou il pouvait même être simplement en colocation.

Après quelques minutes, il revint finalement. J’étais frigorifié et je me demandais si je serais capable de me déplacer.

« J’espère que j’ai pas été trop long… soupira-t-il. Je t’ai préparé le bain, ainsi que des vêtements de rechange. J’ai essayé d’en chercher qui seront à ta taille, mais ça risque de ne pas être trop ça… »

C’est toi, le géant, moi j’ai une taille tout à fait normale. Le froid paraissait aussi m’empêcher d’ouvrir la bouche. Et puis, s’il me mettait dehors maintenant, je serais mal. Je hochai donc pour la énième fois la tête et forçai mes jambes à bouger vers le couloir.

« C’est tout au fond à droite. N’hésite pas à utiliser tout ce que tu veux, et surtout prends ton temps. »

J’aurais dû le remercier, mais mes dents claquaient tellement que j’en aurais été incapable. Une fois dans la salle de bains – qui était étincelante –, je me déshabillai le plus rapidement possible pour me débarrasser de mes vêtements mouillés. Un peu hésitant, je les plaçai dans un coin de la pièce, roulés en boule. J’avais toujours détesté plier mon linge, de toute façon, et je n’avais aucune raison de le faire pour des vêtements sales.

Je fonçai droit vers le bain, l’eau chaude, le paradis qui m’attendait. Et ce fut plus qu’un paradis, d’ailleurs. Un instant, mes frissons s’intensifièrent puis finalement, au bout de quelques petites minutes, ils disparurent. En entrant dans la baignoire, l’eau avait débordé tout autour mais je n’arrivais même pas à m’en soucier. Je pourrais y penser après.

En y réfléchissant, même chez moi, je ne prenais jamais de bain : ma mère voulait toujours que je me dépêche pour venir l’aider faire je-ne-sais-quoi. Cette seule pensée me rappela la scène qui s’était déroulée chez moi. Il ne fallait pas que j’y pense… Malheureusement, comme toujours, ce genre de paroles avait tendance à me revenir en pleine face dès que je n’y faisais plus attention.

J’essayai donc de faire le vide dans mon esprit. La douleur vive dans ma poitrine s’estompa lentement, sans pour autant disparaître. Elle ne s’en allait jamais, de toute manière. Elle avait été là pendant des années.

*

Je restai dans le bain pendant de longues minutes, ou même des heures. Je savais juste que c’était suffisant pour que mes doigts en soient tout fripés. Je n’arrivais même pas à me sentir mal d’utiliser si longtemps la salle de bains d’un homme que je venais tout juste de rencontrer. Je voulais tellement profiter de cet instant, où je n’avais plus besoin de me soucier de quoi que ce soit.

L’eau s’était cependant refroidie, et ce n’était plus aussi agréable qu’avant. Après m’être levé paresseusement, je me séchai et vis rapidement la pile de vêtements posée à mon attention. Malgré ce long bain qui était parvenu à me détendre complètement, je commençais à stresser. Parce que maintenant, je me rendais compte à cent pour cent que je me trouvais chez Touyama-san. Jusque là, j’avais agi comme dans un rêve, comme je n’étais pas dans mon état normal. Comment allais-je pouvoir le regarder en face, après avoir pleuré devant lui et occupé sa salle de bains pendant si longtemps ?

J’essayai d’agir de façon cool. Oh allez, tu n’y es pour rien s’il t’a encore entraîné avec lui. Je mis les vêtements, qui étaient très simples mais au moins en bon état : un pantalon de survêtement gris avec un T-shirt blanc. Waouh… je nageais carrément dedans. Je dus faire un ourlet ridicule au bas tandis que les manches du haut m’allaient jusqu’aux coudes. Il avait vraiment cherché des vêtements à ma taille, ou il se fichait de moi ? Ce géant inexpressif.

Il semblait que même s’il m’aidait, il me tapait encore un peu sur les nerfs. Etrange. Après un moment, je sortis tout de même de la salle de bains et allai directement au salon, puisque je ne connaissais aucune autre partie de l’appartement. Et puis, Touyama-san y était sûrement. Sinon, je n’avais plus qu’à attendre comme un idiot au milieu de la pièce.

Je ne le vis pas mais heureusement, il sembla m’avoir entendu car quelques secondes plus tard, il apparut à la sortie d’une pièce voisine. Il s’était changé ; à présent, il portait un T-shirt noir à manches longues avec un jean. Je ne l’avais jamais vu habillé autrement qu’en habits en travail, alors j’étais assez choqué. Je n’arrivai pas à m’empêcher de l’inspecter longuement, une expression sûrement assez bête collée sur mon visage.

« … Kazuma ?

- Oui ?!

- Ca va mieux ? »

Je me forçai à regarder d’ailleurs. J’avais l’impression d’avoir été pris sur le fait… Mais sur le fait de quoi ? Je n’avais fait que constater qu’il avait un air différent de d’habitude… un peu moins impeccable… Ca m’avait un peu déstabilisé, disons.

« Hm, oui… répondis-je assez bas. Vraiment, je… Je suis désolé de t’avoir dérangé comme ça… Enfin, tu n’avais pas à… Ce que je veux dire… »

Bon sang, pourquoi j’avais tant de mal à exprimer mes idées ?

« Merci, Touyama-san. »

Il me semblait que c’était la première fois que je le remerciais. Depuis que je le connaissais, il n’avait fait que m’aider, mais je n’avais jamais montré la moindre gratitude. En même temps, personne ne venait à mon secours pour quoi que ce soit. De plus, je savais bien que j’étais quelqu’un de bien trop désagréable pour remercier à tout va. Non, sérieusement, comment Touyama-san supportait-il ma compagnie ?

Son visage parut cependant s’éclairer, comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Il m’adressa un grand sourire, bien plus resplendissant que tous les autres jusqu’ici.

« De rien, j’avais peur de m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas. »

Je sentais mon visage brûlant. C’était comme s’il était en train de rejeter la faute sur lui-même. Difficile à croire.

Je ressentis cependant bien vite une impression de malaise, celle où le silence est tellement pesant que tu souhaites seulement entrer dans le sol, ou être invisible. Touyama-san avait beau être bien sympathique, cela n’allait sûrement pas m’empêcher de penser au fait que j’avais pleuré devant lui, ou plutôt… que je m’étais presque jeté sur lui pour avoir du réconfort. Je passais pour une fillette de cinq ans qui a peur du noir. Il n’y avait rien de plus humiliant et le pire, j’en étais le seul responsable. Avec une conduite pareille, je ne serais même pas étonné qu’il ne veuille plus me parler. J’étais loin d’être un adulte comme lui était.

Le temps que je revienne sur Terre, il était déjà parti. Mais où ?! Je ne l’avais même pas entendu marcher ! Je devais faire quoi, maintenant, au juste ?

« Tiens.

- AAAH !! »

J’avais fait un bond jusqu’au plafond tout en hurlant. Il était derrière moi. Oh mon dieu. Et après m’être retourné, je le vis m’observer avec des yeux ronds. A ce rythme, ce n’était pas que comme une fillette qu’il allait me considérer, mais aussi comme un malade mental.

« Euh, p-pard…

- Je t’ai fait ça.

- Hein ? »

Le géant – dur de l’appeler autrement vu à quel point je devais lever la tête pour le regarder – tenait une tasse dans chaque main. L’une contenait du café, mais il me tendait l’autre. Du thé ?

« Je t’ai fait une infusion, je me suis dit que ça t’aiderait à te détendre, » dit-il en réponse à mon regard interrogateur.

Oh. C’était donc pour ça qu’il était parti dans ce que j’imaginais être la cuisine, avant que je sorte de la salle de bains.

A la place de répondre quelque chose sûrement incompréhensible, je pris simplement la tasse en faisant attention de ne pas me brûler. Touyama-san se dirigea ensuite vers son canapé, s’arrêtant à mi-chemin pour se tourner vers moi. Ah. Je dois le suivre, oui.

Il s’installa sur un côté du canapé, tandis que je pris l’autre. Je me trouvais ainsi plutôt éloigné, mais je ne m’imaginais pas me mettre au milieu. J’étais déjà suffisamment mal à l’aise.

Touyama-san buvait de temps en temps une petite gorgée de café, les jambes croisées et le regard dans le vide. Evidemment, je me demandais à quoi il pouvait penser. Mais en même temps, ce nouveau silence m’embarrassait. Il n’allumait pas la télévision, rien. De mon côté, je m’étais aussi mis à boire à ma tasse, précautionneux. Il ne manquait plus que je me brûle pour être le parfait idiot.

Le grand tourna finalement la tête vers moi. Mon malaise devait être évident. Plus j’y pensais, plus je me demandais ce que je fichais ici. Il continua tout de même de m’observer, un air toujours indéchiffrable collé sur le visage. Je préférais son sourire, mais j’avais l’impression d’un peu m’habituer à son expression naturelle. A cet instant, je me demandais juste ce qu’il me voulait.

Cela dura plusieurs secondes, peut-être même une minute. Il me semble que j’avais arrêté de boire, tellement je n’arrivais à détacher mon regard du sien. Il brisa cependant ce contact et regarda de nouveau face à lui.

« Kazuma, tu veux que je te dévoile quelque chose d’intéressant ? »

Il me sembla percevoir un sourire sur ses lèvres, mais il but au même moment une gorgée de café. J’étais content qu’il se soit enfin mis à parler, même si je ne me sentais pas prêt à partir dans une conversation. Je n’avais jamais rien de palpitant à raconter. D’autant plus qu’ici, c’était différent. J’étais dans l’appartement de Touyama-san, le silence autour de nous était de plomb et il n’avait pas que de courtes minutes à m’accorder. Quoique, le problème venait sûrement de moi.

« Euh… oui ? répondis-je, n’étant tout de même pas suffisamment pénible pour refuser.

- Tu sais, mon ami Jin ? »

Son collègue ? Celui qui avait réussi à énerver Shin en un rien de temps ? Je m’en souvenais bien.

« Oui ?

- Il est bi. »

« Quoi ?

- Tu m’as bien entendu. »

Je manquai de recracher toute l’eau que je venais de boire. Du coup, je m’étouffai à moitié. Touyama-san, lui, ne paraissait plus pouvoir retenir son sourire.

« Touyama-san, tu te fiches de moi ?! m’exclamai-je.

- Mais non, c’est la vérité ! » se défendit-il aussitôt.

Non, pour de vrai ?! Ce n’était même pas une blague ?!

« Donc, il… Les filles, et… et les garçons… oh mon dieu, c’est la première fois… que je rencontre quelqu’un comme ça. »

Alors que j’étais en plein choc, Touyama-san continuait de m’observer d’un air amusé, comme si j’étais l’objet le plus drôle qu’il lui arrivait d’observer. Hé. Jin-san était américain… Peut-être était-ce la raison ? Je veux dire, pour moi, les occidentaux représentaient des gens beaucoup plus libres dans la façon de penser. Tandis qu’au Japon, on était beaucoup plus fermé sur ce genre de choses. Je ne pouvais qu’en être choqué.

Soudain, ce qui m’avait le plus alerté dans l’attitude de Jin-san me revint en tête.

« Hm, Touyama-san, ne me dis pas… Si Jin-san a été si proche de Shin, c’est, euh…

- Oui, c’est ça. On dirait que ton ami lui plaît beaucoup. »

Oh mon dieu, oh mon dieu, oh mon dieu.

« Si jamais Shin apprenait ça… murmurai-je.

- Qui sait, il s’en est peut-être rendu compte ? Vu le regard qu’il adressait à Jin, il avait l’air de savoir que quelque chose clochait. »

…Pas bête. C’était tout à fait probable. Shin était bien plus perspicace que moi, qui avais tendance à sauter aux conclusions. Tout de même, j’espérais pour lui qu’il ne se soit pas aperçu du coup de cœur de Jin-san.

Je posai mon dos sur le dossier – oh, j’étais resté planté comme un piquet tout le long ? – et lâchai un soupir. Je n’avais sûrement jamais eu d’aussi grande surprise de toute ma vie. Quoique, cette dernière ne me paraissait que très peu passionnante.

« On dirait que tu t’es enfin détendu, » commenta Touyama-san.

Je me sentis rougir de honte. Il avait exactement pointé du doigt mon problème. Mes pensées étaient donc si évidentes que ça ? Quelle personne ennuyeuse je pouvais être…

« Bon, maintenant… continua-t-il, pendant que tes vêtements sèchent, de quoi veux-tu parler ?

- Mes vêtements… ? Tu les as pris quand ?

- Tout à l’heure, au moment où t’étais planté au milieu du salon, sûrement en train de rêver. »

Waouh, ça avait duré plus longtemps que ce que je pensais. Le bain paraissait m’avoir complètement ramolli le cerveau.

« …Merci, murmurai-je.

- De rien. Alors, de quoi tu veux parler ? J’imagine que tu dois te sentir mal à l’aise d’être ici… Après tout, on ne se connaît pas depuis longtemps. »

Dans un sens, cela me rendait triste. Moi qui espérais en apprendre tant chez Touyama-san, je n’avais jamais eu réellement le temps de le voir. De plus, je ne connaissais toujours rien de sa vie personnelle, ce qui me donnait l’impression d’être très éloigné de lui. Il ne me connaissait pas non plus… mais il pouvait très bien se faire une idée. Il ne me posait d’ailleurs aucune question concernant ma soudaine venue au café aujourd’hui. Il devait sentir que je n’étais pas capable d’en parler. Ou alors, il attendait que je le fasse moi-même. Je n’en savais rien, mais je ne voulais juste plus y penser.

Ainsi, je pris simplement la première question qui me passa par la tête. Il me demandait de parler, alors j’allais en profiter pour savoir ce que je voulais.

« Touyama-san, combien tu mesures ? »

Ma voix avait récupéré de l’assurance. J’étais encore un peu embarrassé, mais je me sentais mieux. Sa révélation subite concernant Jin-san m’avait complètement relaxé. J’en profitai pour continuer de boire à ma tasse à moitié vide.

« Je fais un mètre quatre-vingt-quatorze, » répondit-il. Je le vis détourner la tête, puis poser sa propre tasse vide sur la table basse. Il était gêné ?

« T’es encore plus grand que ce que je pensais… C’est incroyable. Avec une taille pareille, tu dois être doué en sport, non ? Tu fais du basket ou du volley peut-être ?

- Pas vraiment… Le sport, ce n’est pas trop pour moi. »

Touyama-san ne me regardait toujours pas. J’avais la sensation d’avoir dit quelque chose qu’il ne fallait pas. Décidément, j’étais plus que doué pour transformer une situation en calamité, et en l’espace de quelques secondes. J’étais incroyable à ma façon, moi aussi.

Malheureusement, je n’avais pas envie de m’arrêter là. Je pouvais être très égoïste et têtu. Tant qu’il ne me mettait pas à la porte, je pouvais continuer. J’avais enfin ma chance d’en apprendre plus sur lui, alors autant en profiter.

« Ta taille… Elle te fait complexer ? On dirait que tu agis comme… comme par rapport à… Enfin, par rapport à ton sourire… l’autre fois. »

Je m’emmêlais les pinceaux. Je pensais évidemment à la première fois où il m’avait adressé un sourire, mais où il s’était tout de suite stoppé. Par mégarde, je lui avais dit que celui-ci était beau. Encore maintenant, j’avais l’impression d’avoir le souffle coupé dès qu’il souriait. Et surtout… je guettais toujours ce moment précis où les coins de sa bouche s’étireraient. Ce n’était sûrement pas une chose normale. Peut-être… Peut-être qu’au fond, je devais l’admirer. C’était un adulte, après tout. Quelqu’un que j’aimerais devenir. Toujours impeccable sur soi, avec un travail stable, un bel appartement…C’était sûrement la vie rêvée, que je ne m’attendais jamais à avoir.

Touyama-san me paraissait curieusement embarrassé. Je le voyais regarder sur le côté, comme s’il ne voulait plus que je le fixe. Ca me rappelait vraiment le moment où il m’avait souri, au café. Il ne répondit qu’au bout de quelques secondes, d’une voix assez basse.

« Je ne dirais pas que j’en complexe, mais… »

Il soupira, puis inspira profondément avant de continuer :

« Disons que je sais que les gens n’aiment pas beaucoup. Ils ne sont pas à l’aise avec ça. Ma grande taille intimide beaucoup les autres… tandis que mon sourire… Eh bien, beaucoup de personnes m’ont dit que ça ne collait pas trop à mon image.

- Ton image ?

- Ils me voient tous comme un homme très froid, raffiné, impossible à approcher. Tu n’as pas cette impression, Kazuma ? »

Ca m’avait traversé l’esprit, à vrai dire. La première fois que je l’avais vu, il avait en effet représenté totalement ce stéréotype, pour moi. Cependant, ce qui m’avait vite fait changer d’avis… C’était cette chaleur que j’avais ressentie à son contact. Ses yeux que je pensais glacés étaient en fait tendres, chaleureux. Il en était de même pour la veste qu’il m’avait prêtée, imprégnée de son odeur de café. Malheureusement, c’était beaucoup trop gênant à lui expliquer. Je ne pouvais pas entrer dans les détails.

« Au début, j’ai eu cette impression, oui… répondis-je. Mais je me suis vite rendu compte que… que tu n’étais pas si froid que ça. Hm, je veux dire… tu ne m’aurais pas aidé, la première fois, tu vois ? Puis, maintenant aussi. Enfin, si tu vois ce que je veux dire… »

J’avais du mal avec les mots, mais j’avais encore plus de difficulté à être sincère. Mais je crois qu’on l’avait compris, ça.

Cela ne parut néanmoins pas gêner Touyama-san. Je le vis esquisser un petit sourire avant de me regarder de nouveau.

« Merci, » dit-il simplement.

Ca, c’était très embarrassant. J’espérais juste que mon visage n’était pas rouge. Ce genre de remerciement, fait par un homme aux allures de top modèle, ferait sûrement bondir le cœur de n’importe quelle personne. Non ?

« En fait, continua-t-il, j’imagine qu’il y a une autre raison. Disons que j’ai mis un moment… avant d’apprendre à sourire naturellement. Ca m’a donc créé une image qui ne me correspond pas tout à fait.

- Vraiment ? m’étonnai-je. Quelle autre raison ?

- Tu dois sûrement te demander pourquoi j’habite dans un endroit si luxueux, non ?

- Euh… oui ? (Le rapport ?)

- En fait, je suis né dans une famille de médecins. Mon père est le directeur de l’hôpital de la ville. C’est pourquoi, j’étais aussi destiné à être médecin. Mon éducation a été très stricte, et on m’a toujours appris le "sourire forcé". C’est au moment où j’ai tout plaqué pour construire le café Yume que je me suis rendu compte que je ne savais plus sourire. C’est un peu étrange, je m’en doute… »

Ca ne me paraissait pas si étrange même si, évidemment, je n’avais jamais entendu ce genre d’histoires. Je ne connaissais même pas de famille riche. Et ce fut d’ailleurs ce point qui retint le plus mon attention. Touyama-san venait tout juste de me révéler une partie de son passé – ce que j’attendais depuis longtemps. De nombreuses choses s’éclairaient ainsi. Cependant, ça engendrait alors de nouvelles questions.

« Touyama-san, tu devais être médecin ?

- Oui.

- Pourquoi avoir abandonné ? »

C’était ma plus grande interrogation. Comme il l’avait dit, il était destiné à ce travail. Il devait en avoir les capacités, si c’était de famille. Médecin était la profession rêvée, dans ce cas.

« Parce que peu importait ce que je deviendrais, personne ne le remarquerait. »

Son regard s’était assombri.

« J’ai deux aînés, continua-t-il. Dans ce genre de famille, la succession revient aux plus âgés, bien entendu. Le troisième, le petit dernier, n’a donc jamais obtenu l’attention de ses parents. Ils exigeaient de moi que je suive la tradition familiale, mais ils ne m’ont jamais regardé. Quand j’ai tout arrêté en école de médecine, ils ne m’ont même pas retenu. Ils ne se sont jamais préoccupés de moi. »

Il avait dit tout ça d’une voix très détachée. Je pouvais toutefois voir son expression, qui pour une fois, ne parvenait pas à cacher ses émotions. Il exprimait sûrement son souvenir le plus amer, ce qu’il voulait oublier à jamais. C’était quelque chose qui m’était familier.

« Hm, désolé… dit-il soudain, reprenant bien vite son air habituel. J’en ai trop dit. Je te rassure, je ne raconte pas ça à tout le monde. Je me suis juste emporté, car tu m’as posé la question… et puis, comment dire… J’avais envie de te le dire… ? »

C’était la première fois que je le voyais se perdre dans ses mots. D’habitude, c’était toujours moi ! Il ne devait pas être à l’aise avec le fait de dévoiler son passé. C’était sûrement pour cette raison que jusqu’ici, je n’avais presque rien appris de lui.

Je soupirai.

« Tu sais… J’aurais rien demandé si je voulais rien savoir. »

Je fronçai un peu les sourcils, pour essayer de lui faire passer le message : Allez, continue de me parler de toi, et n’essaye pas de trouver des excuses bidon.

Il sourit légèrement et hocha la tête. Il n’en dit cependant pas plus. J’allais devoir trouver autre chose. En fait, ce n’était pas très compliqué, puisqu’une autre question me trottait dans la tête depuis un moment. J’en profitai pour terminer ma tasse et la poser à mon tour sur la table.

« Au fait, Touyama-san, tu vis seul ? »

La réponse était peut-être évidente, puisque je ne voyais personne d’autre dans l’appartement. Mais son colocataire pouvait toujours être absent ce soir. Ou c’était peut-être même une petite amie. Oh, d’ailleurs, était-il marié ? …Pas de bague. Il ne l’était pas.

« Oui, répondit-il avec beaucoup plus d’aisance qu’avant. De toute façon, je ne pense pas que je supporterais de vivre avec quelqu’un. Je me sens mieux seul, je suis plus tranquille.

- Oh, je vois… Alors, euh… Pas… Pas de petite amie… ?

- Non plus. Je suis encore pire que toi, avec les filles. »

Quoi ?!

« Ca veut dire quoi, ça, Touyama-san ?! Je sais que… j’ai pas eu un moment glorieux mais, tout de même… »

Il rit encore dans son coin. Avec son air toujours sérieux, je ne savais plus s’il blaguait ou non. Quoique, ça restait toujours méchant.

« Excuse-moi, dit-il. J’ai repensé à ton ex-petite-amie, et je n’ai pas pu m’en empêcher. Mais dans tous les cas, comme j’ai dit, tu ne me battras sûrement jamais.

- …Pourquoi donc ?

- Je ne pense pas être prêt d’avoir une petite amie. Enfin, j’en ai déjà eu plusieurs, bien sûr. Mais j’ai toujours dû faire le premier pas. Et au final, ça ne marchait jamais.

- Pourtant, vu ton physique…

- Haha, peut-être bien… Malheureusement, c’est aussi ce qui me désavantage. Si beaucoup aiment mon apparence, elles ne s’approchent jamais de moi. Et c’est encore à cause de ce stéréotype d’homme froid. Elles sont toutes beaucoup trop intimidées pour m’adresser la parole. Je me sens plutôt comme un objet de décoration, si tu vois ce que je veux dire. »

En effet, je pouvais comprendre ce sentiment. Touyama-san paraissait être le genre de personne inaccessible. Au final, si je m’étais rapproché de lui, ce n’était pas de mon propre chef. Il avait fallu qu’il m’entraîne à chaque fois.

« Mh, je vois… murmurai-je. C’est dommage.

- Pas vraiment… Comme je t’ai dit, je ne pense pas pouvoir supporter de vivre avec quelqu’un. Il en est de même pour être obligé de toujours rester à ses côtés. Je suis plutôt solitaire, je pense. »

J’allais acquiescer, mais m’arrêtai. Ca ne collait pas. S’il était solitaire, pourquoi m’avoir approché ? Pourquoi m’avoir invité chez lui ? Il n’avait jamais été obligé d’en faire autant pour moi.

« Alors… pourquoi je suis là ? » demandai-je d’un air suspicieux.

J’allais peut-être enfin savoir la vérité. Car au fond, je ne savais même pas comment qualifier notre relation. "De simples connaissances" serait bien trop vague.

« Hm, en fait… »

Touyama-san hésita, regarda encore ailleurs, puis me fixa de nouveau. Il ne semblait pas à l’aise.

« J’espère que tu ne vas pas mal le prendre, mais… »

Maintenant, j’appréhendais.

« …En fait, j’aimerais bien qu’on soit amis. »

Mon expression devait être à mourir de rire, mais Touyama-san garda un visage neutre. J’étais tellement… choqué. Principalement parce que je ne comprenais absolument pas pourquoi il voulait une chose pareille. Aussi, car je ne voyais pas de quelle façon je pouvais mal le prendre.

« Bien sûr, au début, j’aimais simplement bien te parler, continua-t-il. Mais maintenant, je me rends compte que… je trouverais ça vraiment dommage si je ne pouvais plus continuer à te voir. Mon café a toujours été la seule chose que j’appréciais le plus. C’est toujours le cas, mais je me rends compte que j’apprécie… aussi ta présence. »

Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi honnête. Je ne connaissais personne qui pouvait dire ce genre de choses aussi facilement.

Il passa une main dans sa nuque, mais me regarda toujours.

« Tu es donc d’accord ? Enfin, pour…

- Pour être ton ami. Oui.

- …Tu acceptes, ou tu confirmes ce que je dis ? »

Mes mots étaient sortis tous seuls. Si lui était honnête, moi je partais en courant au moindre problème. (et en pleurant, en plus, oh non)

« Les deux… »

Je fronçai les sourcils de toutes mes forces, et je ne le regardai surtout pas. Si ça continuait, je ne pourrais plus jamais lui parler. Bon démarrage en tant qu’amis, hah.

« Oh. »

Je jetai un coup d’œil à son expression : ses yeux noirs brillaient et lentement, un sourire se dessina sur ses lèvres. Je me relevai brutalement.

« Mes vêtements doivent être secs, non ?! m’exclamai-je. Je devrais sûrement rentrer. Il se fait tard, je dois être chez moi pour le dîner. »

Je n’y serais sûrement pas à temps, mais tant pis. De toute façon, je n’avais pas faim. Mais si je restais cinq minutes de plus dans cet endroit, j’allais imploser. De gêne, bien entendu.

Touyama-san se leva à son tour, bien plus calme que moi. Il y avait donc vraiment des gens capables de dévoiler leurs pensées aussi facilement ?! Je ne pouvais toujours pas y croire. Toute ma vie, ça avait été mon plus grand problème. Et voilà que je tombais sur quelqu’un qui était tout le contraire de moi.

« Oui, sûrement, désolé de t’avoir retenu. Je vais les chercher. »

Je n’eus pas le temps de réagir – en même temps, j’étais souvent long à la détente. Il était déjà parti. J’avais pourtant voulu lui dire de ne pas s’excuser. C’était quand même moi qui étais venu le déranger… Il mettait le monde à l’envers.

J’attendis debout quelques instants, puis Touyama-san revint avec un sac qu’il me tendit.

« Tu peux garder mes vêtements, même définitivement, dit-il. Ils sont trop petits pour moi, de toute façon. Peut-être qu’un jour, ils t’iront. »

Je ne pus résister : je lui mis un coup de coude dans les côtes.

« Outch.

- Touyama-san, c’est toi qui es beaucoup trop grand, pas moi qui suis petit. »

Il se contenta de m’ébouriffer les cheveux en réponse. Bon, ma coiffure ne pouvait sûrement pas être pire, de toute manière. Je fis quand même la grimace.

« Allez, je te ramène chez toi, Kazuma. »

J’acquiesçai. J’aurais pu insister pour rentrer seul, mais je n’avais pas la moindre idée d’où nous étions. Je lui donnai mon adresse, qui lui dit quelque chose. Apparemment, il connaissait à peu près les environs, puisque c’était près du café. Par rapport à ce dernier, il m’informa que nous habitions aux deux opposés. Il devait y avoir environ trente kilomètres entre.

Cette fois-ci, il pensa à prendre un parapluie. J’avais beau lui dire que nous n’avions que quelques pas à faire pour arriver jusqu’à sa voiture, il n’en démordit pas. C’était peut-être son instinct de médecin qui l’incitait à tant veiller à ma santé.

*

Quand je rentrai chez moi, il faisait déjà nuit. J’allais vraiment, vraiment me faire engueuler. Mais je préférais ne pas y penser. Le temps était passé extrêmement vite en la présence de Touyama-san.

Dans la voiture, j’avais peu parlé avec lui. Principalement parce que, curieusement, j’étais épuisé. Peut-être car j’avais pleuré, ou à force d’avoir autant stressé. Il m’avait donc laissé tranquille.

Une fois abrité devant l’entrée de chez moi, Touyama-san m’avait interpellé après avoir ouvert sa fenêtre.

« Tu reviendras au café demain, Kazuma ? »

J’avais acquiesçai, et il m’avait encore souri.

« Alors, à demain.

- A demain, Touyama-san. »

Il s’en était allé sur ces mots.

*

Le lendemain matin, je me réveillai avec un mal de tête atroce. J’avais tellement transpiré que mon lit était trempé. J’avais chaud, incroyablement chaud mais en même temps, j’avais des frissons.

Oh non oh non oh non oh non.

Bien évidemment, je compris vite pourquoi. Mais je n’aurais jamais pensé qu’en ayant à peine – beaucoup –  pris la pluie, je finirais cloué au lit, complètement malade. J’étais trop naïf.

Je ne pourrais pas aller au lycée.

Je ne pourrais pas voir Touyama-san.

Mon Dieu, faites-moi sortir de ce lit.

5: Une isolation interminable, une personnalité incroyable.
Une isolation interminable, une personnalité incroyable.

Quand je me réveillai, il faisait encore nuit. Je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite vu l’état dans lequel j’étais. J’avais tellement chaud que je dus jeter ma couette au bout du lit, à bout de souffle. Mon réveil indiquait quatre heures du matin. Je savais que j’étais mal. Très mal. Tomber malade était bien la pire chose qui pouvait m’arriver. Bien sûr, cela pouvait paraître insignifiant pour beaucoup. Mais quand on habitait chez moi, on changeait très vite d’avis.

Malgré la fièvre et mes vertiges, la première chose à laquelle je pensai fut ma promesse avec Touyama-san. Sûrement parce que nous avions passé cet accord, que j’y tenais et que j’attendais avec impatience le moment où je retournerais au café Yume. Je ne me le cachais plus : c’était l’endroit dans lequel je me sentais le mieux, où je ne me souciais plus de rien. Ah, si, je m’inquiétais d’une chose : passer le moins possible pour un imbécile devant Touyama-san. J’avais bien entendu fait tout le contraire, mais passons. Ca n’avait pas l’air de tant le gêner.

Dans tous les cas, je n’avais aucun moyen de contacter Touyama-san. Et encore, ce n’était pas ce qui me gênait le plus. Je ne voulais juste pas rester enfermé chez moi. Au contraire, je voulais m’enfuir. Comme tous les jours. J’avais tant envie de retourner au café…

Il ne me fallut pas beaucoup de temps avant de me décider. J’allais quand même aller en cours. Je pouvais toujours me dire que je me sentirais un peu mieux une fois là-bas. Je n’avais qu’à dormir sur ma table. Il fallait aussi que je prenne des médicaments, il devait sûrement y en avoir quelque part dans la maison.

J’essayai cependant de dormir encore un peu avant de me lever, histoire de gagner quelques heures de sommeil. Evidemment, j’en fus incapable. Ce fut à quatre heures et demie que je me levai et partis aussitôt dans la salle de bains. J’en profitai pour me laver le visage et essuyer la sueur sur mon corps. J’avais vraiment un air épouvantable. En y réfléchissant bien, ça ne devait pas venir que d’un coup de froid. J’avais peut-être attrapé un virus avant. Je ne tombais que très peu malade et en général, ce n’était pas grand-chose. Un ou deux rhumes dans l’année, rien de plus. Je devais vraiment être maudit, cette fois-ci.

Après m’être lamenté sur mon visage pâle et mes cernes abominables, je me mis à la recherche de médicaments. Je savais que dans la salle de bains, il y avait quelque part une armoire à pharmacie. Petite, mais je l’avais déjà vue. Quoique, si elle avait toujours été là, j’aurais dû connaître son emplacement par cœur.

Je passai plusieurs minutes à chercher. Je fis les deux salles de bains que nous avions ; rien. L’armoire avait été déplacée ? Comme il était rare qu’on tombe malade, c’était possible… Mais bon sang, non, non, non ! Comment j’allais faire pour mieux me sentir, à présent ?! Ma mère devait certainement savoir où se trouvait cette foutue armoire. Mais je ne voulais absolument pas lui parler. Et encore moins la réveiller pour ça. La veille, quand j’étais rentré, elle ne m’avait pas adressé un seul mot. Une nouvelle fois, il y avait un froid entre nous. Remarque, ça ne me gênait pas. Je préférais ça plutôt que de l’entendre me reprocher tout ce qu’elle pouvait imaginer.

Je revins finalement dans ma chambre et m’étalai sur mon lit. Je me sentais vraiment mal. Avoir parcouru la maison ainsi avait empiré mon état. Mais le pire serait que quand ma mère me verrait, elle refuserait que j’aille au lycée. Vu ma tête, elle ne me laisserait jamais sortir. Je ne pouvais même pas faire semblant d’aller bien. J’allais devoir rester enfermé toute la journée, et peut-être même le lendemain.

*

J’avais passé plusieurs heures allongé sur mon lit, déprimé, fatigué et fiévreux. Je ne m’étais jamais senti aussi mal. Bien entendu, ma mère avait fini par entrer en remarquant que je ne me levais pas pour me préparer pour le lycée. Il lui avait fallu quelques secondes seulement pour comprendre la situation, puis m’apporter des médicaments. Ah, évidemment, elle n’avait pas manqué de lâcher un soupir et ne m’avait surtout pas adressé la parole.

Je pris finalement mon portable, me doutant que même en cours, Shin lirait mes sms et y répondrait aussi. Il se demandait peut-être pourquoi je n’étais pas venu. C’était toujours le premier que je prévenais quand il m’arrivait quelque chose.

Moi : Hey

Shin : je tai pas vu venir au lycee

Moi : malade -w-

Shin : wow, rare

J’hésitai un instant. Ce que j’allais lui demander n’allait pas lui plaire. Tant pis.

Moi : dis, tu peux aller au cafe Yume pr moi ?

Shin : non

Moi : Je t’ai meme pas encore dit pk !!

Shin : pk

Moi : prévenir Touyama-san, je lui ai dit que jvenais

Shin : non

De plus en plus, je me disais qu’il avait dû se rendre compte des intentions de Jin-san. La première fois, il n’avait pas fait autant d’histoires pour m’accompagner. Si ce n’était que pour dire deux mots au patron, ça ne devait pourtant pas être si horrible…

J’essayai de le convaincre pendant toute l’heure, mais sa réponse fut toujours la même. Je finis par abandonner, trop épuisé pour continuer à insister. Touyama-san ne m’en voudrait pas pour ça, de toute façon… Il ne m’attendait peut-être pas tant que ça. C’était surtout moi qui avais été impatient.

*

La journée avait été insupportable. J’avais été plus malade que jamais, mais le pire était sûrement ma mère. Bon, comme d’habitude, on s’y attendait, moi-même ça ne m’avait guère étonné. Elle avait refusé que je sorte de mon lit de toute la journée et n’avait pas manqué de me faire la moindre réflexion. "Tu aurais pu choisir un autre jour pour ça." "A rentrer si tard tous les jours, tu vois ce qu’il se passe." Au moins, elle me reparlait, et le malaise avait disparu. C’était juste cette sensation désagréable, comme si j’allais vomir à tout moment en sa présence. Et ce n’était pas à cause de mon état.

Le lendemain fut beaucoup mieux. Même si, bien évidemment, ma mère refusa que je retourne au lycée – ou même que je sorte tout simplement dehors. J’étais de plus en plus gêné par rapport à Touyama-san. Je me demandais en permanence s’il m’attendait, s’il s’inquiétait. Il se doutait peut-être que j’étais tombé malade, avec ce temps. J’aurais juste aimé le prévenir.

Je voulus demander une nouvelle fois à Shin d’aller au café, mais il ne me répondit même plus. Il y avait des fois où il n’avait plus de batterie et il préférait laisser son portable vidé. Soit c’était une de ces fois, soit il m’ignorait délibérément.

Je restai ainsi tout ce jeudi au lit, toujours aussi déprimé.

*

Le vendredi, j’en eus assez. J’étais encore un peu malade, mais je fis semblant d’aller clairement mieux. Ma mère m’adressa un air réprobateur et refusa tout de même que j’aille au lycée. Mais elle ne m’empêcha pas de sortir "rapidement", comme je lui avais promis.

Il était un peu plus de quinze heures quand j’arrivai au café Yume. J’étais très essoufflé, mon corps étant encore trop affaibli, mais je m’en fichais. Hé, j’allais pouvoir voir Touyama-san, enfin. Je lui accordais sûrement beaucoup plus d’importance qu’au café… mais en même temps, j’y allais un peu pour lui, non ? Cet endroit était le seul où je pouvais me détendre, mais c’était aussi grâce à lui. Le fait qu’il me parle, qu’il me comprenne… et puis surtout, son visage. Enfin, c’était dur à décrire. Le simple fait de le voir me calmait. Je savais que si j’étais à ses côtés, tout irait bien. J’étais aussi tellement curieux, à la fois de ce qui le concernait, de ce qu’il pouvait penser de moi, mais aussi de ce que moi-même je pensais de lui. C’était peut-être un peu étrange, alors qu’il y avait si peu, ce n’était qu’un étranger pour moi. Quoique, j’étais censé le considérer comme un ami, maintenant.

J’éternuai trois fois d’affilée, puis entrai dans le café. Ce fut Jin-san qui m’accueillit.

« Ah, bienvenue, Kazuma ! Shinji n’est pas avec toi ? »

Evidemment qu’il allait directement me demander ça.

« Hm, non, pas aujourd’hui… répondis-je, très peu à l’aise.

- Oh, dommage… »

Il eut un air de chien battu, mais je n’allais sûrement pas trouver ça mignon. Oh mon dieu, je me sentais vraiment étrange, maintenant. Je n’avais rien contre… ce genre de personnes, mais disons que je n’étais pas habitué. Du tout, même. Je préférais rester loin.

Il m’amena à une table vers le centre. D’habitude, j’aimais être sur les côtés, mais ça ne me gêna pas plus que ça ; il n’y avait pas beaucoup de monde. Par contre, je n’arrêtais pas de regarder autour de moi. Touyama-san n’était pas là, hein ? Après tout, il était toujours en cuisine.

« Je t’appelle Kouji, hein ? demanda Jin-san, comme s’il avait lu dans mes pensées. Par contre, il risque de mettre un peu de temps à venir, sa pause n’est pas maintenant. Tu veux commander quoi, au fait ? »

Je hochai la tête, un peu déçu, puis demandai un simple thé. Si j’avalais quelque chose de trop consistant, j’allais sûrement vomir.

Malheureusement, l’attente fut beaucoup plus longue que prévue. Enfin, je savais qu’il allait mettre du temps, mais pas à ce point. Au bout d’une heure, il n’était toujours pas venu. Et en tant que client, j’étais obligé de reprendre à boire ou à manger, sinon je devais partir. Moi qui étais encore malade, ce n’était vraiment pas le moment.

Il était seize heures trente quand je décidai de prendre une part de gâteau. Je n’avais pas mangé de la journée, alors ça m’éviterait au moins de tomber en hypoglycémie. D’ailleurs, ce n’était plus Jin-san qui me servait, mais une jeune femme que je n’avais jamais vue auparavant. Ou peut-être qu’elle avait été là, quelques fois, si. A force d’autant me préoccuper de Touyama-san, je remarquai que j’avais un peu négligé le reste du café. Je ne l’avais que bien observé la première fois, et ça s’était arrêté là.

Je plantai ma fourchette dans le gâteau, puis observai mon geste pendant un moment. Je pris ensuite la bouchée avec lenteur. Ce n’était qu’un simple gâteau aux fraises, mais… c’était délicieux. Et aussitôt, je me rendis compte que c’était Touyama-san qui l’avait fait. Enfin, sûrement ; il m’avait déjà dit qu’il était toujours seul en cuisine. Il était donc bien là, à plusieurs mètres de moi seulement, et ça faisait plus d’une heure que j’attendais. D’habitude, il passait au moins me dire bonjour, puis m’indiquait quand il pourrait venir discuter.

…Et s’il était en colère ? Parce que j’avais rompu notre promesse ? Non, quand même pas. Ce n’était pas grand-chose, après tout. S’il m’en voulait pour une aussi petite chose, je serais surpris. J’avoue que moi-même, ça m’avait beaucoup dérangé de ne pas venir… mais que lui s’énerve au point de me faire attendre si longtemps…

 Bon, j’étais vraiment déprimé, maintenant. Peut-être encore plus que ces deux derniers jours où j’étais enfermé avec ma mère. Car que Touyama-san soit énervé ou non, il avait décidé qu’il allait me faire poireauter pendant longtemps. Jin-san avait eu beau dire que sa pause n’était pas tout de suite, ça ne pouvait pas être aussi long. Il m’aurait dit de revenir plus tard, sinon, ou que sais-je.

Furieux, je pris une nouvelle bouchée de gâteau, puis encore une autre. Je n’avais même pas faim, mais il fallait que j’évacue ma colère d’une façon ou d’une autre. Me goinfrer était sûrement la meilleure chose à faire. Comment ce géant aux allures de mannequin ose me faire une chose pareille ?! Il ne devrait pas s’inquiéter, plutôt ?! Ami, et puis quoi encore !

Je terminai mon gâteau en quelques secondes, et en demandai alors un nouveau. Au chocolat, cette fois-ci. J’avais même pris le menu pour voir tout ce que ce café avait à disposition. J’étais dans cette humeur où tu souhaites juste engloutir chaque chose sucrée que tu aperçois. D’ailleurs, j’étais tellement en colère que j’aurais pu avaler toute la table, ou toute la boutique, ou même la moindre personne qui osait me regarder.

Une nouvelle heure passa. Le café devait fermer à dix-sept heures trente, c’est-à-dire à tout moment. J’avais eu le temps de parcourir une bonne partie du menu, et mon porte-monnaie allait prendre cher. Touyama-san avait forcément eu sa pause. Et plus j’y pensais, plus j’étais énervé. Mais malheureusement pour moi, j’aurais dû me douter que mes malheurs ne s’arrêteraient pas là.

Quand on est malade, qu’on n’a franchement pas faim mais qu’on se bourre de gâteaux… ça ne fait pas un bon mélange. C’est pourquoi je ressentis soudain un malaise, avec tout ce que j’avais englouti qui remontait. Là, j’étais mal. Dans tous les sens du terme.

Heureusement, il n’y avait presque plus personne dans le café, mais ce n’était pas une raison pour que je me lâche ici. Je savais où étaient les toilettes, il fallait juste que j’aie le temps. Je me levai donc le plus rapidement possible et partis à toute vitesse, ne cherchant même plus à être discret.

Je passai devant la cuisine, puis atteignis enfin le lieu qui allait me sauver. Je fermai la porte sans la verrouiller et laissai tout sortir dans les toilettes.

Je suis vraiment maudit.

Pourquoi ne m’arrivait-il que ce genre de choses ? Qu’est-ce que j’avais bien fait pour mériter ça ? Etait-ce parce que je n’avais jamais été honnête avec les autres ?

Quoique… dans le fond, ça avait toujours été de ma faute. J’avais beau me lamenter, ces malheurs ne m’arrivaient jamais par hasard. C’était parce que je n’avais pas été juste avec Shiori qu’elle s’était autant énervée contre moi. C’était parce que j’avais crié sur ma mère qu’elle m’avait dit quelque chose de blessant. C’était parce que j’étais faible que je m’étais mis à pleurer, et que j’étais venu me réfugier chez Touyama-san. C’était parce que je n’avais pas écouté ma mère que j’étais sorti plusieurs heures pour m’empiffrer.

« Kazuma ? Kazuma, c’est toi ? »

« Est-ce que ça va ? Kazuma ? »

J’étais encore en train de tousser, les larmes aux yeux.

…Mais j’aurais dû m’en douter. Au contraire, maintenant, ça aurait été étrange que Touyama-san ne soit pas là pour moi. Dès qu’il m’arrivait quelque chose, il était là. Toujours. Il m’entraînait alors avec lui pour que je me sente mieux. Même si, cette fois-ci… il avait mis du temps. Délibérément, en plus. Il devait tellement en avoir assez, de mes idioties.

Essoufflé, je déclenchai la chasse d’eau puis me rinçai la bouche au robinet. Je n’en pouvais plus. J’étais tellement, tellement ridicule… Touyama-san en avait marre de moi…

Est-ce que je devais vraiment ouvrir la porte ? Il était juste là, derrière… Il continuait de m’appeler, mais je n’arrivai pas à me décider. D’abord, mon état était déplorable. Ensuite, j’aurais juste encore plus honte en le voyant. Pour finir… j’avais peur qu’il décide de complètement me laisser tomber.

« Kazuma ! Je ne t’entends plus, tout va bien ? Réponds-moi s’il te plaît ! »

…Je n’avais jamais perçu autant d’angoisse dans sa voix. Même la dernière fois, quand j’étais venu chez lui, il n’avait pas eu l’air aussi désespéré. Comment étais-je censé prendre ça… ?

J’étais incapable de réfléchir plus. Dans ma tête régnait un véritable chaos, la douleur était insupportable. C’est pourquoi j’ouvris la porte, puisque c’était le seul choix que j’avais à disposition.

Touyama-san m’observait avec de grands yeux choqués. Ses cheveux ne paraissaient plus aussi ordonnés que d’habitude, ce qui ne lui ressemblait pas.

Le voir ainsi, me dire qu’il ne voudrait peut-être plus jamais me parler, la douleur de mon mal de tête, mes jambes endolories après être resté assis pendant plus de deux heures… tout cela me fit craquer. Ce fut sûrement son visage, le fait qu’il soit ici qui donna le coup de grâce. Je n’étais plus capable de maîtriser mes émotions, je savais à peine ce que je faisais. Je me laissai tomber à genoux et cachai avec mes mains mon visage rempli de larmes.

« Je suis désolé, marmonnai-je. Désolé, désolé, désolé… »

Je ne pouvais plus le voir, alors je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il faisait. J’étais néanmoins trop occupé à m’excuser, m’excuser d’être une personne aussi pitoyable, de ne lui apporter que des problèmes…

« Kazuma… »

Je sentis soudain ses bras s’envelopper autour de moi, sa main plaçant délicatement ma tête dans le creux de son cou. Son odeur était plus forte que jamais… Il y avait cette senteur de café, mais pas que ça. Je pouvais percevoir quelque chose de plus personnel, qui pourrait simplement être défini par "l’odeur Touyama-san". Son corps était chaud, et je me rendis compte que je tremblais.

« Kazuma, pourquoi tu t’excuses… ? »

Sa voix était douce, je pouvais sentir son souffle sur moi.

« Je suis un poids pour toi… répondis-je, la voix tremblante. Depuis le début, tu ne fais que m’aider, simplement parce que je suis pathétique… Je suis incapable de faire quoi que ce soit correctement… Même toi, tu en as eu marre de moi…

- Que… qu’est-ce que tu racontes ? »

Je levai la tête vers lui, soudain alerté.

« Eh bien, t’es pas venu me voir pendant ta pause… ? Tu m’as laissé attendre pendant plus de deux heures… ? »

Son visage montrait une incompréhension totale. Quoi… ?

« Attends, attends, dit-il. Tu étais là ? Pourquoi tu ne m’as pas prévenu ?

- Mais… Jin-san devait te le dire ! »

Son expression se changea vite en un air sombre.

« Il ne m’a… pas du tout prévenu… Il est même parti, en fait.

- Quoi ?!

- Oh, je rêve… »

Il se recula, s’asseyant par terre avec un soupir. Il s’était avant accroupi pour se mettre à ma taille. D’ailleurs, comme ça, nous faisions presque la même taille… C’était la première fois que je le voyais de si près. J’aurais aimé qu’il reste un peu… plus proche…

« C’est moi qui devrais m’excuser, Kazuma, dit-il soudain avec un air sérieux. Même si Jin est le plus grand fautif, j’y suis aussi pour quelque chose. J’aurais dû penser à passer de temps en temps, même si je ne m’attendais pas à te voir si tôt, puisque tu étais malade… Enfin, on dirait que ça ne va pas mieux. »

J’allais lui répondre qu’il n’avait pas à rejeter la faute sur lui-même quand je me rendis compte de ses propos.

« Touyama-san, comment tu sais ça ? Que j’étais malade ?

- C’est ton ami Yanagi-kun qui m’a prévenu, bien sûr. Tu ne lui as pas demandé de me le dire… ? »

Oh celui-là, quel imbécile.

Shin avait eu beau me répéter que non, il y était finalement allé, hein ? Soit il se fichait de moi, soit son portable n’avait vraiment plus eu de batterie donc il n’avait pas pu me le dire et il n’avait pas eu le courage de faire dix mètres pour aller chez moi… Ou il se fichait vraiment vraiment de moi. Ah mince, déjà dit.

« Si, si… répondis-je. Il m’avait juste dit qu’il ne le ferait pas. Oh, bon sang… »

Je me sentais encore plus ridicule qu’avant, même si j’étais content qu’au final, Touyama-san avait été au courant. Mais surtout… il ne m’avait pas laissé tomber. Il n’avait juste jamais su que j’étais là.

« Ce genre de choses risque de recommencer, fit-il remarquer. On aurait dû faire ça plus tôt… »

Il sortit quelque chose de la poche de sa veste, que je reconnus comme étant son portable.

« Donne-moi ton numéro, Kazuma. »

Evidemment, c’était la meilleure solution. De cette façon, plus besoin de faire passer les informations par des personnes… peu dignes de confiance – désolé, Shin. Je sortis mon portable de mon jean, m’arrêtant cependant au dernier moment. C’était la honte. Avec mon modèle datant d’il y a au moins cinq ans, j’allais encore me ridiculiser. Et dire que lui… Et dire que lui, il avait un iPhone !

« Mh ? dit Touyama-san en m’interrogeant du regard.

- R-Rien du tout. »

Tant pis. Après tout, je n’avais qu’à faire comme avec mes amis… prétendre que j’aime les vieux modèles, que je trouve ça plus drôle, ou n’importe quelle raison. Quoique, non. J’avais déjà dit que je ne mentirais pas à Touyama-san.

« Donne-le moi, je vais rentrer mon numéro moi-même, » me conseilla-t-il en tendant la main.

J’hésitai encore quelques secondes, puis lui tendis finalement mon portable. Il me donna aussi le sien pour que je fasse de même.

A mon grand soulagement, il ne fit aucun commentaire quant à la vieillesse de mon appareil. Il avait dû remarquer que ça me gênait… Touyama-san était tellement attentif aux autres. C’était une qualité que je n’aurais probablement jamais. De mon côté, j’osais à peine effleurer l’écran tactile. C’était le dernier modèle, je le reconnus tout de suite. Mon regard s’arrêta sur son fond d’écran, un chiot, ce qui me fit rire silencieusement. C’était inattendu.

Nous nous rendîmes les portables, et je m’empressai de ranger le mien.

« Tu es rouge, ça va ? demanda soudain Touyama-san.

- Ah, euh… j’ai un peu chaud. »

Sans crier gare, il plaça sa main contre mon front, ce qui me fit reculer presque jusque dans les toilettes. Touyama-san ne parut pas très surpris par ma réaction – ou alors, je me faisais encore avoir par son expression neutre – et il se releva. Il me proposa de l’aide pour me relever en me tendant la main, que j’acceptai volontiers.

« On dirait que tu as un peu de fièvre, dit-il. Viens respirer un peu l’air frais, je te ramènerai ensuite chez toi. »

Je hochai la tête, n’ayant pas de raison pour refuser. Mon esprit paraissait trop embrumé pour ça, de toute façon. Je le suivis vers la porte arrière de la boutique, qui menait sur un court escalier suivi par un petit jardin. Il m’invita à m’asseoir sur les marches puis fit de même.

« Ah, c’est agréable… » murmurai-je.

Le vent frais me caressait le visage, enlevant mes dernières nausées. Si j’étais resté enfermé plus longtemps, je n’aurais pas tenu.

Quelques minutes passèrent ainsi jusqu’à ce que Touyama-san reprenne la parole :

« Tu sais, par rapport à ce que tu as dit tout à l’heure… Tu ne devrais pas t’inquiéter pour ce genre de choses. Je t’ai dit que je serais ton ami. Tu n’es pas un poids, pour moi. C’est normal que tu aies des problèmes, mais ce n’est pas toi, le problème. Il faut simplement que tu les surmontes, et tout ira mieux. Je suis prêt à t’aider. »

Je restai silencieux, profondément touché. On ne m’avait jamais dit ce genre de choses. J’avais toujours fait en sorte de tout garder pour moi… Je n’avais pas essayé de surmonter les problèmes, je les avais juste ignorés. J’avais même essayé de les camoufler. Etre populaire au lycée, avoir des bons résultats, sortir avec la plus belle fille du lycée… C’était en me construisant cette carapace que j’avais fui. Et maintenant, un ami que j’avais rencontré de façon assez originale, beaucoup plus âgé que moi, cherchait à me venir en aide. Etrangement, j’avais l’impression que je pourrais compter sur lui. Que lui, je n’avais pas besoin de le repousser.

« Touyama-san, tu es bien trop gentil avec moi… Je ne suis qu’un gamin, et pourtant tu cherches à m’aider. C’est vraiment par gentillesse ? Ou parce que, comme tu me l’as dit, tu apprécies ma présence ? »

Je fermai les yeux, profitant du frais. Je me sentais tellement bien ainsi, isolé du monde extérieur, seul avec Touyama-san.

« Je ne suis pas aussi parfait que ce que tu crois, Kazuma. »

Il l’avait dit sur un ton aimable, mais ça ne m’empêcha pas d’ouvrir les yeux pour le regarder. Il souriait calmement, son regard posé sur moi. Il me fixait depuis tout à l’heure… ?

« Je pense que moi aussi, j’avais besoin de quelqu’un, continua-t-il. Ces derniers temps, j’étais un peu préoccupé. Alors quand j’ai vu un jeune adolescent se faire renverser une boisson sur la tête par sa petite amie, je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir. Ensuite, j’ai eu envie de mieux te connaître… C’est pour ça que j’ai souhaité être ton ami. J’espère que ça ne t’embête pas trop, venant d’un vieux comme moi. »

J’étais un peu gêné, mais en même temps soulagé. J’avais l’impression qu’il ressentait exactement la même chose que moi. Sa dernière phrase me fit sourire.

« C’est plutôt moi qui suis trop jeune, non ? Les gens se demanderaient ce que tu fabriques à traîner avec un lycéen. »

Il fronça les sourcils, l’air mécontent, et regarda à l’opposé. Je ris, incapable de me contenir face à cette attitude d’enfant.

Le silence s’installa de nouveau, mais il était confortable. Je n’avais plus peur d’être à court de mots, maintenant. Je ne me sentais plus obligé de quoi que ce soit. Je profitai simplement.

Quelques minutes plus tard, j’entendis soudain une mélodie, comme celles dans les jeux vidéo.

« Mince. »

La musique s’arrêta et je me tournai vers Touyama-san, puisque ça venait de lui. Il avait son portable dans les mains, et venait apparemment d’avoir désactivé le son.

« Un jeu ? demandai-je.

- Euh, non, c’est… »

Il parut paniqué, mais je m’approchai à temps pour regarder son écran. C’était l’accueil d’un jeu intitulé "Summoners War". Jamais entendu parler, mais le graphisme était plutôt pas mal.

« Tu aimes les jeux vidéo, Touyama-san ? »

Il se pétrifia, son regard posé sur moi, jusqu’à ce qu’il s’empresse de fixer autre chose.

« Bien sûr que non, c’est juste… Juste pour passer le temps. Je suis trop âgé pour ça. »

Cette attitude me donnait l’exacte impression du contraire. Il ne savait absolument pas mentir.

« Touyama-san, tout le monde peut jouer aux jeux vidéo, tu sais. Tu me montres tes applications ?

- Non, je… »

Je ne l’avais jamais vu aussi gêné, même quand il avait parlé de sa taille. Il abandonna cependant et me tendit son portable. Même si je n’avais pas de smartphone, je savais m’en servir grâce à mes amis. Je parcourus donc les applications… et remarquai qu’il n’y avait que des jeux. Et ils étaient en un nombre incroyable, je me demandais même comment il pouvait encore avoir de la place sur son portable.

« Mais t’es un vrai geek en fait ! m’exclamai-je.

- Bien sûr que non ! »

Je continuai de regarder les différents jeux, le sourire aux lèvres. C’était une partie de lui que je ne connaissais pas. Je me disais bien que son passe-temps n’était pas que de s’occuper du café, c’était trop peu.

« Ah, la honte… murmura-t-il.

- Pourquoi la honte ?

- Tu sais maintenant que je passe mon temps à faire des jeux pour adolescents.

- C’est plutôt cool, non ? »

Je trouvais sûrement ça bien puisque je faisais partie des adolescents en question, mais j’étais sincère. Au contraire, j’étais plutôt soulagé qu’il ait quelque chose qu’il aime à ce point. Même si encore une fois, j’étais assez surpris. Ca ne collait pas du tout avec son apparence.

« Ah, tu dois avoir des consoles chez toi ? demandai-je.

- Non… C’est quelque chose que je préfère cacher, et puis… moi-même, je me dis que je devrais arrêter. »

Quel imbécile ! Au contraire, il fallait qu’il en profite au maximum. De plus, maintenant… j’avais très envie de jouer avec lui. Moi aussi, j’aimais énormément les jeux vidéo, mais je n’avais juste pas les consoles. Je devais me contenter de la PS2 de Shin, même si on s’amusait bien avec.

« Non, non, non, répondis-je. Tu vas juste le regretter. Arrête de penser à ton apparence, Touyama-san.

- Tu me fais la morale, Kazuma ?

- …Non. »

Ah, il m’avait coincé. Mais je n’allais pas me laisser faire pour autant. J’avais déjà une idée en tête.

« Il commence à être tard, fis-je remarquer. Ma mère va encore me tuer.

- Je te ramène. »

Il se leva, et je l’imitai… tout en étant pris d’un vertige. Touyama-san le remarqua heureusement, me tint par les épaules et attendit que ça passe.

« Hm, merci… marmonnai-je.

- Pas de quoi. »

La sensation était un peu étrange, quand il me touchait. Peut-être parce que je ne me sentais pas bien… ?

« Oh non ! m’exclamai-je.

- Quoi ?

- Je… J’ai pas payé ma commande. Je vais le faire tout de suite, je suis désolé… »

Touyama-san soupira, l’air rassuré. J’avais peut-être crié un peu fort.

« Ne t’en fais pas pour ça, dit-il. C’est la faute de Jin et moi, si tu as mangé autant, alors je réduirai un peu sa paye.

- C-Ca me gêne !

- Oh il le mérite. Même si ça te gêne, je le fais. »

Bon, ça m’arrangeait, bien sûr… Je n’osais même pas imaginer la note que j’aurais eue. En plus, il insistait, alors ça ne servait à rien que je fasse l’idiot et que je le contredise.

« D’accord… soupirai-je. Ah, au fait, tu serais, euh… disponible cette semaine ? Samedi peut-être… ? Ou dimanche ? J’aimerais bien… qu’on se voie. »

Il ferma la porte arrière de la boutique et me fixa d’un air étonné. J’espérais que ça ne l’embêtait pas… C’était peut-être un peu trop ? Même si nous étions amis, prendre son temps libre ainsi…

« Dimanche me va, répondit-il. Le samedi je travaille, alors si tu veux qu’on se voie dimanche, on aura plus de temps. Ca me fait plaisir que tu demandes. »

Touyama-san m’adressa un petit sourire, puis m’invita à le suivre. Je le vis récupérer ses clés de voiture, sans prendre la peine de se changer ou quoi que ce soit. Dans la salle principale du café, il y avait encore la jeune femme qui m’avait servi tout à l’heure. Elle nettoyait les tables et surtout, elle était seule. Jin-san était vraiment parti plus tôt.

« Fujisaki-san ! l’appela Touyama-san. Désolé de te laisser seule, je dois juste m’occuper de quelque chose et je reviens. Ne nettoie que la moitié des tables, je ferai le reste en revenant. Tu peux t’en aller. »

La femme hocha la tête et le remercia. Je me sentais désolé pour elle, comme c’était à cause de moi qu’elle se retrouvait seule. Mais bon… c’était aussi de la faute de Jin-san, après tout.

Touyama-san me ramena ainsi chez moi, le trajet ne durant que très peu de temps. J’étais un peu déçu… j’aurais aimé le voir plus longtemps. Mais je ne me sentais de nouveau pas très bien, alors je préférais aller m’allonger. En plus, comme je lui avais dit, ma mère allait me passer un savon. Ca n’allait pas être agréable.

Quand je sortis de la voiture de mon ami, il m’interpella :

« Kazuma, cette fois-ci, ne viens pas demain, d’accord ?

- Quoi, pourquoi ? m’étonnai-je, un peu inquiet.

- Tu es encore malade. Repose-toi complètement, et on se verra dimanche. Je viendrai te chercher, d’accord ? A quelle heure ?

- Oh, d’accord… L’après-midi, alors ? L’heure, c’est comme tu veux.

- Je viendrai à quatorze heures, dans ce cas. »

Il me sourit et ajouta :

« Tu ne veux toujours pas me dire ce que tu prépares de faire ? »

Il avait essayé de me demander dans la voiture, mais j’avais refusé de lui dire quoi que ce soit.

« Tu verras, répondis-je en souriant aussi.

- D’accord… A dimanche, alors. »

Je lui adressai un signe de la main et il repartit en faisant demi-tour. Quand il fut hors de mon champ de vision, je lâchai un soupir. J’étais complètement épuisé, il n’avait pas tort du tout quand il disait que je devais me reposer.

Une fois rentré, bien entendu, ma mère passa une demi-heure à me faire la morale, puis je réussis à aller dans ma chambre. J’avais imaginé pire, mais il semblait qu’elle souhaitait aussi que je me repose. Apparemment, elle ne comptait pas me tuer, tout de même.

Allongé sur mon lit pendant un moment, je sortis ensuite mon portable de ma poche. Mon premier réflexe fut d’envoyer un sms à Shin.

Moi : tu te fous de moi, c’est ça?!

J’allais en écrire un autre quand j’eus une réponse.

Shin : hein?

Moi : raah !! tu aurai pu me dire que tu prevenais Touyama-san !

Shin : ah oué c vrai

Moi : tu pouvais pas repondre + tot?!

Shin : plus de batterie

Moi : et maintenant ?

Shin : on dirait que c revenu

Je lançai mon portable sur mon lit, qui rebondit pour finir par terre. J’étais furieux. Shin n’avait qu’à accepter les avances de Jin-san, ils avaient l’air de faire une bonne paire de chieurs.

J’allai cependant ramasser mon appareil, oubliant Shin un moment. J’avais maintenant le numéro de quelqu’un d’autre. Une personne qui m’importait beaucoup depuis peu. J’allai dans mon répertoire et observai son nom. "Touyama Kouji "… Je mémorisai les caractères avec lesquels il s’écrivait, même si je les connaissais déjà.

Peu après, en revenant vers mes messages avec Shin, je remarquai une nouvelle adresse email dans mes contacts. "kouchan0630 "… Kou-chan ?! Non, sérieusement ?! J’éclatai de rire aussitôt. Ca ne pouvait qu’être Touyama-san, puisque je n’avais jamais vu cette adresse dans mon portable. Décidément, il n’arrêtait pas de me surprendre, c’était incroyable. Ca me donnait encore plus envie d’en apprendre plus sur lui.

Cependant, je me rendis compte que je ne lui avais pas donné ma propre adresse. En même temps, je n’y avais pas pensé une seule seconde… Il fallait quand même que je le fasse, non ?

Je restai pensif pendant quelques minutes – voir même une heure, mais passons. Je n’allais pas le déranger, hein ? Il avait peut-être autre chose à faire… Je l’avais suffisamment embêté aujourd’hui, alors qu’il devait travailler. Et puis, qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Si je mettais un smiley, ça passerait mieux peut-être ? Oh, et puis mince.

Moi : Merci pour ton adresse, Touyama-san. Voila la mienne, desole d’avoir oublie de te l’envoyer. Bonne nuit.

C’était peut-être un peu coincé. Mais il fallait que je m’applique un minimum, ou il me prendrait vraiment pour un petit adolescent immature… C’était sûrement déjà fait, remarque.

Je sursautai quand mon portable vibra, et me jetai sur le nouveau message.

Touyama-san : Aucun problème ! Bonne nuit, Kazuma : )

Oh bon sang, il avait mis un smiley ! Maintenant, je l’imaginais sourire ! J’étais sûr qu’il souriait devant son portable ! Bordel ! …Je savais que j’aurais dû en mettre un aussi.

Je me laissai rouler sur mon lit, préférant garder mon portable à une distance raisonnable de moi. Je n’y touchais plus, ou j’allais finir par faire une attaque cardiaque. Je devais me ménager plus que jamais.

*

Le dimanche, je paniquai un instant en me rappelant que Touyama-san risquait de sonner chez moi. Et il ne fallait absolument pas, car mes deux parents étaient présents, ce jour-ci. S’ils voyaient un homme de vingt-cinq ans à l’entrée, je ne savais pas ce qu’ils trouveraient encore à me dire.

J’avais pensé à lui envoyer un message, mais il devait être trop tard. Il était déjà presque quatorze heures. En plus, depuis la première fois, nous n’avions plus communiqué. Je n’aurais même pas su comment formuler mes phrases.

Je finis par prévenir à l’avance mes parents que je sortais pour l’après-midi, un gros carton sous le bras. Ca, c’était la surprise pour Touyama-san. J’allai à l’extérieur et attendis dans la rue de voir sa voiture.

Bien entendu, fidèle à son apparence de parfait gentleman pour une fois, il arriva à quatorze heures précises. Il sortit de sa voiture, portant une chemise avec une veste décontractée. J’étais toujours étonné de le voir habillé autrement que dans ses habits de travail. Personnellement, je ne m’étais pas embêté et avais juste enfilé un jean et une veste à capuche. C’était confortable, après tout.

« Salut ! dit-il en s’approchant.

- Bonjour, Touyama-san.

- Où doit-on aller ? Tu veux peut-être profiter de ma voiture pour te rendre dans un endroit éloigné ? »

Je ne parvins pas à cacher le sourire qui apparut sur mes lèvres.

« Oh non, pas si loin, le rassurai-je sur un ton détaché. Chez toi, ce sera parfait.

- Chez moi ? »

Je hochai la tête, parfaitement satisfait par son air surpris. Je le vis diriger son regard vers le gros carton que je tenais et m’empressai de changer de sujet.

« Bon, on y va ? Tu vas voir, ça va être génial. »

Il soupira, un peu désespéré, mais entra tout de même dans la voiture. J’allai au siège passager et mis le carton sur mes genoux. Outch, c’était lourd.

« Ca va mieux, au fait ? demanda Touyama-san en faisant demi-tour, en direction de chez lui.

- Oui, en pleine forme ! J’ai encore le nez qui coule, mais ça va.

- Tant mieux. »

Il sourit calmement, ce qui m’embarrassa une nouvelle fois. Je pensais que ça venait du fait que je n’arrivais pas à m’y habituer, mais ça faisait un moment, maintenant. Etrange.

Nous prîmes le même chemin que la dernière fois. La différence était que cette fois-ci, j’étais beaucoup plus attentif aux environs. Il me semblait que son immeuble se situait dans une rue habitée uniquement par des gens riches. Je n’étais jamais venu par là, mais j’en avais entendu parler.

Durant le trajet, Touyama-san n’avait pas arrêté de me lancer des regards interrogateurs, ce qui m’amusait beaucoup. J’étais impatient de le surprendre encore plus. Il paraissait bien distrait, mais fit de son mieux pour regarder la route en même temps.

Quand on sortit de la voiture, il me proposa de prendre le carton mais je refusai. J’avais de la force, ce n’était pas un petit virus qui risquait de m’affaiblir si longtemps.

Arrivés devant son appartement, il avait l’air toujours aussi absorbé par ce qui trottait dans ma tête. Tant mieux.

Quoique, si j’avais été prévenu, je n’aurais peut-être pas pensé ça.

Il aurait mieux valu que Touyama-san soit un peu plus alerte, cette fois-ci.

Car quand il ouvrit la porte, ce fut une bête pleine de poils qui me sauta dessus et me fit hurler comme une fillette de cinq ans.

6: Une lente suffocation, un rapprochement rapide.
Une lente suffocation, un rapprochement rapide.

Je tenais le carton haut au-dessus de ma tête, mes jambes littéralement attaquées par un chiot qui n’appréciait peut-être pas les étrangers. Il devait essayer de me faire tomber, mais ses pattes n’allaient pas plus haut que mes genoux. Ca ne changeait pas le fait que j’avais eu la sensation de m’être pris une tornade de plein fouet, causant un cri long et aigu de ma part. Oh, tuez-moi.

« T-T-T-Touyama-san, c’est pas dangereux, là ?! »

Non, je ne paniquais absolument pas. Après tout, je ne savais pas si le chiot était méchant ou non. Même si ce n’était qu’un chiot. Je préférais être prudent.

Je lançai un regard à Touyama-san, qui… me regardait avec une expression totalement désespérée. Je ne l’avais jamais vu faire une tête pareille, mais je n’arrivais pas à m’en réjouir. Il se fichait de moi, c’était clair. Ou il ne devait sûrement pas penser que je puisse être aussi minable. Maintenant, il regrettait d’avoir voulu être mon ami.

Il posa cependant sa main sur ma tête, m’ébouriffa les cheveux et s’accroupit pour attraper le chiot toujours accroché à mon pantalon. Je l’entendis rire quand il entra dans l’appartement.

« T-Tu te fiches de moi, Touyama-san, hein… »

Il se tourna vers moi, le sourire aux lèvres. Il… souriait beaucoup, ces temps-ci. J’avais encore le sentiment de ne pas pouvoir m’y habituer.

« Un peu, oui, répondit-il en caressant la tête du chiot qui haletait, l’air heureux comme tout.

- Quoi ?! »

Il osait l’admettre, en plus.

J’entrai à mon tour et enlevai mes chaussures après avoir posé le carton par terre. Touyama-san n’y fit pas trop attention, trop occupé à câliner le chiot… le sien ? Je n’en savais rien.

« Touyama-san, d’où il sort ce chien ? Il n’était pas là la dernière fois… »

Je ne détestais pas les chiens, mais je n’étais pas non plus à l’aise avec. Je n’en avais jamais réellement approché. Chez moi, il était bien entendu hors de question qu’on en ait un. Et on m’avait toujours dit de ne pas approcher les chiens errants.

« Il était là, en fait, dit-il.

- Il était là ? répétai-je avec de grands yeux.

- En fait, je suis entré avant toi pour m’assurer qu’il… ou plutôt elle, dormait. Tu n’étais franchement pas en état pour ça, alors j’ai préféré… que tu l’évites, du moins pour l’instant. »

Oh, il m’avait semblé le voir faire ça, en effet. J’avais juste été tellement ailleurs et frigorifié que j’avais vite oublié. J’avais pensé qu’il s’était assuré que tout soit propre et bien rangé mais effectivement, ça ne lui correspondait pas. Même s’il était plein de surprises, c’était difficile à imaginer.

« Je vois… répondis-je finalement. Hm, désolé de t’avoir dérangé… vraiment. »

J’avais encore honte quand je pensais à ce qu’il s’était passé. Mais il me suffisait de me remémorer ses mots… Je devais arrêter de m’inquiéter pour tout et plutôt compter sur lui. Je voulais d’ailleurs que l’inverse se fasse aussi. Il m’avait dit qu’il avait besoin de quelqu’un, et il s’était avéré que cette personne soit moi. Je voulais donc l’aider. Même si je n’étais qu’un gamin pour lui.

Le chiot aboya en ma direction, m’arrachant à mes pensées.

« Ne t’inquiète pas, dit Touyama-san avec le même sourire que précédemment. Dérange-moi autant que tu veux. J’aime beaucoup ta présence, après tout. »

Il embrassa la tête de la chienne, geste que j’observai un peu trop longuement. C’était sûrement à cause de l’animal auquel je n’étais pas habitué, mais je commençais à avoir chaud. Je n’étais plus trop à l’aise, soudain.

« Mh ? »

Touyama-san me regardait d’un air interrogateur. Je faisais une tête étrange… ? Je devais vite reprendre mes esprits avant qu’il ne pose trop de questions. Ca m’embarrassait, que l’attention soit autant portée sur moi.

« Oh, euh, tu aurais dû me dire que tu avais une chienne ! »

Cela parut marcher, car la conversation revint aussitôt sur le chiot.

« En fait, elle n’est pas à moi, expliqua-t-il. Ma sœur me l’a confiée car elle devait voyager en Amérique… Elle travaille beaucoup. Je ne comprends même pas pourquoi elle a acheté une chienne d’ailleurs, elle ne l’a gardée qu’une semaine avant de me la confier. Enfin, quand Kou-chan aura grandi, ma sœur sera bien obligée de venir la récupérer. »

Il lâcha un soupir exaspéré. Il ressemblait cependant au typique petit frère, et s’il avait accepté de s’occuper de la chienne de sa sœur, c’est qu’il devait vraiment apprécier cette dernière.

« Attends, » m’exclamai-je.

Kou-chan ?

Je m’en souvenais bien. Je ne me trompais pas. Le prénom de Touyama-san était "Kouji", et j’avais assumé que le nom de son adresse email venait de là. C’était "kouchan" quelque chose. Mais il… il venait d’appeler la chienne ainsi ?

« Hm… Kou-chan ? »

Cette fois-ci, il sursauta, manquant de faire tomber le chiot par terre. Il avait le visage rouge. Ca ne pouvait pas être l’éclairage, il était vraiment écarlate. Maintenant, moi aussi j’étais gêné. Il se mit à balbutier :

« C’est… euh… encore ma sœur… qui a voulu la nommer comme moi… Alors que ce n’est même pas un prénom féminin. »

Je ris, puis m’approchai de la chienne avec précautions. Elle agitait la queue et haletait toujours, mais je n’étais pas très sûr de moi…

« Kou-chan, hein… ? marmonnai-je. Elle n’est vraiment pas méchante ? »

Je lançai un regard suspicieux à Touyama-san, qui avait l’air toujours embarrassé. Il sourit cependant.

« Le golden retriever n’est pas une race méchante, et je ne pense pas qu’un bébé puisse te faire quoi que ce soit de grave. »

J’allais lui donner un coup de pied, mais m’arrêtai en voyant Kou-chan qui me fixait. Bon, je le ferai plus tard.

D’une manière ou d’une autre, je finis par abandonner et me retrouvai à caresser le dessus de la tête de la chienne. Elle avait l’air d’apprécier puisqu’elle se laissait complètement faire. Elle faisait même des sortes de ronronnements.

« Cette race… commençai-je en me rappelant. Ils deviennent énormes en grandissant, non ?

- Oui, c’est pour ça que je ne pourrai pas la garder longtemps… D’ailleurs, je me sens suffisamment coupable de la garder en appartement. Je la sors souvent, mais je ne pense pas que ce soit suffisant… »

Pensif, je grattai derrière les oreilles du chiot, profitant de sa douceur. En même temps, je sentais le visage de Touyama-san au-dessus de moi, puisqu’il tenait encore Kou-chan. Je reculai, une nouvelle fois… embarrassé. Je n’avais jamais réellement apprécié le contact physique, après tout. Du moins, j’avais l’impression. Mes amis étaient habituellement lourds, alors je faisais toujours en sorte qu’ils ne me touchent pas trop. Shiori, je me souvenais clairement du moment où je l’avais repoussée quand elle avait souhaité "trop se rapprocher". Shin, lui, était toujours distant. Il disait toujours qu’il n’aimait pas être approché de trop près. Les gens l’avaient sûrement bien compris, vu comment il était seul.

« Et, euh… ta famille ne peut pas s’en occuper ? Enfin, tu m’as dit que tu avais un autre aîné… Pourquoi ta sœur n’est pas plutôt allée voir cette personne ? »

Touyama-san soupira, l’air soudain plus sombre. Il prenait ce genre d’expression dès qu’on parlait de sa famille… J’étais peut-être indiscret ? Je ne voulais pas, bien entendu… J’avais bien compris qu’il ne s’entendait pas parfaitement avec elle, mais il n’avait pourtant pas l’air d’avoir de problèmes avec sa sœur.

« Ils sont trop occupés… répondit-il. Leur travail leur prend beaucoup de temps, ils ne sont vraiment pas accessibles.

- Oh, je vois…

- Au fait, tu vas me dire ce que tu caches dans ce carton ? »

J’avais complètement oublié. Le carton était encore à l’entrée, mon attention ayant été complètement absorbée par Kou-chan.

« Ah, désolé, j’y vais ! »

Ca allait être vraiment amusant. Quelle tête Touyama-san ferait-il ?

« Avec une télé pareille, ça va juste être parfait, » commentai-je.

Il leva un sourcil, mais ne fit aucun commentaire. Il relâcha Kou-chan qui vint aussitôt vers moi, tournant autour de mes jambes d’un air particulièrement heureux. Tant qu’elle ne me faisait pas tomber ou ne m’attaquait pas, ça ne me posait aucun problème.

Je transportai le carton jusqu’à la télé, puis l’ouvris.

« Alors, tu ne te doutes pas de ce que c’est, Touyama-san ? demandai-je avec un sourire.

- Pas vraiment… Des films, peut-être ? »

Il ne paraissait pas mécontent, alors ça s’annonçait plutôt bien. Oui, j’avais gardé la possibilité en tête que ça puisse l’embêter plus qu’autre chose. Je m’invitais chez lui, après tout. Si je l’avais fait, ce n’était que parce qu’il m’avait dit que je devais cesser de m’inquiéter pour tout. C’était vrai, alors… il fallait que j’essaye de corriger ça. Je me sentirais sûrement plus libre, à la fin.

« Raté, monsieur.

- Hé, ne m’appelle pas comme ça, se plaint-il.

- Mais monsieur, vous êtes si âgé, je ne voudrais pas être malpoli. »

J’avais encore les mains au-dessus du carton, cherchant délibérément à laisser durer le suspens en prenant mon temps. Touyama-san eut de nouveau une aura sombre, mais différente de précédemment.

« Kou-chan, mange-le. »

La chienne pencha la tête sur le côté, mais je ne pris pas le temps de réfléchir à si elle avait ou non compris l’ordre. J’étais déjà en train de défaire le carton, sortant deux manettes de jeu et une grande console. J’avais des tonnes de câbles emmêlés – la grande partie de plaisir habituelle.

« C’est une… »

Touyama-san s’approcha curieusement et observa avec attention la console.

« Une PS2, affirmai-je. Je sais, c’est vieux par rapport à ce qu’on a maintenant, mais il faudra faire avec ça. J’ai pas mieux à proposer. »

J’étais un peu nerveux, à présent que je pouvais voir sa réaction en direct. Même s’il m’avait dit qu’il aimait jouer aux jeux vidéo, il n’avait peut-être pas envie. Il était possible que j’en aie trop fait. J’aurais sûrement dû le prévenir…

« Wouaah. »

Son visage était éclatant. Il ressemblait à un gamin émerveillé par son tout nouveau jouet. Ce n’était d’ailleurs pas tant une comparaison. Il me faisait beaucoup penser à un enfant, ces temps-ci, malgré son physique… même si de mon côté, j’étais loin de faire adulte, par rapport à lui.

« Mais Kazuma, ça ne te gêne pas, de l’amener ici… ?

- Hm, pas vraiment, répondis-je le plus nonchalamment possible. Je l’ai empruntée… un peu de force à Shin. Je lui rendrai ce soir, de toute façon. »

Oui, Shin n’avait pas à grogner autant pour une simple console. Je ne faisais que la lui prendre cet après-midi. Il me devait bien ça.

« D’accord. N’embête pas trop ton ami, Kazuma.

- C’est plutôt lui qui m’embête, hein. A propos, que s’est-il passé avec Jin-san, vendredi ? »

J’étais en train de démêler les câbles mais Kou-chan vint évidemment se mettre dedans, paraissant trouver cette situation très drôle. Non, tu n’imagines pas à quel point démêler ces conneries est la pire chose au monde. Tu ne peux pas comprendre cette souffrance, puisque tu es un chien.

« Hm… Une affaire urgente, répondit Touyama-san.

- Ah ?

- Oui. »

Oh. Il n’avait pas l’air de vouloir en dire plus. Ca devait être une affaire personnelle de Jin-san, dans ce cas. S’il s’était passé quelque chose d’important chez lui, je ne pouvais pas le blâmer pour être parti…

« Bon sang, Touyama-san, enlève-moi cette chienne ! »

Je m’étais assis en tailleur pour plus de confort, mais elle s’était assise en plein sur moi. Non, vraiment ?!

« Elle a l’air contente, tu devrais la laisser. Elle ne te gêne pas, non ? »

Je soupirai puis continuai mon dur labeur. En effet, Kou-chan ne bougeait plus comme ça. C’était peut-être mieux de l’avoir sur moi que dans les fils.

« Touyama-san, tu ne pourrais pas m’aider un p-

- Je vais faire du café. »

Et il partit dans la cuisine. Super, merci.

Tout en continuant de démêler ces horribles câbles, je fixais Kou-chan, toujours sur moi. Chiot, pelage beige… Maintenant, elle me disait quelque chose. J’étais sûr de l’avoir déjà vue. Mais où ? Je ne voyais pas beaucoup de chiens dans une journée, alors où avais-je bien pu… Ah.

Touyama-san revint à ce moment-là, une tasse dans chaque main. Il les posa sur la table basse qui se situait entre ses grands canapés et sa gigantesque télévision.

« Hé, Touyama-san…

- Oui ?

- Ton fond d’écran, sur ton portable. C’est bien Kou-chan, hein ? »

Il sourit et hocha la tête.

« Tu as une bonne mémoire, fit-il remarquer.

- Tu dois vraiment bien l’aimer, alors…

- Oui, même si je préfèrerais qu’elle soit dans une maison plutôt qu’enfermée avec moi. »

Touyama-san avait vraiment bon fond. Bien sûr, je n’allais pas le lui avouer si facilement… S’il s’agissait de ressentis, j’étais toujours aussi mal à l’aise qu’avant. Il avait beau me dire de ne pas m’inquiéter, ça ne pouvait pas changer si vite. Ce genre de choses serait d’ailleurs probablement toujours identique pour moi, même dans le futur.

J’avais enfin terminé ma tâche, mais j’étais un peu hésitant. Il fallait que je me lève, et si je le faisais maintenant, la chienne tomberait aussitôt en faisant un roulé boulé sur le sol. Pas la meilleure idée, non.

J’appuyai finalement de façon légère sur le bas de son dos. Elle comprendrait le message, non ? Je tapotai encore un peu et elle se leva enfin. Elle allait malheureusement se réinstaller au même moment, alors je m’empressai de me relever. Non, non, je n’allais pas me faire avoir deux fois de suite.

« C’est plutôt drôle de te voir avec des chiens, rit Touyama-san.

- Q-Quoi ? m’exclamai-je, sentant mon visage chauffer d’embarras. Non… Je… J’ai pas trop l’habitude, c’est tout.

- Bah, c’est normal, mais tu prendras vite l’habitude. »

L’habitude ? Il… Il comptait bel et bien que je revienne chez lui. C’était un peu gênant, mais j’étais heureux. C’était sûrement une chose naturelle pour lui… J’y tenais néanmoins. Savoir qu’il appréciait ma présence me faisait toujours aussi plaisir, sachant que moi aussi, je souhaitais l’avoir à mes côtés. Il avait beau être irritant par moment, j’étais sûr de ça.

« Ah, euh, merci pour le café, au fait, » dis-je en prenant la tasse, interrompant un moment mon installation.

En fait, je m’étais attendu à ce que le goût soit désagréable, comme je n’aimais pas beaucoup le café. Mais bien sûr, par politesse, je l’avais pris. Cependant, je fus surpris de découvrir qu’il était particulièrement bon. C’était exactement le même que je prenais au café Yume, avec du lait et du sucre.

« Touyama-san, ce café… Tu, euh…

- Tu l’aimes comme ça, non ? »

Je hochai la tête, espérant que mon "merci" inaudible soit transmis. Il se souvenait de ça, c’était incroyable.

Après quelques gorgées, je le posai puis allai vers la télévision avec mes câbles en main. Bon, il ne fallait absolument pas que je me loupe. Non mais, par exemple, si je donnais un malheureux coup de coude dans l’écran et que tout tombait par terre… je serais mal. Très mal. Ca pouvait très bien arriver. Mais stresser comme un idiot n’était sûrement pas la solution. Sans parler de Kou-chan qui continuait de me tourner autour. Si je ne faisais pas attention, je risquais de lui marcher dessus.

Heureusement, l’habitude y faisant, je n’eus aucun problème à brancher la PS2. J’avais déjà aidé mes amis pour ce genre de choses, par exemple quand Shin avait reçu cette console. Je ne fis pas tomber la télévision, et Kou-chan finit par se réfugier sur les genoux de Touyama-san – qui me regardait tranquillement m’activer, assis sur un des canapés avec les jambes croisées. Le café passait sûrement avant moi. Quoique, ça ne m’étonnait pas tant que ça, venant de lui.

« Bon, c’est prêt ! m’exclamai-je enfin. Alors, tu as une préférence pour le jeu ? Tu as dû en entendre parler… Ils datent à peu près de quand tu étais adolescent, ils doivent t’être familiers. »

Seulement si mes calculs étaient bons. Les mathématiques n’étaient pas mon fort.

« Euh… un peu… ? hésita Touyama-san, observant les jaquettes que je lui montrais. J’étais dans un collège puis un lycée privé, personne n’avait le temps pour faire des jeux vidéo, en fait… »

Il paraissait encore mal à l’aise, alors je cherchai de toutes mes forces un moyen de passer à autre chose. J’avais le don de toucher aux mauvais sujets.

« Bon eh bien, je n’ai qu’à te les montrer tous ! Tu es prêt j’espère ? »

Touyama-san cligna des yeux, surpris. Même moi je l’étais, à vrai dire. Je n’étais jamais aussi enthousiaste pour quelque chose. Au contraire, j’étais le genre de personne qui grognait à la moindre raison, avec les sourcils toujours froncés.

« On commence par Tekken ? demandai-je. Un classique, mais on est juste obligé d’y jouer, je te promets.

- Ah oui, j’ai déjà essayé celui-là dans une salle d’arcade ! »

Je lui adressai un grand sourire.

« Bah tu vois, tu connais bien finalement !

- J’ai juste pas fait attention sur le coup… »

C’était lui qui fronçait les sourcils, cette fois-ci. C’était vraiment amusant à voir.

« Peu importe, c’est parti ! »

Je lançai ainsi le jeu, incapable de cacher mon excitation. J’allais réellement jouer aux jeux vidéo avec Touyama-san.

*

Si un jour on m’avait dit que je finirais par m’amuser avec un adulte plus âgé que moi de presque dix ans, je n’y aurais pas cru. J’aurais sûrement pensé "Non, attends, ce n’est qu’en rêve, une chose pareille.". De plus, si on avait ajouté que je me ferais battre par cette personne-là aux jeux vidéo, soi-disant débutante, j’aurais alors dit…

« Dis-moi que c’est juste une bordel de blague. »

Touyama-san éclata de rire, son sourire ne voulant plus s’effacer de son visage depuis maintenant plusieurs heures. Comment les gens pouvaient encore dire qu’il était une personne inexpressive ? Ridicule.

« T’as triché, c’est pas possible ! m’énervai-je.

- Aah, mauvais perdant, Kazuma ?

- Bien sûr que non, mais j’ai même pas gagné une seule fois depuis le début ! On a fait Tekken, Grand Turismo, et même pour un foutu jeu de foot tu me bats encore ! C’est même plus la chance du débutant à ce point !

- Oh allez ! »

Il rit de plus belle et m’ébouriffa les cheveux pour la quatrième fois aujourd’hui. Il était tellement irritant, et pourtant je ne pouvais pas m’empêcher de vouloir continuer à jouer. D’une part j’étais plus que têtu, mais de l’autre je m’amusais énormément. Ca faisait si longtemps que je n’avais pas ri autant.

Malheureusement, la soirée arriva et il commença à faire nuit. Touyama-san me proposa de manger chez lui mais je préférai refuser. J’étais censé rentrer chez moi et préparer le dîner, ce jour-ci. De plus, quand mon père était présent, ma mère voulait toujours que je mange à la maison. Ces occasions se présentaient peu, alors elle jugeait cela obligatoire.

Cette fois-ci, Touyama-san m’aida à remballer la PS2 que j’allais devoir rendre à Shin. J’irais lui apporter après le dîner. En espérant qu’il ne m’en veuille pas trop… En général, il n’y jouait pas trop tout seul, alors la console ne devait pas lui avoir manqué.

*

« Hm, merci pour aujourd’hui, Touyama-san, dis-je une fois sorti de sa voiture stationnant en face de chez moi.

- Non, c’est à moi de te remercier. Je ne m’attendais vraiment pas à ça. J’espère que tu reviendras vite ! »

Je hochai vivement la tête. J’avais déjà hâte.

Il redémarra le moteur et s’en alla, me laissant dans un état assez surexcité. Je m’étais tellement, tellement amusé. Touyama-san avait tellement souri. Je m’étais senti tellement proche de lui. Et pourtant, cette relation me paraissait différente de celle que j’avais avec Shin. C’était différent d’un ami. Peut-être à cause de la différence d’âge ? Je n’arrivais pas encore à la définir.

Dans tous les cas, je souhaitais juste revoir Touyama-san au plus vite.

*

Après quelques minutes de long débat avec ma mère quant au fait que je puisse ou non aller chez Shin, ce fut mon père qui m’autorisa à y aller. Je savais qu’il était de l’avis de ma mère, mais il aimait encore moins quand on se disputait, et il savait que je n’abandonnerais pas de si tôt. Il m’arrivait d’être soulagé qu’il soit là car les conflits duraient moins longtemps. Même si, de temps en temps, il n’était pas mieux. Il se tenait juste trop à l’écart de nous. Son travail était plus important que tout au monde.

Quand j’arrivai chez Shin, je m’excusai auprès de sa mère, Ayuko-san, pour le dérangement. Elle était cependant ravie que je sois là. Comme toujours. Peu importait l’heure, elle m’offrait toujours de grands sourires. Je savais qu’elle se sentait seule… Si seulement je pouvais changer de famille, tout rentrerait sûrement dans l’ordre. La mère de Shin aurait un peu plus de compagnie et mes parents n’auraient plus à se plaindre de moi. Sûrement la situation parfaite.

Je montai à l’étage puis frappai deux coups sur la porte de la chambre de Shin. Comme d’habitude, il ne répondait pas, mais j’entrai quand même.

« Salut, Shin ! »

Pour une fois, il était sur sa chaise de bureau, penché sur celui-ci. Je m’inquiétai un instant, prenant peur qu’il se soit brusquement mis à étudier, mais ce n’était pas le cas. Il avait les yeux rivés sur son portable, les sourcils froncés. Il m’a entendu, au moins ?

« Euh… Shin ?

- Quoi ? »

Sa réponse me prit au dépourvu. Il avait l’air… énervé. Ce qui ne lui ressemblait pas. Shin ne montrait jamais d’émotions. Cependant, ce n’était pas parce qu’il les cachait… mais car il se détachait toujours de tout. Des racailles pouvaient le chercher dans la rue qu’il les tapait sans même leur répondre quoi que ce soit. Un professeur pouvait lui rendre une copie avec une bulle en plein milieu qu’il la jetait aussitôt sans même se sentir coupable. Le Shin que je connaissais était spontané, solitaire et calme. Celui qui se trouvait en face de moi à ce moment… Je ne savais pas trop comment le gérer.

« Je… Je suis juste venu te ramener ta PS2. Merci encore, hein. »

Dans tous les cas, si quelque chose n’allait pas, je savais que la dernière chose à faire était de lui demander quoi. S’il voulait m’en parler, il le ferait de lui-même. Je le connaissais suffisamment pour être certain de ça.

« Ah, je vois, dit-il sur un ton monotone. Alors, vous vous êtes bien amusés ? »

Shin avait toujours les yeux rivés sur son portable, même si l’écran n’était pas allumé. Il me parlait comme si de rien n’était… Je sentais pourtant que quelque chose clochait.

« C’était génial ! répondis-je avec honnêteté. Ca faisait longtemps que je m’étais pas autant amusé, franchement. Touyama-san est… enfin, c’est dur de dire ça comme ça, mais il est vraiment super. Il a beau être plus âgé, je sens comme… une connexion ? Peut-être parce qu’il aime les mêmes choses. »

Je m’étais un peu emporté. C’était néanmoins volontaire ; soit la discussion s’enchaînerait comme si de rien n’était, soit Shin finirait par me dire ce qu’il se passait.

J’en profitai pour déposer le carton de la console dans un coin. Je l’ouvris puis sortis son contenu pour tout réinstaller.

« Laisse, je ferai moi-même. »

Shin ne s’était toujours pas tourné. J’hésitai un instant, puisque ça me gênait de lui prendre ses affaires et qu’il ne me laisse même pas tout remettre comme avant, mais je ne voulais pas trop le contredire. Pas qu’il m’effrayait, bien entendu. Mais comme il était énervé, je ne voulais pas aggraver son état.

« Alors comme ça, tu t’es amusé, hein… murmura-t-il. C’est vrai que depuis que tu connais ce Touyama, tu es différent. »

Maintenant, ça commençait à m’inquiéter.

« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demandai-je.

- Non, juste… »

Cette fois-ci, il laissa tomber son portable et se tourna enfin vers moi. Ses sourcils étaient toujours froncés dans une expression montrant de la colère. Cette dernière paraissait soudain dirigée contre moi. Il me reprochait quelque chose ?

« Je pense juste que ça va mal se finir, Kazuchin. »

Quoi… ?

« Qu’est-ce qui pourrait mal finir, au juste ? De quoi tu parles ? »

Il se renfrogna un peu plus.

« Si tu continues à n’avoir d’yeux que pour ton "Touyama-san" que tu répètes à longueur de journée, ça va mal se finir.

- Qu-

- Et j’ai pas besoin d’expliquer ce genre de choses. Tu verras de toi-même, Kazuchin. »

Il avait beau continuer avec ce surnom affectif, pour une fois, j’avais l’impression qu’il y avait un fossé entre nous. J’avais toujours fait confiance à Shin. Je savais qu’il ne me mentait jamais, qu’il faisait toujours tout pour mon bien. On avait beau se disputer, ça n’allait pas loin. Il était attentif à mes problèmes et m’avait aidé un nombre incalculable de fois à m’en sortir. Il était la seule personne indispensable dans ma vie.

Mais cette fois-ci, je ne le comprenais pas. Et je ne voulais pas. Je ne pouvais pas accepter un non-sens pareil. Je ne pouvais pas agir sans explications.

« Explique-moi… Explique-moi, Shin.

- Non. »

Il se tourna une nouvelle fois, vers son bureau. Il reprit son portable dans ses mains. Je savais qu’il ne me dirait plus rien.

Je sortis de chez lui peu après, déçu et maintenant en colère moi aussi.

*

Le lendemain, Shin partit sans moi au lycée. Quoique, ça ne m’étonnait pas trop puisque ça arrivait souvent. Mais cette fois-ci, ce n’était peut-être pas qu’un hasard.

Je ne comprenais pas comment il pouvait être énervé à cause de moi. C’était le premier à m’avoir encouragé pour aller vers Touyama-san, et maintenant il disait des choses pareilles. Qu’est-ce qui pouvait mal finir ? Je ne faisais que m’entendre bien avec quelqu’un. C’était mal car il était plus âgé ? Ca n’avait aucun sens. Il n’était pas si vieux, d’ailleurs. Je voyais bien que Touyama-san était une personne de confiance, aussi. Shin ne le connaissait pas mieux que moi pour dire le contraire.

Sur les nerfs, j’allai directement dans ma classe ce lundi matin. Je saluai brièvement les amis qui me sautaient dessus à mon arrivée, comme d’habitude, puis allai m’asseoir. Plus que jamais, je les trouvais épuisants.

Malheureusement pour moi, ils ne me laissèrent pas tranquille.

« Hé, Kuro-kun, on va chez Hibiki après les cours, il organise une soirée ! Tu viens j’imagine ? »

Après les cours, hein… Je pensais pourtant aller au café Yume.

« Désolé, après les cours je peux pas…

- Quoi, encore ?! se plaint-t-il.

- Désolé…

- En ce moment, t’es toujours occupé, Kuro-kun ! Ah, tu t’es trouvé une nouvelle copine peut-être ? »

Je n’avais absolument pas envie de leur laisser connaître la vérité. J’étais sûr qu’ils souhaiteraient tous venir avec moi au café, ce qui serait la pire chose imaginable.

« Non, non, c’est rien… me défendis-je.

- Tu sais, depuis ton histoire avec Shiori-chan, puis maintenant tout le temps que tu passes à l’écart de nous… Il commence à y avoir des mauvaises rumeurs sur toi.

- Quoi ? »

Comment ça ? Je n’ai pourtant rien fait de mal !

« Il y en a qui disent qu’en fait, tu joues avec les filles. D’autres pensent que tu manipules tes amis. »

Je restai bouche bée. En si peu de temps, ma réputation en avait autant pris un coup. Juste parce que j’avais cessé de l’entretenir un moment…

« C’est faux, évidemment, dis-je à tous ceux qui se pressaient autour de moi.

- Ah tu vois, je te l’avais dit ! s’exclama une fille envers son amie.

- Oh, on sait jamais… »

Ils doutaient tous tellement de moi. Je ne pouvais même pas les appeler "amis"… Néanmoins, il fallait quand même que j’arrange un peu cette situation. Si ça continuait, je serais détesté, et il ne fallait surtout pas que ça arrive.

« Euh, si c’est possible, je peux peut-être arriver un peu après ?

- Oooh, super ! Evidemment ! »

Ils paraissaient tous soulagés et contents. De cette façon je pourrais tout de même aller au café et ensuite les voir. Ma mère ne serait pas contente, mais tant pis. S’il s’avérait que je n’étais plus quelqu’un de populaire au lycée, sa réaction serait encore pire. On ne pouvait pas à la fois rester chez soi et être aimé par tout le monde. Certains avaient ce talent… mais pas moi.

*

Après les cours, au café, je remarquai que Jin-san faisait tout pour éviter de me servir. Au moins, il se sentait coupable. Si ça n’avait pas été le cas, je me serais sûrement énervé. Touyama-san, lui, vint me voir aussitôt qu’il fut averti de ma présence. J’espérais que ça tombait par hasard sur sa pause… Sinon, c’était un peu gênant.

Il me salua puis s’installa en face de moi.

« Alors, ta journée ? demanda-t-il.

- Oh, comme d’habitude… On peut pas dire qu’on s’amuse quand on va en cours.

- C’est vrai, oui. »

Il eut un petit rire, mais je remarquai qu’il évitait de sourire. Il ne devait toujours pas être à l’aise avec ça, évidemment… Ce genre de choses ne pouvait pas changer aussi vite. Et puis, je me sentais flatté qu’il ne sourit vraiment qu’en ma présence. Normal, non… ?

« Ah, Kazuma, au fait ! s’exclama-t-il au bout de quelques minutes.

- Euh, mh ?

- Ce midi, j’ai allongé ma pause pour aller faire quelque chose… et j’aimerais bien te le montrer. Ca te dirait de venir chez moi tout à l’heure ? Je pense que j’aurai besoin de toi, aussi, même si tu pourras m’aider un autre jour. J’aimerais juste te montrer, vraiment. Ce sera rapide. »

J’ouvris ma bouche pour accepter volontiers sa proposition, curieux comme j’étais, mais je m’arrêtai. J’avais déjà dit que j’irais chez Hibiki, pour sa soirée. C’était nécessaire. Mais pourtant… Je voulais tellement savoir ce qu’avait à me montrer Touyama-san…

« D-D’accord, je viens. »

Ce n’était pas grave. Rien du tout. Je n’avais qu’à sortir avec mes amis une autre fois. Touyama-san était tout de même plus important… d’autant plus s’il voulait me montrer quelque chose. Jamais je ne pourrais attendre un jour de plus.

« Vraiment ? demanda Touyama-san. Tu as l’air d’hésiter.

- Non ! Non, absolument pas ! J’ai super hâte, OK ?

- OK… »

Il devait être surpris, mais il me sourit. J’eus envie de sourire, moi aussi.

J’envoyai ensuite un message à Hibiki pour l’avertir de mon absence, ressentant moins de culpabilité que j’aurais dû.

*

Ce fut une surprise à laquelle je ne m’attendais absolument pas. Après être entré dans l’appartement de Touyama-san, que sa chienne me saute encore dessus et qu’il m’offre un nouveau café, il apporta un grand carton dont l’image en plein milieu ne pouvait que me sauter aux yeux.

« J’ai acheté ça, ce midi, » dit-il en étant un peu gêné.

Une PS4. Rien que ça. Il avait l’argent pour, je n’en doutais pas. Mais je n’imaginais pas qu’il se soit autant pressé pour acheter une console et surtout qu’il ait autant apprécié avoir joué le jour précédent.

« Ca me gênerait que tu empruntes encore celle de Yanagi-kun pour moi, alors j’ai préféré faire ça. C’était une bonne idée, tu crois ? »

Pour la deuxième fois aujourd’hui, j’étais bouche bée. Mais cette fois, c’était d’excitation. C’était bien plus qu’une meilleure idée, je n’osais juste même pas imaginer une chose pareille. J’avais déjà pu toucher à cette console récemment, chez un ami, et ça avait été génial. Alors pouvoir l’utiliser avec Touyama-san…

« C’est… C’est juste super méga bien, Touyama-san. Bon sang ! »

Je me jetai sur le carton, prêt à l’aider à installer la PS4. Je voulais déjà y jouer.

*

Bien entendu, je ne manquai pas de succomber à la tentation. Je restai bien plus tard que prévu, insistant que "ce n’était pas si grave" si j’étais un peu en retard chez moi. De toute façon, je me faisais toujours engueuler, alors ça ne changerait pas grand-chose. Au moins, je pus essayer la console avec Touyama-san.

Cependant, au bout d’un certain temps de jeu, celui-ci lança soudain un sujet de conversation qui n’avait aucun rapport avec les jeux vidéo.

« Au fait, ça se passe comment avec ton ex, maintenant ?

- Eh ? »

Shiori ? Il n’y avait rien à dire sur le sujet…

« Ben, rien… répondis-je.

- Tu veux dire que vous ne vous êtes pas parlé depuis ? »

Je hochai la tête. Franchement, je n’avais pas envie de penser à elle. Tout simplement parce qu’à chaque fois que je le faisais, des mauvais souvenirs me revenaient. Et plus que tout, une immense culpabilité. Je savais que je lui avais fait du mal, mais je ne voulais pas l’admettre. J’étais bien trop têtu pour aller lui parler.

« Tu devrais aller t’excuser, Kazuma… C’est la moindre des choses à faire, non ? C’est quand même dommage qu’il y ait un froid. »

Je restai pensif. En effet, c’était dommage… Et puis, c’était vraiment de ma faute. De plus, c’était en partie à cause de ça qu’il y avait tant de rumeurs. Je ne pensais pas que Shiori avait dit du mal de moi à tout le monde, mais nous nous entendions très bien avant. Les gens trouvaient cela étrange et se doutaient que j’y étais pour quelque chose. Ils faisaient plus confiance à Shiori qui était la définition même de la pureté.

« Tu as raison… soupirai-je. J’irai lui parler. Demain. Comme ça, ce sera fait. »

C’était la meilleure chose à faire. D’autant plus que Touyama-san était aussi de cet avis.

*

« Je… Je peux te parler un moment ? »

Et merde, j’ai balbutié.

« Euh… oui ? »

Oui, j’avais pris mon courage à deux mains. J’étais allé voir Shiori à la pause de midi, le mercredi. La veille, je n’avais pas réussi à trouver le bon moment. Je ne voulais toutefois pas laisser traîner cette histoire davantage. Il fallait que je m’excuse une bonne fois pour toutes et que j’arrête d’appréhender autant les choses. Ce que je faisais était juste, pour une fois. Je devais continuer ainsi.

Shiori avait l’air clairement surprise, mais elle n’était pas désagréable. Elle ne paraissait même pas en colère contre moi. Je l’amenai dans un endroit un peu à l’écart dans la cour. J’avais bien remarqué les regards des autres portés sur nous et je voulais absolument les éviter.

« En fait, je voulais… »

Allez, ce n’est pas si difficile.

« Excuse-moi pour la dernière fois ! »

Je m’inclinai brusquement, puis relevai la tête, paniqué.

« Enfin, pas que la dernière fois… Tout ce temps, je veux dire ! Je sais que j’ai pas été cool… Pardon. »

Je regardai de nouveau le sol. J’avais le cœur qui battait à cent à l’heure tellement j’étais nerveux. Il y eut un moment de silence, mais je ne bougeai pas.

« W-Waouh… » finit-elle par dire.

Surpris par sa réaction, je me redressai. Elle avait été prise au dépourvu.

« Je… Je ne pensais pas que tu viendrais t’excuser. Enfin… Je suis contente. Merci. »

Elle m’offrit un sourire que j’essayai de lui rendre. J’étais encore mal à l’aise après tout ce qu’il s’était passé.

« Ces derniers temps, tu parais différent, Kuro-kun. Je ne me trompais pas… Tu as changé. C’est peut-être mon geste de la dernière fois qui t’a donné un coup de fouet au cerveau ? »

Elle rit, mais j’eus du mal à suivre. Malheureusement pour elle, je n’avais pas l’impression que c’était la raison principale à ce "changement". Je savais que j’avais beaucoup réfléchi ces dernières semaines, mais je n’avais pas pensé à elle. Et je ne voulais pas la vexer en lui disant cela, bien entendu. Je baissai donc un peu la tête, évitant son regard.

« Eh, dis, Kuro-kun… »

Je dus lever une nouvelle fois les yeux pour voir son sourire.

« Et si on se donnait une nouvelle chance ? »