Personal Hell

      Tout a commencé avec cette musique.

      C’était une mélodie à la fois très jolie et étrange. Elle semblait être issue d’une boîte à musique. L’air m’évoquait vaguement le cirque. Les notes s’envolaient dans un chant agréable et régulier pour arriver jusqu’à mes oreilles. Les yeux fermés, j’écoutais. J’écoutais cette mélodie belle, terrifiante aux sonorités faisant vibrer mon cœur. Ca me donnait des frissons. Si parfois elle me faisait peur, cette musique, je ne pouvais pas m’empêcher de la laisser s’insinuer dans mon esprit. Alors j’écoutais. J’écoutais cette mélodie résonnant dans ma tête, inlassablement.

     â€‹ Mais, vint un moment où elle cessa.

      C’est ce qui me poussa à ouvrir les yeux. La musique s’était arrêtée, et je m’en retrouvais désorientée. Comme si elle m’avait guidée jusque là et qu’elle m’avait laissée tombée.

      À peine ai-je ouvert les paupières qu’une lumière blanche aveuglante m’agressa le visage. Quelle en était la source, je l’ignorais. Elle était tellement vive que risquer un regard me brûlerait les yeux. Je me couvris la figure du mieux que je pouvais avec mes bras, jusqu’à ce que l’intensité de la lumière devienne supportable.

      Je me levai. Le monde autour de moi n’était plus. Partout où je me tournais, un espace blanc me faisait face. Je regardai sous mes pieds. Là aussi il n’y avait rien. J’avais une sensation de légèreté étrange, comme si je flottais dans cette brume diffuse et ambiante.

      Quelque chose n’allait pas.

      Quel était donc cet endroit ? Que faisais-je dans ce néant, et que se passait-il ? Comme en écho à mes interrogations, quelque chose se passa. Un immense portail en argent apparut en face de moi. Je fis un pas vers lui, et les deux grandes portes s’ouvrirent pour m’inviter à entrer.

      Et tandis que je franchissais ce portail, une réalité s’imposa à moi : j’étais morte.

      Cette idée monopolisa mes pensées pendant que lentement, sous mes yeux ébahis, tout se dessina par enchantement. L’espace vide dans lequel j’étais se transformait petit à petit en un tableau de rêve, plus beau que tout ce qu’une personne peut imaginer. L’éclat du blanc et de l’argent s’étendait à perte de vue. Le ciel lumineux était brillant et immaculé.

      Ce décor majestueux ne pouvait se trouvait nulle part sur terre. Il n’y avait pas de doute : j’étais bel et bien morte.

      J’ignorais d’où me venait cette certitude soudaine. Cette pensée néanmoins raisonnait dans ma tête, et je l’entendais aussi bien que si quelqu’un me l’avait soufflé à l’oreille. J’observai à nouveau ce qui m’entourait. De la paix en émanait. C’était le paradis. J’étais morte, d’accord, mais comment ? A quel moment ? Pourquoi je ne me souvenais de rien ? Peut-être que les âmes de ceux ayant péri sont censées oublier la souffrance éprouvée à quitter leur enveloppe charnelle.

      Mais ces questions furent balayées quand je m’aperçus d’une chose.

      Plus j’avançais à travers le paysage, plus il se dégradait derrière moi. Je fis quelques pas tout en gardant la tête tournée vers l’arrière. En effet, tout mourrait sur mon passage. Les fleurs fanaient, les nuages gris s’installaient, le décor tout de blanc perdait sa beauté éclatante laissant place à une noirceur se propageant un peu plus à chaque pas.

      Un paradis brisé.

      Je courus, ne regardant point derrière moi. Mais bien vite, je m’arrêtai. Quelque chose se dressait là devant, m’empêchant de poursuivre ma fuite. Un ascenseur.

      Pourtant, j’étais certaine que cet ascenseur ne se trouvait pas là quelques instants auparavant.

      D’ailleurs qu’est-ce qu’un ascenseur viendrait faire au milieu de la nature ? Les portes s’ouvrirent. Je ne me posai pas plus de questions et m’en approchai pour examiner l’intérieur. La cabine était étroite, elle ne pouvait transporter qu’une personne à la fois.

      Et à cet instant, j’étais la personne qu’il voulait emmener.

      Mes deux pieds dans la cabine, les yeux sur les portes qui se refermaient, je retins mon souffle. Les parois de la cabine étaient nues, sauf celle sur ma droite. Celle-ci comportait des numéros : sept chiffres alignés horizontalement. De un à sept, je croyais avoir le choix. Mais alors que j’appuyais je me rendis compte que ce n’étaient pas des boutons. Une sonnerie retentit et l’ascenseur entama sa descente. Je n’avais aucune idée de l’endroit où l’engin allait me porter.

       Le numéro un était éclairé d’une lumière rouge. Puis le second. Puis celui d’après. La descente était lente, et plus j’avançais, plus je me demandais avec appréhension où j’allais. Arrivée au cinq, la descente devint brutalement rapide. Mon cœur se souleva durant ce court et brusque trajet restant. Enfin arrivé au septième et dernier niveau, l’ascenseur s’écrasa dans un grand bruit me secouant dans tous les sens et me jetant par terre. Après l’immense vacarme, le silence retomba. Toujours à terre, je regardai, haletante, les portes de l’ascenseur s’ouvrir sur un nouveau monde.

      Un monde pour le moins inquiétant.

      Si le premier était éblouissant, celui-ci était tout le contraire. Tout de rouge sang et de noir, il semblait peuplé d’un mal profond. Absolument tout avait des formes bizarres, des allures étranges et effrayantes. Le simple fait de devoir faire un pas dans cet endroit me glaçait le sang. La mort gouvernait sur ce paysage de désolation.

      A contre cœur, je m’aventurai à l’extérieur de la zone de sécurité que m’offrait l’ascenseur.

      Un chemin était tracé dans cette plaine apocalyptique. Ne sachant que faire, je le suivis. Étais-je destinée à atterrir ici ? Comme tout le monde, j’avais fait bien des erreurs et accumulé bien des méchancetés. Mais avais-je fait preuve de si grands péchés de mon vivant pour que mon âme mérite de brûler dans cet enfer ?

      Car il n’y avait là aucun doute : d’un paradis brisé je suis passée à un enfer maudit.

      Étais-je seule à déambuler dans ce décor froid et sombre ? Il y régnait une extrême monotonie, et je me demandais si j’aurais de la compagnie. Ne devrait-il pas y avoir d’autres âmes perdues, errantes dans le coin ?

      Quoiqu’il en soit, une grande souffrance m’attendait sûrement au bout de ce périple. Je m’en approchais. De plus en plus.

      Je fendais le brouillard, j’avançais. Je ne le remarquai pas tout de suite, mais au loin, il y avait une silhouette. Une grande silhouette d’homme qui me regardait. Apeurée, je stoppai mes pas. L’homme ne bougea pas, ne réagit pas. Je me dis que, peut-être, il attendait que je me rapproche. Il était possible que, comme l’ascenseur, il me montre le chemin que je devais emprunter vers ma destinée.

      Mais c’est alors que le brouillard se dissipa et que je pu distinguer parfaitement les traits de l’homme mystérieux.

      Ma gorge se serra.

-  Papa ?

      Cela faisait une éternité que je n’avais pas prononcé ce mot pourtant si simple et anodin. Papa. Je faisais partie, hélas, de ceux qui dans leur vie n’ont pas pu profiter très longtemps de la présence de leur père. Âgée de sept ans, je devais déjà apprendre à vivre sans lui.

      Et voilà que je le retrouvais ici.

-  Papa !

      Je l’appelai, mais il ne bougea point. C’est lorsqu’il tourna enfin la tête sur sa droite que je remarquai la présence d’une voiture tout près de lui. Jetant un dernier regard vers moi, m’adressant un sourire résigné et empreint de tendresse, il partit s’installer à l’avant de la voiture.

-  Non… Non, je t’en prie.

      Je ne voulais pas qu’il monte à bord de ce véhicule, car je ne savais que trop bien ce qui allait s’en suivre.

      Bien sûr, ce que je craignais se produisit.

      La voiture démarra doucement, lentement. Puis elle longea une distance promptement, avec vivacité, menaçant à tout moment de plonger dans le trou béant qui s’était creusé sur le côté. Sans surprise, et pour ma plus grande horreur, la voiture dérapa pour aller s’écraser au fond du ravin dans un immense vacarme. Le bruit de la ferraille et celui des flammes vinrent se joindre à mes hurlements.

      La douleur que je ressentais à ce moment-là était indescriptible.

      Mon père qui m’avait appris à nouer les lacets de mes chaussures. Mon père qui m’emmenait au parc chaque weekend. Mon père souvent absent, mais que j’aimais tendrement.

      Mon père mourait encore une fois. Il mourait sous mes yeux, et je ne pouvais rien y faire.

      Je m’élançais droit devant moi. De toutes mes forces, je courus loin de ce carnage atroce. Mais c’est ainsi que je fis la rencontre de quelqu’un d’autre que je n’eus aucune difficulté à reconnaître.

      C’était mon grand-père. Cette éternelle expression antipathique et sévère sur son visage.

      J’hoquetai à sa vue, mais je continuais de courir. Je ne m’arrêtai pas. Je ne devais pas m’arrêter. Je l’entendais derrière moi grogner de douleur alors que son cœur s’arrêtait. Son fantôme reproduisait sa mort, car comme dans la vie, il s’éteignit suite à une crise cardiaque. 

      Ma course prit fin quand, épuisée, je m’écroulai sur les genoux. Les larmes baignaient mes joues. Ma tête était douloureuse. Je me couvris le visage en me disant que l’enfer portait bien son nom. Devoir assister à la mort de mon père était vraiment le pire que l’on pouvait m’infliger.

      Tandis que je repensais aux deux fantômes, je m’aperçus d’une présence proche. Très proche. J’ouvris les yeux et découvrit des pieds juste devant moi. Oh non… A quel fantôme devais-je faire face encore ? Prudemment, je levai les yeux afin de regarder son visage. Encore une fois, il m’était familier.

      C’est simple : celui que j’aimais me faisait face.

      Les cheveux noirs, les yeux d’un bleu profond, un regard intense et un visage aux traits que je connaissais très bien. C’était bien lui. Mais cela n’avait aucun sens. Était-il mort aussi ?

      Je me levai. Il faisait une tête de plus que moi. Je plongeai mon regard implorant dans ses yeux froids. Je saisis sa main glacée. Il restait de marbre.

-  Hey…

      Je posai ma main sur sa joue.

      Immédiatement, une horde de fantômes apparurent derrière lui. Tous familiers. Ma mère, mes deux jeunes sœurs, mes amis, le reste de ma famille au complet. Tous étaient là à me fixer d’un regard vide et glacial.

      Je reportai mon attention sur le jeune homme en face de moi. Une lueur de tristesse vint ranimer ses yeux avant que ça n’arrive.

      Sa main se dégagea brutalement de la mienne, et en même temps que les autres, il se retourna et commença à s’en aller. Je restai figée un moment sans comprendre.

-  Qu’est-ce qui se passe ? Où allez-vous ?

      Ils continuaient leur marche silencieuse dans le brouillard.

-  Revenez, revenez, ne m’abandonnez pas.

      Je fis un mouvement à l’avant pour tenter de les rattraper, mais un mur invisible semblait s’être mit en place pour m’empêcher toute progression. Je les appelai. Encore et encore. Mais aucun d’entre eux ne daigna se retourner en arrière. La frustration s’empara de moi.

-  Je vous en prie ! Ne me laissez pas !

      Mes cris déchirants ne semblaient guère les émouvoir ni les interpeler. Tous autant qu’ils étaient ; ma famille, mes amis, mon amour ; tous partaient sans même un regard à mon égard.

      Abattue, je laissai tomber.

      Le bouleversement occasionné par l’abandon de mes proches me tint immobile. Submergée par une soudaine lassitude, je me remis à genoux. Je me sentais épuisée d’avoir ressenti tant de chagrin et de souffrance en si peu de temps.

      Et ce n’était pas fini.

      Si jusqu’ici j’avais eu face à moi des personnes que je connaissais, que je chérissais et qui m’aimaient, cette fois-ci je devais affronter quelqu’un d’autre.

      La Grande Faucheuse.

      Son arrivée fût accompagnée de grands grondements, une multitude de bruits sourds qui tonnaient. Une armée d’âmes maudites la suivaient, poussant des cris affreux. Mes mains plaquées sur mes oreilles, je tentais vainement de repousser ces atroces hurlements et ces cris de souffrance incessants.

      Les damnés, image même du sort que je connaîtrais sans doute bientôt, se rapprochaient dangereusement, leur reine les guidant. La mort venait à ma rencontre, quant à moi je ne pouvais plus bouger.

      Malgré tout le vacarme crée par la reine et ses victimes, des mots me parvinrent. Des mots que j’entendis nettement, distinctement.

-  Et alors que tu croyais vivre, tu mourrais.

      La Faucheuse, prête à me happer, abattit sa lame sur moi.

 

      Je me réveillai, affolée.

      Je tremblais, je pouvais à peine respirer. La peur que je ressentais me paralysait. Tout à coup, l’obscurité ambiante me mit mal-à-l’aise et je m’empressai d’allumer ma lampe de chevet, qui éclaira ma chambre d’une faible lumière. Un peu plus rassurée, je pris le temps d’essayer de ralentir les battements affolés de mon cœur, de retrouver mon calme.

      Mais tout ce que je réussis à faire, c’est éclater en sanglots.

      Un poids me comprimait la poitrine, mes larmes m’empêchaient de respirer. Je me recroquevillai sous ma couette, comme si me cacher de la sorte pouvait m’apporter un quelconque soulagement. Tandis que je pleurais, je songeai à ce rêve. À ce cauchemar.

      Tout a commencé avec cette musique.

      Cette mélodie à la fois très jolie et étrange. Elle m’apaisait, mais des fois elle prenait un air inquiétant, voire dérangeant. Elle est la pureté, l’innocence de l’enfant que j’étais. La musique douce rappelait les jours heureux que je coulais toute petite. Les sonorités bizarres qui venaient parfois briser la belle mélodie n’étaient que les choses que mon innocence refusait que je voie : la cruauté du monde et la difficulté d’y survivre. Elles étaient tous les signes que quelque chose n’allait définitivement pas avec le monde qui m’entourait, tous les mensonges et toute la tristesse qui le gouvernait, toutes les injustices impunies et toutes les personnes plongées dans une longue agonie. Elles étaient tout ce que mon âme d’enfant avait peur de percevoir. Et parce que j’étais trop petite, je ne comprenais pas.

      L’arrêt brutal de la musique, de mon innocence, prévoyait le fait que quelque chose allait se produire. Quelque chose de pas joli. Ouvrir ensuite les yeux était la fin de mon aveuglement : sans le chant de l’innocence comme voile entre moi et la réalité, je percevais enfin le monde tel qu’il l’était. Un monde sournois et peuplé de mal.

      Marcher alors dans le paradis qu’était autrefois ma vie me révéla autre chose : que le temps qui passait détruisait mon monde ; que plus j’avancerais, plus les choses changeraient. Rien n’était éternel, rien ne pouvait perdurer. Ni les instants parfaits, ni les sentiments dévoués, ni les personnes chères. Il n’en restait que des souvenirs doux-amers qui nous rappellent autant les moments de joies que le vide éprouvé à la seconde où ils se sont envolés. Et mêmes ces souvenirs, aussi merveilleux ou douloureux soient-ils, finissent par disparaître. Tout était voué à se faner, à mourir.

      L’ascenseur symbolisait ma longue descente en enfer, comment je suis passée d’une vie heureuse à une existence de misère. Lentement, puis brutalement.

      Les fantômes que j’avais croisés ensuite étaient des personnes faisant partie de ma vie. Mon père, mort il y avait dix ans de cela dans un accident de voiture. Toutes ces années, le chagrin dû à son absence ne s’était jamais atténué, et chaque jour il me manquait. Mon deuil ne serait jamais réellement fait. Mon grand-père, décédé il y avait six ans d’une crise cardiaque, faisait partie de ces gens que je n’appréciais pas beaucoup. Si j’avais versé quelques larmes à son décès, je ne ressentais pas grande affection pour lui et jamais il ne me manquerait autant que mon père. C’est pour cela qu’en rêve, je n’avais pas eu grande compassion pour lui en le sachant mourir. Ceci paraît cruel, j’en convaincs, mais si vous saviez… Les autres fantômes, eux, étaient tous ceux qui me restaient encore à ce jour. J’avais une famille, des amis, et un petit-ami dévoué qui m’entouraient. Ils faisaient partie intégrante de ma vie, et malgré le fait que je ne sois pas très proche d’eux tous, eux seuls m’aimaient. Et c’est cet amour que je recevais et que je donnais en retour qui me gardait vivante. Les voir me tourner ainsi le dos durant le cauchemar était insupportable.

      La mort, à la fin du cauchemar, était là pour me porter le coup de grâce. Celui qui achèverait ma vie, celui qui mettrait un terme à tout.

      Le deuil, l’abandon, le rejet, la solitude et la tristesse. J’avais connu tout cela. Et chaque minute était un combat. J’avais peur que tout se reproduise, que je sombre encore dans la dépression, dans une détresse sans fin et une tristesse sans fond. Que je ressente encore tout ce qui m’avait poussée à vouloir que la mort m’emporte. Tout ce que je connaissais vivante, je le voyais durant mes nuits aux pays des rêves. Tout ce que je devais subir chaque jour de mon existence, je le retrouvais en enfer.

      Dans mon enfer personnel.