I- Eclats d'argent

Thème : Rentrer dans la tête d'un tueur psychopathe.

Genre :  Nouvelle.

 

 

            Elle leva le bras et traça minutieusement un sillon sur sa victime. Une joie enfantine se déversa en elle tandis que se formait, sous la lame tranchante du couteau, un trait droit, en une figure si parfaite, et un large sourire étira ses lèvres d'une pâleur extrême. Les yeux illuminés, elle contempla son œuvre et un couinement de satisfaction lui échappa.

                Toujours aussi minutieuse, elle posa avec précaution le couteau sur le plateau d'argent où trônait une multitude de lames, de l'énorme tranchoir à pain au mince scalpel. Indécise, elle resta quelques minutes à observer les différentes lames, en prit quelques unes en main, les soupesa, laissa glisser délicatement son doigt sur leurs bords lisses, pressant parfois sa pulpe tendre sur leurs tranchants aiguisés, s'arrêtant toujours avant que la pression n'aille jusqu'à faire jaillir le sang.

                Elle se décida finalement pour les ciseaux et attrapa délicatement les cheveux de sa victime. Clac. Une mèche blonde qui lui restait en main. Clac. Un autre éclat blond qui tombait au sol.

                Clac. Clac. Clac.

                Satisfaite, elle se redressa pour admirer son œuvre et une boucle blonde - un blond plus foncé, moins doré, le sien - tomba sur ses yeux. Elle ouvrit la bouche et poussa un cri silencieux. Les yeux coléreux, les poings serrés à s'en faire pâlir les phalanges sur les ciseaux qu'elle tenait toujours, elle trépigna sur place, le visage toujours déformé par ses hurlements sans bruit. Peu à peu, elle se calma et la détermination brilla dans son regard bleu.

                Elle attrapa d'autorité la boucle fautive et la coupa d'un geste ample, un large sourire de victoire scotché au visage. Un ricanement la secoua.

                -J'ai gagné, chantonna-t-elle, gagné ! gagné ! gagné ! Je décide de tout. Je décide ! Je décide ! Je décide !

                Un nouveau gloussement franchit ses lèvres et elle esquissa quelques pas d'une danse aussi folle que désordonnée. Dans le mouvement, d'autres boucles blondes lui tombèrent dans les yeux et elle se figea avant de reposer le regard sur sa victime et ses cheveux massacrés. Une nouvelle fièvre embrassa ses yeux bleus, les rendant presque noirs d'envie.

                -J'ai une idée. Idée ! Idée ! Idée!

                Clac. Clac. Clac.

                Et voilà ses belles boucles blondes au sol, entremêlées aux mèches dorées de sa victime, sacrifiées dans sa folie destructrice.

                Elle finit par s'arrêter quand, dans un mouvement trop brusque, elle se coupa  le haut de l'oreille. Nul gémissement ne franchit ses lèvres. Elle ne fit que rester immobile, debout, respirant à peine, les yeux écarquillés sur le sang qui gouttait des ciseaux.

                Ploc. Ploc. Ploc.

                Soudain sa fragile poitrine fut secouée par un rire si puissant qu'elle en laissa tomber les ciseaux par terre et dut se tenir les côtes qui en devenaient douloureuses. Et elle riait, elle riait, à gorge déployée, son oreille blessée suintant toujours du sang qui venait s'étaler sur sa robe blanche en une tâche écarlate.

                -Me suis coupée ! cria-t-elle, hystérique, et un nouveau rire la prit. Il lui fallut plusieurs minutes pour se reprendre et elle s'aperçut alors qu'elle avait crié. Apeurée, elle se jeta près de sa victime et se blottit contre elle, tendant l'oreille. Mais nul bruit de pas. Personne ne venait. Elle pouvait crier et hurler ; personne ne venait jamais.

                -Tu as vu ? chuchota-t-elle à sa victime, la bouche collée aux mèches disparates qui restaient sur son crâne. Je me suis coupée.

                Elle tordit sa tête jusqu'à ce que son oreille sanglante soit posée près du visage de sa victime sur laquelle elle laissait couler le liquide rouge, si précieux et vital.

                -Je saigne. C'est tout rouge…ge…ge…

                Un ricanement l'avait pris sur le dernier mot et les "ge" s'attardèrent dans sa gorge. Désormais certaine que personne ne viendrait les déranger, elle et sa victime, elle se redressa et ramassa les ciseaux qu'elle observa longuement.               

                -Non, dit-elle en les essuyant sur sa manche tâchéee, je n'en ai plus besoin.

                Avec déférence, elle posa les ciseaux sur le plateau d'argent et monta sur la chaise pour être à hauteur de table. Elle croisa les bras sur le bois centenaire et posa son menton pointu dessus, fixant avec indécision les lames reposant devant elle.

                -Laquelle choisir ? se demandant-elle à voix haute. Elle chantonna la question tout en balançant sa tête de gauche à droite, comme la vieille pendule devant elle, et elle compta exactement quarante-huit tours de l'aiguille.

                -Une aiguille, chuchota-t-elle en écho à ses pensées et elle attrapa le scalpel. Elle fit la moue. C'était sa lame la plus fine mais ce n'était pas une aiguille. Et elle voulait une aiguille. Un grondement jaillit de ses lèvres entrouvertes et elle découvrit ses dents blanches. Puis elle se dit qu'un scalpel suffirait cette fois-ci et qu'elle penserait à trouver une aiguille pour la prochaine fois. Pour la prochaine victime.

                Sautant à bas de la chaise, elle courut jusqu'à sa victime actuelle et lui dédia un grand sourire en lui présentant le scalpel.

                -C'est pas une aiguille, lui avoua-t-elle, penaude, mais j'ai eu une autre idée.

                Elle appuya le scalpel sur le bras de sa victime et s'amusa à la scarifier en des lignes horizontales du poignet au coude.

                -Tu vois ? gazouilla-t-elle en sautillant sur place. C'est joli !

                Aussitôt elle entreprit de faire de même avec l'autre bras, s'appliquant à faire des traits symétriques et de même longueur. Une fois son labeur effectué, elle le contempla de haut et un  gémissement de pur contentement lui échappa.

                -C'est si parfait !

                Tellement parfait, oui. Si joli. Elle coula un regard sur ses propres bras. Sa victime était si jolie avec ses cheveux coupés anarchiquement ; elle aussi, elle l'était maintenant. Sa victime était si jolie avec ses scarifications ; elle aussi, elle le serait si elle appliquait le scalpel sur sa peau.

                -Si joli, répéta-t-elle en levant le scalpel au niveau de ses yeux, hypnotisée par les renvois métalliques de la lumière du lustre. Sans hésiter, elle déchira les manches de sa robe plus si blanche et appliqua le scalpel sur sa peau pâle. Si sa main s'arrêta avant d'exercer la pression, ce ne fut pas par peur d'avoir mal - elle n'avait jamais mal - mais plus une crainte de ne pas réussir à faire une ligne parfaite.

                Elle pressa le scalpel, sa peau se déchira sur son tranchant, le sang jaillit avec plus de force qu'elle ne le pensait et vint lui éclabousser le visage. Elle renifla, méprisante, et continua son travail.  Voilà ! Une ligne parfaite. Juste à recommencer maintenant, un doigt plus haut, pas plus, pas moins, juste un doigt. Et encore une ligne, jusqu'au coude, des lignes.

                Mais elle ne put pas contempler son œuvre comme avec sa victime. Le sang coulait sans grâce et recouvrait les lignes. Elle grogna, déçue du mauvais résultat. Elle allait devoir songer à un moyen d'empêcher le sang de couler. En tout cas, elle devait maintenant faire l'autre bras.

                Mais pourquoi sa main tremblait-elle autant ? Elle ne pourrait rien faire si elle tremblait !

                -Arrête de bouger ! ordonna-t-elle. Mais sa main ne lui obéit pas et elle la frappa de son bras valide, des larmes de frustration aux coins des yeux.

                Soudain fatiguée, elle décida de s'occuper de son autre bras plus tard, quand sa main aurait arrêté de bouger. Elle avait sommeil et se sentait partir dans les limbes ; rêves ou cauchemars ? Qu'importe, personne ne viendrait si elle criait.

                Elle tombait, chutait - ou s'envolait-elle ? C'était si bon d'arrêter de penser.

                -Mademoiselle !

                Elle ouvrit les yeux en entendant cette voix paniquée lui déchirer les tympans. Qui était venu? Personne ne venait jamais.

                Des bras doux la soulevèrent délicatement et elle sentit qu'on lui pressait un linge sur ses blessures, recouvrant ses lignes. Elle grogna de dépit ; elle les aimait bien ses lignes, elle.

                -Mademoiselle !

                Elle cligna des yeux pour observer celle qui l'avait interrompue. Une tenue de gouvernante.

                -Qui ? croassa-t-elle. Elle ne reconnaissait pas le visage. La femme sembla blessée mais elle caressa les cheveux maltraités de la petite fille.

                -C'est Henriette, Mademoiselle Gabrielle, votre nouvelle gouvernante. J'ai commencé hier. Madame votre mère nous avait présenté. Je m'inquiétais de ne pas vous trouver, vous savez ?

                Gabrielle rencogna sa tête dans la poitrine, chaude et rassurante, d'Henriette et elle laissa échapper un petit couinement satisfait. Quelqu'un était venu finalement. Elle avait crié assez fort. Se rappelant sa victime, elle releva la tête et regarda par-dessus l'épaule de la gouvernante. Elle ne la trouvait plus ni jolie ni amusante maintenant.

                -Il me faut une nouvelle poupée, Henriette.

                Henriette fut renvoyée au bout de l'année. Dix ans plus tard, la victime de Gabrielle était humaine. 

2: II- Âme de pirate
II- Âme de pirate

Thème : Phrase de début (en gras) - lieu unique.

Genre : Nouvelle.

 

    â€‹        â€‹Le vent marin soufflait avec force et le mât grinçait sinistrement. Killian se tenait, immobile, figé même, à regarder le morceau de bois, craquelé à certains endroits, être violemment battu par la bise et qui pourtant ne s'avouait pas vaincu devant ses puissantes rafales. A son sommet, un drapeau blanc claquait contre l'écorce, rabattu, retourné, violenté par le vent.  

                -Capitaine Kaelan ! La tempête est sur nous !

                Il cligna des yeux, comme engourdi dans ses pensées, et se tourna vers son second. Agrippé comme un forcené à un cordage, Hernan levait vers lui des yeux hantés par la terreur. Une vague plus grosse que les autres percuta le bateau et le fit tanguer sur la droite avec tant de force que les hommes roulèrent en des cris effrayés.

                Le visage de Kaelan se tordit en un sourire féroce.

                -Affrontons-la, sieur Hernan ! lança-t-il à son second, le ton mordant d'ironie. Le quarantenaire le regardant avec des yeux ronds, estomaqué par les mots de son capitaine, et secoua la tête devant tant de folie. Mais il n'avait pas le choix.

                -Attachez-vous et serrez bien ! hurla-t-il par-dessus le boucan de la tempête, des vagues qui déferlaient sur eux, du tonnerre qui tonnait au-dessus du navire, des éclairs qui tranchaient le ciel. Autour d'eux, l'océan se déchainait dans toute sa violence et le fier bateau pirate n'avait plus l'air que d'une pâle esquif jetée en pâture à sa fureur.  

                Ils bataillèrent ainsi avec les éléments déchainés dans ce qui leur sembla à tous une éternité. Etait-ce une heure, un jour ou bel et bien l'éternité qu'ils se ballotaient de bâbord à tribord, de la proue à la queue, frôlant parfois la verticale sous une vague plus conséquente, menaçant souvent de se rompre en deux ?

                Ils n'en savaient rien et, à vrai dire, beaucoup n'étaient plus en état de penser. Devant la fureur de l'océan et la noirceur du ciel, les marins se sentaient aussi petits qu'insignifiants et l'esprit si cher à l'homme, cet esprit qu'il élevait au rang de maître de la Nature, n'avait plus d'autre pensée que des supplications à qui voulait bien l'entendre. Mais leurs supplications semblaient rester sans réponse aucune.

                Le capitaine Kaelan, lui, riait à gorge déployée alors que son navire affrontait l'océan déchainé. Accroché à la barre par sa seule force physique, s'étant refusé à s'attacher, laissant sa seule chance décider de son sort, il se tenait aussi droit qu'il lui était possible, ses cheveux sauvages déployés au vent, libérés par sa colère. Kaelan sentait une euphorie irrésistible monter en lui, croitre tant et si bien qu'il ne pouvait plus la retenir et ne put que la laisser s'exprimer en ce rire aussi fou que libérateur qui se perdait dans le rugissement des éléments.

                Certains vénéraient l'océan comme une déité aussi jalouse que violente, capable du pire comme du meilleur, la maîtresse dure et belle de tous les marins qui ne pouvaient rester à terre sans entendre ses sourds appels. Les pauvres fous ! pensait Kaelan, serein au milieu de la tempête. Je préfère dormir en son sein que me perdre loin d'elle, effrayé et timoré devant sa magnificence.

                Il était fils de l'océan, amant de la mer, capitaine de son vaisseau. Ou il le guiderait au travers de la tempête ou il sombrerait avec lui. Il n'y avait pas d'autre alternative dans son esprit bouillant du sang des marins intrépides.

                Et puis soudain les nuages se délièrent, les eaux s'apaisèrent et le vent cessa de gronder. Les voiles retombèrent mollement le long des mâts et les hommes se laissèrent glisser à terre en des gémissements soulagés.

                Kaelan se retourna. Derrière lui, le ciel était noir et luisant d'éclairs. Devant lui, il était bleu et limpide. Ils avaient dépassés la tempête.

                -Capitaine !

                Etouffant ses regrets derrière un sourire de triomphe, Kaelan reporta son attention sur son second. Echevelé et tremblant, Hernan ne tenait debout que par sa prise sur le bois glissant du bateau.

                -Ce n'était pas si terrible que cela, lui dit Kaelan en dévoilant ses dents en un rictus d'amusement sauvage. Le quarantenaire lui dédia un sourire édenté.

                -Z'êtes fou, capitaine. Mais ça nous sert bien, parfois. La déesse mer vous aime trop pour vous tuer !

                -Prions alors qu'elle ne m'aime pas au point de me vouloir avec elle. Car alors nous sombreront ! Sans aucun regret de ma part. 

                -J'vais prier alors, capitaine, grimaça Hernan. Kaelan rit devant sa mine déconfite - l'homme tenait réellement à sa vie - et descendit sur le pont en lui flanquant une puissante accolade au passage.

                -Reprends la barre, second ! Direction l'Île Perdue ! Le trésor nous attend et il n'y a pas de temps à perdre.

                A la pensée des innombrables pièces d'or qui les attendaient sur l'île Perdue, de ces torrents dorés qu'ils imaginaient en des rêves parfois éveillés, de ces joyaux luminescents et de ces perles éclatantes, les yeux des deux pirates prirent la même lueur de cupidité avide.

                -Entendu, capitaine ! s'exclama joyeusement Hernan, le rire aux bords des lèvres, en bondissant vers la barre. Quand bien même venaient-ils de frôler la mort, le charisme de Kaelan faisait battre son cœur dans l'enthousiasme des jeunes gens, alors qu'il était loin d'en être encore un.

                -Allez, du nerf, moussaillons !

                Conquérant, Kaelan pavana sur le pont, fier comme un paon, féroce comme un tigre, et releva quelques uns de ses marins. A tous il distribua des taloches amicales et des paroles de félicitation. En quelques mots, il avait remonté le moral de ses hommes qui s'en retournaient à leur travail avec d'autant plus d'ardeur. Il était maître à bord et tous lui devaient vie et richesse. Tous l'aimaient et le craignaient. Tous le suivraient jusque devant les portes des Enfers.

                Il était Kaelan, capitaine du Red Wild, terreur des mers et des océans. En cet instant, il se sentait tout-puissant, capable de surmonter n'importe quelle épreuve que la fortune lui enverrait, invincible et ne craignant rien ni personne.

                Une légère brise se leva et se gorgea dans les voiles. Posté à la proue, le vent léger dansant dans ses cheveux, Kaelan posa un regard rempli d'espérance sur l'horizon.

                -Cap sur l'Île Perdue ! Par tous les pirates des mers, ce trésor est à nous !

                Une puissante ovation secoua le navire et son cœur se délecta. Mais les acclamations de ses hommes se perdirent dans les douloureuses pulsations qu'il sentait remonter le long de son bras droit. Killian grinça des dents, refusant de ne laisser échapper ne serait-ce qu'une seule plainte, impuissant à retenir ses souvenirs qui s'enfuyaient loin de lui, le ramenant à sa triste réalité .

                Le capitaine Kaelan était loin désormais. Le long manteau de pourpre avait laissé place à des loques empuanties de sueur et de saleté. Son bateau gisait au fond de l'océan, avec Hernan et les quelques chanceux qui avaient pu rejoindre la déesse mer pour leur dernier sommeil. Les autres malheureux avaient seulement été pendus et laissés aux charognards.

                Mais pas le grand capitaine Kaelan. On lui avait réservé un sort plus terrible ; pour lui, la mort était une délivrance, un châtiment jugé trop doux.

                Les douleurs reprirent avec tant de force que Killian sentit la bile lui remonter à la gorge. Ses yeux, embrumés de fièvre et de fatigue, se posèrent sur le moignon ensanglanté qui avait autrefois été sa main droite. Voilà le sort à réserver aux voleurs ; pour leur crime, une main en moins. Pour les pirates, la pendaison. Mais pas pour le capitaine Kaelan. L'homme qui l'avait condamné le haïssait de trop pour lui offrir ce réconfort. Il l'avait réduit  à un moins-que-rien, à une loque meurtrie et estropiée que tout le monde fuyait, à un mendiant sans-le-sou que la gangrène guettait.

                Un craquement sinistre lui fit relever la tête. Le vieux tronc desséché venait de rompre sous la force du vent et le tissu blanchâtre qui s'y était accroché s'envolait déjà. Tout n'avait été qu'un rêve éveillé, une simple réminiscence de son glorieux passé,  une illusion ce qu'il avait été et ne serait plus jamais.

                C'en était fini du capitaine Kaelan. Bientôt c'en serait également fini de Killian. Il n'avait plus de rêve et plus d'espérance. Il n'avait plus d'endroit où vouloir se rendre. Autant rester ici et ne plus en repartir. Il n'en avait plus la force.

                Autant rester ici et se laisser mourir en se souvenant jusqu'à son ultime souffle de l'homme qu'il avait été et de l'âme du pirate qu'on lui avait arraché.