Partie 1

                La silhouette de Tio se découpait sous l'éclat de la lune. Il se tenait, dressé et immobile, sur le toit de l'auberge qu'Assan avait choisi. La ville mourante qui grouillait sous ses pieds ne l'intéressait en rien. Tio regardait l'horizon morne et désolé qui s'étendait au delà des murailles zébrées de la ville. A la limite de son champ de vision, le ciel était sombre et lourd de nuages de sang. Un malheur approchait. Et rien ne subsisterait après son passage. 

                Tio ferma les yeux et laissa la vision venir à lui. Il était le dernier des Immortels et tel était son don. Il ne pouvait y échapper.

                Il ne vit d'abord que la masse brumeuse des nuages de sang puis une éclaircie attira son regard et il y engouffra son corps astral. Il fila dans le tunnel, traversant les nuages sans rencontrer d'obstacle et bientôt il aperçut une clairière de couleurs se découper au milieu du rouge. Ses ailes se déployèrent, ralentissant son allure et il stabilisa son corps astral au dessus de la clairière.

                Elle était un tel joyau de beauté que Tio sentit son cœur se remplir de tristesse.

                Avant la venue des Dévoreurs, lorsque le monde ne se mourrait pas, la clairière n'aurait été qu'un beau paysage parmi des centaines. Aujourd'hui, elle représentait tout ce qui avait été perdu et tout ce qui ne serait jamais plus. Soudain dégoûté par la vision, qu'il doutait à présent venir de son propre don, Tio fit demi-tour. Mais une mélodie vint caresser ses oreilles et il s'arrêta dans son élan. Lentement, comme s'il craignait que son courage ne vacille, Tio posa à nouveau les yeux sur la clairière et son souffle se bloqua.

                Il vit la vie dans la clairière. La vie et l'espoir qu'elle revienne en le monde.

                La mélodie enfla et la conviction s'installa dans son âme. Ici, tout n'était qu'harmonie. Le Dévoreurs ne pouvaient être à la source d'une telle vision.

                -Tu as enfin ouvert les yeux.

                Tio ne ressentit aucune peur. La femme lumineuse qui venait de le surprendre n'était en rien un danger. Il le sentait jusqu'au plus profond de son âme. Ce n'était pas l'un des Dévoreurs.

                -Qui es-tu ? demanda-t-il. Elle lui sourit et il lui sembla que la tristesse alourdissait ses traits.

                -Ne me reconnais-tu pas, Corbhomme ? Je suis l'Harmonifille. Ou tels ont été les noms que les mortels nous ont donné. Je te connais et je connais ton vrai nom mais je ne le dirai pas, ici, dans le Monde Astral où l'Ennemi peut l'entendre et s'en servir contre toi.

                -Je...te connais, bafouilla Tio, en proie à une multitude de sentiments. Joie et peur en ressortaient plus fortement, s'entremêlant dans un ballet de confusion. L'Harmonifille sourit et tendit une main fine et blanche qui se posa sur la joue de Tio. A son contact, il s'apaisa et retrouva sa lucidité. Alors il ne resta plus que la joie.

                -Tu as survécu, Harmonifille. Où sont les autres ?

                -Nous sommes les derniers, Corbhomme, et il ne reste que mon corps astral. Les Dévoreurs ont vaincu les autres. Tu es notre dernier espoir. Le seul à pouvoir amener les Humains à la connaissance. Aide-les à sauver le monde avant que tout ne soit dévoré.

                -Que puis-je faire ? gémit Tio. Les Dévoreurs sont trop puissants. Ils corrompent l'âme des Humains et avalent tout ce qui est bon et pur en ce monde. Seuls restent le mal, la corruption et l'avarice. La magie quitte le monde à mesure qu'ils s'y installent. Ma seule force ne suffira pas à les contrer.

                -Mais les Humains peuvent apprendre et, toi, le Corbhomme, dépositaire du dernier don de voyance et des connaissances des Immortels, tu dois être leur professeur. Si tu ne le fais pas, le monde s'effondrera.

                Tio ferma les yeux et recula, ployant sous le poids de son devoir. Il ne se sentait pas capable d'assumer un tel destin. L'Harmonifille voulut le toucher à nouveau, il la sentait près de lui, pour l'apaiser avant que tout ne soit perdu.

                Mais les nuages se firent plus lourds et le sang qui les marquait se mit à couler sur la clairière. L'harmonie fut rompue. La mélodie se tut. Et les couleurs flétrirent devant le mal en approche.

                -Non ! cria l'Harmonifille. Elle se détacha de Tio et se précipita vers la clairière. Son corps astral s'étira pour la recouvrir et sa lueur éblouissante repoussa le sang et l'ombre.

                -Corbhomme ! appela l'Harmonifille. Tio voulut se précipiter à son secours mais elle le repoussa.

                -Fuis, lui exhorta-t-elle. Vis ! Et, je t'en supplies, pour nos frères et sœurs disparus, pour l'avenir du monde et des Humains, accomplis ce qui doit être fait. Ramène l'espoir dans le cœur des Hommes, mon frère!

                Son corps astral s'illumina de milles feux, aveuglant Tio. Quand il put y voir à nouveau, la clairière et l'Harmonifille avaient disparus. Il était entouré par les nuages de sang. Il n'hésita pas plus avant. Son corps astral fusa vers la sécurité de son corps qui l'attendait, là-bas, dans la ville mourante, sur le toit d'une auberge.

                Mais le tunnel avait disparu. La panique l'envahit et il vola plus vite. Rien à faire, les nuages se resserraient autour de lui. Et son corps ? Où était-il ? Il ne le savait plus. Il allait périr, ici, dans le Monde Astral car les Dévoreurs approchaient, il le sentait.

                -Je te vois, Corbhomme, fit une voix qui lui glaça le sang. Paniqué, Tio fit volte face et plongea son regard apeuré dans les deux puits de maléfices qui le fixaient avec malveillance. Le Grand Dévoreur était venu en personne aspirer la vie du dernier des Immortels.

                -Dis-moi ton nom, Corbhomme, ordonna mielleusement la terrible apparition. Dis-moi ton nom.          

                -Je ne céderai pas devant ta noirceur, Grand Dévoreur, lui répondit Tio dans un sursaut de courage. Mais le désespoir germait en lui. Il savait qu'il n'aurait pas assez de magie pour le vaincre. Le Grand Dévoreur recula et Tio reprit contenance. Peut-être pourrait-il le repousser.

                -Dis-moi ton nom, s'entêta la créature, mauvaise, et je laisserai la vie sauve à ce mortel qui t'est si cher.

                Tio écarquilla les yeux sous le choc et une autre partie de son esprit échappa à son contrôle. Le Grand Dévoreur fondit aussitôt sur lui mais Tio avait déjà rétabli sa défense.

                -Assan, murmura-t-il, et le Grand Dévoreur sut qu'il avait perdu cette rencontre. Car Tio avait retrouvé la connaissance de son corps et il ne fallut pas plus longtemps pour qu'il s'enfuit du Monde Astral y retrouver une sécurité provisoire.

                -Je viendrai, promit le Grand Dévoreur.

 

                -Tio ! Réveille-toi ! Par les Immortels moribonds, je te jure que tu vas ouvrir les yeux, tête de piaf.

                La voix grondante d'Assan, partagée entre la colère et l'inquiétude, tira Tio de l'inconscience. Un gémissement s'échappa de ses lèvres gercées. Aussitôt Assan arrêta de le secouer et l'aida à se redresser pour s'appuyer contre lui. Une fois en position assisse, Tio ouvrit les yeux mais la lueur blafarde de l'aube naissante lui tira un autre gémissement. Assan lui couvrit les yeux de sa coiffe et Tio se détendit enfin.

                -Tu ne dors pas, remarqua-t-il.

                -Quel formidable énoncé de l'évidence, se moqua Assan. Sa colère n'était pas passée. Il s'était réveillé peu avant l'aube et n'avait pas trouvé Tio dans la chambre poussiéreuse qu'ils partageaient. Le toit lui avait semblé une bien meilleure piste que la grande salle de l'auberge pour chercher le solitaire Immortel. Mais le guerrier n'avait pas prévu retrouver le corps de Tio allongé sur les tuiles, froid et presque sans vie. Il avait contrôlé son affolement et entrepris de réchauffer l'Immortel alors en voyage dans le Monde Astral.

                -J'ai vu le Grand Dévoreur, murmura Tio et il fut pris d'un violent frisson en repensant à la malveillance qu'il avait lu dans ses yeux. Assan lui serra l'épaule.

                -Alors le monde est perdu.

                Le guerrier se releva et tendit la main à l'Immortel. Il n'était pas plus désespéré que cela. La fin du monde ne datait pas d'hier. Il avait eu le temps de s'y faire. Tio ne prit pas sa main et resta assit, ce qui l'énerva. Si l'Immortel croyait pouvoir se lover dans l'apitoiement, il connaissait mal l'homme qui voyageait avec lui. Assan ouvrit la bouche pour lui secouer les plumes mais Tio parla en premier et il se tut pour l'écouter.

                -J'ai vu une clairière. Elle était si belle, Assan, si belle... Avec des arbres verts et une eau turquoise. Il y avait des animaux qui y gambadaient. L'harmonie chantait.

                Assan se réinstalla aux côtés de Tio et tendit la main pour toucher son front. L'Immortel s'était réchauffé mais ce n'était pas de la fièvre. Il ne délirait pas.

                -Qu'as-tu vu d'autre ? le pressa Assan en se convainquant que le sentiment qui broyait sa poitrine n'était en rien de l'espoir. Il était trop cynique pour espérer.

                -J'ai vu l'Harmonifille. Ma sœur ! Ma sœur Ria est vivante !

                Alors Tio se mit à pleurer et Assan ne put que rester à tapoter gauchement son dos tandis que l'Immortel épanchait sa peine. De longues minutes passèrent et les sanglots de Tio s'apaisèrent doucement.

                -Ils ont été vaincus, dit-il et Assan comprit ses pleurs. Tio espérait encore. Tous les autres ont ployés devant les Dévoreurs et de Ria, l'Harmonifille, il ne reste que son corps astral. Je suis le dernier des Immortels.

                Assan ne dit rien mais continua à frotter son dos et à y dessiner des cercles. Sa langue fourmillait sous ses questions. Il n'était pas patient de nature. Pourtant il se força au silence. Son respect pour Tio était trop important pour qu'il bafoue son deuil.

                -J'ai besoin d'être seul.

                Le guerrier cacha du mieux qu'il put la douleur qu'occasionna ce rejet. Il se leva sans mot dire et repartit dans l'auberge, laissant l'Immortel à sa peine. Sa colère se déchaîna quand il atteint le couloir du deuxième étage où il était sûr que Tio ne l'entendrait pas.

                -Saleté de tête de piaf, gronda-t-il en frappant le mur.

                Une servante qui sortait d'une des chambres poussa un cri apeuré en le voyant. Assan se calma. Il savait qu'il était effrayant avec sa musculature de lutteur, sa chevelure de feu et ses yeux d'or.  Plus d'une fois, l'avait-on pris pour un démon.

                Tu es parfait, susurra une voix féminine dans sa tête. D'instinct, Assan posa la main sur la garde de l'épée qui battait son flanc droit. Mordeuse ronronna sous sa poigne.

                -Ne...ne...me tuez pas...je vous...en supplie...messire.

                Assan sortit de sa transe en entendant la voix crachotante de la jeune servante. Elle s'était recroquevillée contre le mur, tremblante de peur.

                Tuons-la ! siffla Mordeuse en s'agitant dans son esprit. Assan se battit avec elle et gagna la bataille.

                Tais-toi, ordonna-t-il en lâchant sa garde. Mordeuse reflua dans un coin de son esprit pour bouder. Se désintéressant d'elle, Assan s'avança vers la servante et lui accorda son plus beau sourire.

                -Pourquoi tuerais-je une telle beauté ?

                La pauvre fille devint rouge pivoine et il la dépassa sans rien rajouter. Toutes ses pensées s'étaient à nouveau dirigées vers Tio. L'Immortel sortait d'un voyage astral éprouvant, doublé d'une vision. Il devait avoir faim.

                Abandonne cette créature plumeuse, cracha Mordeuse. Assan sourit. Son épée n'avait jamais aimé l'Immortel. Elle le craignait alors que lui était doux avec elle. Parfois, même, il s'asseyait à ses côtés et lui parlait par le biais du Monde Astral. Une fois, Mordeuse l'avait blessé. Elle avait mordu ses ailes dont il était si fier. Quand Assan avait retrouvé Tio avec une aile ensanglantée, une folle fureur s'était emparée de lui. Il avait emmené Mordeuse chez un forgeron et l'avait jetée dans un feu brûlant. Mais Tio était venu arrêter ses projets de vengeance et, le lendemain, il était revenu parler à l'épée. Jamais plus Mordeuse ne lui avait du mal car elle craignait la colère que cette action engendrerait.

                Je ne comprends pas pourquoi tu déverses sur lui ta haine. Maintenant tais-toi.

                Cette fois-ci, l'épée obéit. Elle avait suivi le cheminement des pensées de son maître et le souvenir de la morsure du feu était terrible pour elle.

                Assan arriva dans la grande salle au moment où de nouveaux clients entraient. Il se figea sur le pas de la porte. Ceux-là allaient poser des problèmes, il le sentait. L'un était gros et immense, un véritable géant et il trainait avec lui une énorme hache à double tranchant. Un autre était petit et malingre ; il tripotait la corde d'un arc de bonne fabrique et son regard, vif, avait déjà fait le tour de la salle. Le dernier, le chef à ne pas en douter, était grand et mince, avec un beau visage et un maintien de noble. Assan le détesta sur le champ.            

                Des ennemis ? réagit Mordeuse qui n'était jamais bien loin. Elle sentait sa méfiance et essayait de la faire tourner en une soif de sang.

                Assez. Laisse moi donc tranquille, donneuse de mort, la repoussa Assan.

                -Aubergiste ! lança le guerrier en s'avançant au comptoir. J'ai loué hier la grande chambre du grenier pour deux avec le petit déjeuner. Le lit était confortable, ce qui est rare ces temps-ci. J'espère que le manger le sera tout autant. Donne moi du pain et du fromage ainsi qu'un bol de bouillon chaud, en évitant qu'il ne soit bouillant.

                Le gros bonhomme s'exécuta sur le champ. Il préférait être dans les cuisines si une bagarre venait à éclater. Il sentait la tension entre le guerrier et les nouveaux clients.

                -Un voyageur ? s'enquit le chef et sa voix trop douce pour être véridique ne le rendit que plus détestable aux yeux d'Assan.

                Tuons-le ! s'égosilla Mordeuse.

                -Un fouineur ? rétorqua Assan d'un ton aussi mordant que l'épée qu'il essayait de faire taire. Il avait promis à Tio qu'ils se tiendraient tranquille. Le chef prit ombrage de sa réponse et sa voix perdit toute douceur.

                -Je suis Ravelin, Commandeur de la police de la ville de Chardents. Et je t'ai demandé, raclure, si tu étais un voyageur. Je ne t'ai pas vu au guichet d'enregistrement.

                -Cette ville mourante a donc encore un nom ? Et une police ? Vous m'épatez, bande de fumiers, ricana Assan. Il ressentit vaguement la jouissance de Mordeuse. Il était trop loin, ce Ravelin le dégoûtait de trop, pour qu'il comprenne que son épée le manipulait pour déclencher un combat.

                Ravelin devint rouge et il fit un signe à ses acolytes. L'archer mit Assan en joue et le géant se rapprocha de lui, menaçant.

                Puis Assan vit leurs visages changer, passant d'une colère noire à son encontre à la peur et la haine aveugle. Il sut que Tio venait d'arriver dans la salle centrale.

                Il ne pouvait pas attendre en haut ! pesta Assan.

                Tu devrais le tuer.

                Mais vas-tu te taire !

                Mordeuse se remit à bouder et Assan comprit qu'il lui faudrait négocier avec elle si un combat avait finalement lieu. Elle n'interviendrait pas pour aider Tio. Il l'injuria copieusement.

                -Assan, fit l'Immortel en le rejoignant, ton âme est remplie de pensées de mort. Tu flétris la magie avec ta rage. Toi aussi, Mordeuse. Pourquoi ne pouvez-vous pas être en paix, mes amis ?

                Tio dépassa un Assan médusé et s'arrêta devant Ravelin. Le Commandeur resta immobile mais la peur se lisait dans son regard. Tio le dépassait d'une bonne tête et, s'il était beaucoup plus fin, on devinait sa rapidité et sa force. Sa simple présence statufiait les autres. Assan jura dans sa barde. Tio n'avait même pas pris la peine de cacher ses ailes et sa queue. Seules ses longues oreilles plumeuses étaient camouflées par sa coiffe qui protégeait ses yeux, blancs à pupilles dorées sur fond de noir, des lumières trop vives.

                -Vous n'avez pas à avoir peur de moi, Commandeur Ravelin. Je ne suis pas un allié des Dévoreurs.

                Tous, même Assan, frémirent à la mention des créatures qui détruisaient le monde depuis maintenant plus de cinquante ans.

                -Je suis porteur de l'espoir.

                Tio se détourna des policiers et prit son bol de bouillon que l'aubergiste avait ramené. Le gros bonhomme le dévisageait avec une telle terreur qu'il en tremblait.

                -S'il n'y a plus d'espoir pour mon peuple, je sais désormais qu'il en reste pour les Humains, dit-il avant de disparaître dans la couloir menant aux chambres.

                La tension  redescendit une fois qu'il eut quitté la pièce et le regard que Ravelin posa sur Assan était nettement plus conciliant. Le guerrier en fut dégoûté. Tio n'était que pureté et harmonie. Mais les Hommes craignaient sa puissance et jalousaient son immortalité.

                -Je suis Assan. Sur mon sillage, j'ai occis bien des Dévoreurs et l'on m'a nommé leur Pourfendeur ; si jamais cette ville paumée en a entendu parler. Lui, c'est le Corbhomme, le dernier des Immortels. Il dit qu'il peut ramener l'espoir mais, vous, vous le craignez. Nous courrons juste à notre perte.

                Sous ces derniers mots désabusés, Assan prit son pain et son fromage et s'en repartit rejoindre son compagnon sans attendre la réaction des policiers.

               

                Quand il arriva à la chambre, Tio avait déjà fini de manger et il lissait les plumes de ses ailes avec intérêt. La colère revint en Assan, décuplée par Mordeuse. Tio se figea et posa sur le guerrier un regard blessé.

                -C'est mon rôle, dit Assan, en restant à la porte. T'apporter à manger. Te lisser les plumes que tu ne peux atteindre sans te contorsionner. Prendre soin de toi. Tu dénigres mes talents de guerrier alors c'est tout ce que je peux faire pour toi. Et pourtant...tu n'as pas besoin de moi.

                Tio se redressa d'un bond leste et s'approcha de lui jusqu'à mettre sa main sur son bras.

                -Je ne voulais pas te blesser, Assan. Au contraire que tu ne le penses, ta présence me réconforte. Je serai peut-être mort, là haut, tout à l'heure, sans toi.

                -Ou peut-être pas.

                -Peut-être pas, convint Tio. Assan lut alors une immense tendresse dans son sourire et il devina son reflet dans les yeux cachés. Mais c'est ton souvenir qui m'a ramené du Monde Astral. Le Grand Dévoreur était face à moi. J'étais pris au piège.

                La peur broya le ventre d'Assan quand Tio trembla. Avant qu'il ne puisse réfléchir, il avait déjà entouré la taille de l'Immortel de ses bras et déposé un baiser sur son crâne. Un sentiment de bonheur et de bien-être l'inonda. Pendant un instant, il ne sentit que Tio à la limite de son esprit, présence douce et tranquille. Mordeuse et sa folie guerrière n'étaient plus là.

                -C'est si bon quand elle me laisse tranquille, murmura-t-il, la voix rauque.

                Je suis là ! s'agita Mordeuse. Tu ne peux pas m'oublier. Nous sommes un, Assan, toi et moi, ensemble, jusqu'à ce que tu meures. Mais, moi, je ne veux pas que tu meures.

                Assan ferma les yeux et combattit l'épée qui infiltrait sa tête.

                Ne faites pas ça, fit soudain une autre voix. Assan sursauta. Tio était là, incandescent, terrible et beau. Sa forme astrale, il ne la lui montrait que trop peu. Mais Assan l'adorait. L'Immortel était sous sa vraie forme ainsi.

                Ne vous battez pas, les supplia Tio. Il s'avança jusqu'à Assan et sa simple présence donna forme à l'esprit de l'Humain. Puis il s'approcha de la partie de l'esprit qui abritait Mordeuse et lui prit la main. Assan trembla sous le choc. Mordeuse avait pris forme elle aussi.

                Ne fais pas ça, dit-il à Tio. Ne lui donne pas consistance. Elle va me submerger sinon.

                Vous êtes liés, Assan, et la combattre ne mènera qu'à votre destruction à tous les deux. Accepte-là. Et toi, Mordeuse, arrête d'essayer de le pousser à la haine et la violence. Tu n'es pas obligée de n'être qu'un objet de mort. Tu peux aussi symboliser la protection. Tu peux pourfendre les Dévoreurs.

                Ce n'est pas la peine, Tio. Elle n'est que haine et violence. Je dois la contenir.

                N'est-ce pas toi qui a peur ? Peur de passer du statut de guerrier dont le talent ne sert qu'à sa propre défense à celui de héros qui combat pour protéger les autres. Mais le monde a besoin de héros, Assan. Je n'y arriverai pas tout seul.

                Le corps astral de Tio s'envola et Assan se retrouva seul. Même Mordeuse s'était retirée dans sa demeure, tout au fond de son esprit. Reprenant contact avec la réalité, il découvrit que Tio n'était plus dans ses bras mais à nouveau sur le lit.

                -Je ne suis pas un héros, dit-il en s'approchant. Tio ne répondit pas et lui tendit la brosse à plumes. Assan s'en saisit et entreprit de lisser les ailes de l'Immortel. Son esprit était en ébullition alors que Mordeuse le laissait tranquille. Elle semblait même disparue. Et lui se sentait vide. Assan pinça des lèvres en comprenant qu'elle lui manquait.

                Reviens, fit-il dans son esprit. Et essayons de nous comprendre.

                La surprise de Mordeuse lui parvint, réelle et grande.

                Que veux-tu de moi ? demanda-t-elle, hésitante. Assan sourit.

                Ta force ; et peut-être ton amitié. Soyons réellement un. Toi et moi, on peut faire quelque chose contre les Dévoreurs.

                T'aider à devenir un héros ?

                Je ne pense pas être un héros mais je vais essayer de l'être. Pour Tio. Peut-être pour sauver ce monde. Et parce que je déteste les Dévoreurs.

                Je les hais moi aussi. Ils veulent te faire du mal. Faisons donc ainsi.

                Mais je ne veux plus que tu excites ma colère. C'est un marché, Mordeuse. Si tu romps ta promesse, je partirai. Et tu seras condamnée à la solitude car le monde n'aura pas une agonie assez longue pour que tu trouves un nouveau porteur qui puisse supporter ta puissance.

                Ne t'en fais pas, Assan, cette promesse, je la tiendrai. Je ne veux pas d'un autre porteur. Je te veux toi.

                Assan ouvrit les yeux. Il se retrouvait couché, la tête sur l'oreiller moelleux qu'il se souvenait avoir passé à Tio car l'autre était trop dur. De longues minutes étaient passées.

                -Je n'aime pas toutes ces choses de l'esprit, marmonna-t-il. A ses côtés, Tio rigola doucement.  Assan sourit et se détendit. Il n'avait jamais été aussi apaisé. Pourtant Mordeuse était là.

                -Pourquoi maintenant ? demanda-t-il en roulant sur le côté pour se retrouver face au visage de l'Immortel.

                -Car les choses vont s'accélérer.

                -Alors, Tio, est-ce la guerre ?

                Tio frissonna et son expression se fit douloureuse. Assan soupira et caressa distraitement la douce crinière de jais qui ornait le crâne de l'Immortel.

                -Oui, souffla Tio dans un murmure qui se brisa. La guerre contre les Dévoreurs.

                -Et après ?

                -Après viendra le temps de la reconstruction. Encore faut-il gagner.

                -Je...nous nous battrons, assura Assan. Moi pour toi ; elle pour moi. Et toi tu rendras l'espoir aux autres Humains. Alors nous aurons une chance de vaincre les Dévoreurs.

                Tio leva les yeux vers l'Humain qui le surplombait et Assan se troubla. Malgré sa conviction, malgré l'espoir dont il avait acquis la connaissance, Tio doutait.

                -Peut-être qu'on perdra, Tio, mais au moins aurions-nous essayé. C'est mieux que d'attendre la mort.

                Assan se redressa vivement et éjecta l'Immortel du lit. Il tomba avec un cri surpris et lança au guerrier un regard qu'il devina noir sous la coiffe, et non plus habité par la peur.

                -C'est cela, tête de piaf, rit Assan. Je préfère ce regard.

 

                Un coup sec sur la porte sortit les deux hommes de leur torpeur. Assan méditait, attendant que l'Immortel reprenne ses forces. Il aurait voulu partir au plus vite mais son compagnon n'aurait pas supporté le voyage. En alerte, Assan se releva du sol et tapota l'épaule de Tio qui émergea lentement. Un autre coup retentit, péremptoire. Devinant qui était derrière la porte, Assan jura, réveillant Mordeuse.

                Ennemis ?

                Peut-être. Ravelin c'est sûr. Et Tio n'est pas en état de se défendre. Personne ne doit l'approcher !

                Entendu.

                Assan se colla contre le mur, en position pour attaquer la personne qui entrerait dans la chambre. D'un geste rapide, il fit signe à Tio de se cacher derrière le lit. L'Immortel obéit sans discuter.

                -Qui est là ? s'enquit le guerrier en haussant la voix pour être entendu à travers l'épais battant de bois.

                -Le Commandeur Ravelin, lui fut-il répondu. Ouvrez la porte, Assan. J'ai des questions à poser au Corbhomme.

                Assan se tourna vers Tio, interrogateur. L'Immortel sortit de sa cachette et lui fit signe d'ouvrir la porte. Marmonnant que c'était une mauvaise idée, Assan s'exécuta tout en restant entre le nouveau venu et Tio.

                Surveille-le, ordonna-t-il à Mordeuse. Au moindre geste suspect envers Tio, mords-le jusqu'au sang.

                Avec plaisir, ronronna Mordeuse, ravie de l'ordre.

                Ravelin se figea en découvrant le guerrier posté derrière la porte qu'il venait de franchir. Assan lui lança un regard sans équivoque auquel Ravelin hocha la tête. Aucun des deux hommes ne lâcha l'épée qu'ils enserraient.

                -Quelles questions vous taraudent l'esprit, Commandeur ? s'enquit Tio et sa voix amena sur les deux hommes une vague d'apaisement. La tension redescendit de quelques crans. Ravelin s'avança de deux pas vers l'Immortel mais fut arrêté par le bras d'Assan. Il lut la mort dans les yeux du guerrier s'il osait encore avancer.

                -Votre méfiance devient lourde, Assan, gronda le Commandeur. Si je voulais le tuer, je m'y serai pris autrement.

                Assan ouvrit la bouche pour lui rétorquer sèchement quand Tio les coupa.

                -Assez ! Mon esprit est las et a besoin de repos. Posez vos questions, Commandeur, ou partez.

                -J'ai beaucoup de questions, lui apprit Ravelin. Au sujet des Immortels et des Dévoreurs. Mais avant répondez à celle-ci : cet espoir dont vous avez parlé, est-il réel ?

                -Il l'est, assura Tio. Mais il est aussi fragile. Ce n'est qu'une lueur dans les ténèbres. Qu'une clairière au milieu d'une mer de nuages de sang. Les Dévoreurs l'entourent et désirent la dévorer. Et il n'y a que l'Harmonifille pour la protéger.

                -L'Harmonifille ? Cette Immortelle n'a-t-elle pas périe dans la Guerre Magique, cinquante ans plus tôt, lorsque les Immortels et les Dévoreurs ont fracassé le monde qui se meure depuis en une longue agonie ?

                -Ne parlez pas de ce que vous ne comprenez pas ! s'échauffa Assan en tordant le bras du Commandeur pour ramener son attention à lui. Il ne lui pardonnerait pas. Ses mots avaient blessé Tio en remontant des souvenirs si douloureux.

                -Les Immortels ont essayé d'empêcher le retour des Dévoreur, continua Assan sans arrêter de serrer le bras du Commandeur.

                -Vous me faites mal, siffla Ravelin en essayant de se dégager de la poigne du guerrier. Mais Assan était plus fort que lui et une lueur inhumaine faisait miroiter ses yeux d'or. Pour la première fois depuis leur rencontre, Ravelin se demanda s'il était réellement un Humain.

                -Mais, vous savez quoi, notre race de lâches a envié leur pouvoir, elle qui jalousait déjà leur immortalité. Alors elle a trahi les Immortels, entrainant leur perte et le retour des Dévoreurs. Après ce désastre, la honte était si grande que des prétendus sages ont écrit une toute autre histoire. Dans cette histoire-ci, les Dévoreurs et les Immortels étaient alliés. Les Humains auraient donc essayé de les arrêter en tuant leur avant-garde : les Immortels. Des héros auraient péri pour cela. Mais l'agonie du monde commença tout de même. A cause des Immortels selon ces sages.

                -Mon grand-père était l'un de ces sages, cracha Ravelin dont le bras s'engourdissait. Je sais que les histoires sont fausses mais jusqu'où ? N'est-il pas vrai que le combat entre les Immortels et les Dévoreurs abattit des montagnes et assécha des lacs ?

                -Cela est vrai, murmura Tio. Assan délivra enfin Ravelin de sa poigne d'acier et le Commandeur lui jeta un regard chargé de haine.

                -Voulez-vous savoir la vérité, Commandeur ? demanda Tio. Ravelin acquiesça.

                -Je vous écoute, Corbhomme.

                -Les Immortels ne sont de ce monde, révéla Tio. Nous avons fuis notre ancien monde, avalé par les Dévoreurs. Avant cela nous venions d'un monde sans consistance nommé l'Absolu. Les Humains nous ont surpris mais nous les avons aimé aussitôt. Notre désir était qu'ils soient mis à l'abri des Dévoreurs. Nous avons donc pris des formes concrètes et nous nous sommes mêlés aux Humains. Vous nous avez donné des noms. Vous nous aimiez. Tout en nous craignant. Cette distance entre nos races, cette méfiance, cette haine parfois, a attiré les Dévoreurs. Nous les avons  vaincu une première fois, il y a plus de mille ans. Beaucoup des nôtres sont morts et nous avons pris peur. D'autant plus que les Humains nous ont alors repoussé car notre pouvoir est si grand que, lorsque nous combattons, le monde souffre. Alors certains Immortels se sont réfugiés dans le Monde Astral et la méfiance a grandi. Mille ans plus tard, il y a cinquante ans, les Dévoreurs sont revenus. Les Immortels ont hésité. Nous avons rejoint le combat tard. Trop tard. Les Humains se méfiaient par trop de nous. L'un d'eux nous a trahi, les Immortels ont péri et les Humains nous ont accusé. Les Dévoreurs ont foulé le monde et le dévorent depuis lors. 

                -Comment avez-vous survécu, Corbhomme, là où tous les autres sont morts ?

                 -J'étais le plus jeune des Immortels. Le Vieusage m'avait envoyé au loin à la recherche d'un certain Humain.

                Une grande tendresse se dessina sur les lèvres de Tio et il tourna légèrement la tête vers Assan.

                -Un Humain qui s'était avéré capable de supporter la puissance d'une épée consciente. Mordeuse était destinée à faire partie des Immortels mais son impatience la fit naître trop tôt et elle descendit en le monde avant d'être entière. Sa peur fut terrible et elle se transforma en épée pour se défendre. Mais la violence la prit dans ses rets et la soif de sang l'emporta sur la raison.

                -Tu ne m'a jamais rien dit, accusa Assan, un air choqué peignant ses traits. Je ne savais pas pour la nature de Mordeuse.

                Moi non plus, je ne me connaissais pas, lui souffla Mordeuse, à la fois lointaine et présente dans son esprit.

                -Vous n'étiez pas prêts à accepter cette vérité, dit doucement Tio. Vous vous battiez constamment, l'un cherchant à dominer l'autre. Plus maintenant.

                -Vous êtes bien conservé, intervint soudain Ravelin, rappelant sa présence. Il regardait Assan d'un air dubitatif, semblant douter de leur santé mentale. Assan grogna.

                -Je comprends maintenant pourquoi je ne vieillis plus depuis que j'ai trouvé Mordeuse. Si elle est une presque Immortelle, elle doit me maintenir en vie.

                Déterminé à ignorer le Commandeur, Assan s'avança jusqu'à Tio et demanda :

                -Et maintenant ? Rien n'arrive sans raison. Tu as eu une vision d'espoir et j'ai accepté Mordeuse. Depuis combien d'années attendions-nous cela ? Il est temps de se battre, n'est-ce pas ?

                -Il nous faut aller à Hautsvents, assura Tio. Ce lieu verra cette histoire se terminer. Par notre victoire ou notre défaite, je ne le sais.

                -C'est là-bas que la Guerre Magique connu son dénouement, comprit Ravelin. Le Commandeur tremblait à présent. Sans prévenir, Tio se tint devant lui, les surprenant tous, même Assan. Il souleva sa coiffe de façon à cacher les rayons du soleil venant de la fenêtre qui bordait le mur droit de la chambre et plongeant ses yeux inhumains dans ceux du Commandeur. Ravelin voulut reculer mais il n'y parvint pas, comme si une force le retenait sur place.

                -Viendrez-vous avec nous, Commandeur Ravelin ? Je sens que votre présence pourrait changer bien des choses. Peut-être en mal. Je l'espère en bien. Mais vous devez venir.

                -Je...je viendrai, bégaya Ravelin et il ne sut pas si sa volonté parla d'elle-même ou si l'Immortel usa de sa magie sur lui.

               

                Ravelin redescendit de la chambre en étant extrêmement troublé par ce qu'il avait vu et entendu. En montant, il avait une vague idée d'interrogatoire de ces deux voyageurs des plus étranges. Il n'aurait jamais cru qu'il en reviendrait chargé d'une mission qui nécessitait de quitter Chardents. Mais il était un homme de parole et il ne reviendrait pas sur sa promesse. Quand Tio et Assan s'en repartiraient pour Hautsvents, il les accompagnerait. Quelle que soit son appréhension.

                Le Commandeur était issu d'une vieille famille de l'aristocratie de Hautsvents, au temps où la ville était la capitale du plus grand royaume humain du continent et un symbole de puissance et de connaissance. Son grand-père avait assisté à la Guerre Magique et fait parti de ceux qui avaient relayé au monde un tissu de mensonges grossiers. Et, comme ces autres sages dépositaires de la vérité, il avait été forcé par le Roi de fuir Hautsvents et s'était réfugié dans ses terres, lointaines de la capitale, dont aujourd'hui il ne restait plus que Chardents. Les premiers mois, la région s'attendait à une attaque mais le Roi n'était jamais venu. Cinquante ans plus tard, Hautsvents n'était plus qu'un souvenir pour une ville mourante qui ne recevait plus ni marchandises ni voyageurs. Les routes n'existaient plus. Le contact encore moins.

                Et pourtant, il s'apprêtait à s'engager dans ce dangereux voyage avec le dernier des Immortels et un guerrier possesseur d'une épée consciente.

                Bal et Falgrinn l'attendaient dans la salle centrale. Le géant avait déjà bu une quantité plus que raisonnable de bière mais l'archer n'en était qu'à son premier verre. Ravelin grimaça et s'avança vers eux.

                -Nous sommes encore en service, les réprimanda-t-il. Bal ne fit même pas mine de l'entendre et Falgrinn grogna dans la bière qu'il buvait. Il la finit d'un grand geste, rota et répondit d'une voix ivre:

                -En service pour quoi ? Ya plus rien à protéger dans c'tte foutue ville. Chardents se meure et les malfrats courent les rues. Pire ! Ya un Immortel dans c'tte auberge. Alors j'préfère boire jusqu'à plus soif en attendant qu'il nous tue tous.

                -Le Corbhomme est notre espoir, soupira Ravelin en prenant place. Les histoires sont fausses.

                Le géant haussa les épaules et demanda une autre bière en tonitruant.

                -Tu as assez bu, intervint Bal en l'empêchant de prendre la choppe que lui tendait l'aubergiste. Les deux hommes bataillèrent pour la choppe jusqu'à ce que Ravelin ne l'attrape et la boive cul-sec. Il en avait bien besoin pour se remettre de sa dernière discussion.

                -J'croyai qu'on était encore en service, C'mmandeur, remarqua Falgrinn en se grattant la barbe.

                -Tu as raison. Notre travail ne rime plus à rien ici, marmonna Ravelin en un rire désabusé.  Et je vais quitter Chardents bientôt.

                -Partir ? releva Bal, surpris. Il connaissait peu de monde aimant plus Chardents que l'homme assis en face de lui.

                -Je m'en vais avec l'Immortel et cet insolent guerrier pour Hautsvents. Ils veulent arrêter les Dévoreurs. Je veux être là s'ils y arrivent.

                -Chouette ! hurla Falgrinn en tapant du poing sur la table. Une quête pour les preux qu'on est! Ma hache a hâte de tâter du Dévoreur.

                -Tu te rends compte que tu risques plutôt de te faire tuer ? maugréa Bal en regardant d'un air dégoûté la bière qui avait coulé sur ses braies suite au mouvement de son comparse. Falgrin fut pris d'un rire gras.

                -Mieux vaut mourir en regardant la mort droit dans l'yeux plutôt que la face à terre comme les chiens de lâches que furent nos ancêtres.

                -Les gars, souffla Ravelin. Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

                -Il semblerait que oui, dit Bal, sans grande émotion. Nous venons avec vous, Commandeur.

                -Et plutôt deux fois qu'une, rajouta Falgrinn, un énorme sourire aux lèvres.

                Ils partirent quelques jours plus tard. La veille du départ, Tio tenta un voyage astral en quête de leur destination. Il fut attaqué par les Dévoreurs sans rien avoir pu voir. Assan lui interdit de retenter un voyage et Ravelin le soutint. Il n'avait pas aimé le regard que le guerrier avait eu devant le corps immobile de l'Immortel qui s'était soudainement convulsé et recouvert de sang.

                Ravelin avait écumé la ville pour trouver un chariot apte à soutenir le voyage qu'ils allaient entreprendre et il s'en réjouissait maintenant. L'Immortel n'était pas en état de chevaucher. Sans la présence d'Assan, il aurait été si facile de le tuer.

                Le Commandeur montait Feu-Roux, son grand hongre bai, un peu vieux mais d'une fidélité et d'une endurance à toute épreuve. Falgrinn avait déniché un immense cheval de trait et Bal une créature nerveuse et certainement plus taillée pour la course que pour le voyage. Pour Assan, Ravelin n'avait pu trouvé qu'un étalon noir comme la nuit, un véritable démon de muscles et de nerfs. Son ancien propriétaire l'avait vendu pour seulement quelques pièces d'argent alors que la bête était magnifique.

                -Il a tué son dernier maître, apprit Ravelin au guerrier quand l'étalon voulut le mordre. Assan rit en réussissant à tapoter l'encolure de l'animal. Ravelin frissonna. Il lui semblait avoir entendu une autre voix dans ce rire ; une voix aux accents féminins.

                -Il me plaît, assura Assan en scellant l'étalon d'une main experte. A-t-il un nom?

                -On l'appelait souvent "sale bête", s'amusa Ravelin en montant sur Feu-Roux. Mais sur ses papiers, il est écrit Noirnuit.

                -Pas très original mais je m'en contenterai.

                Noirnuit voulut l'éjecter dès qu'il fut en selle mais Assan le maîtrisa et le fit s'avancer jusqu'au chariot où Tio avait déjà pris place.

                -Qu'en penses-tu ? lança-t-il à l'Immortel. Tio tendit une main vers l'étalon et, à la surprise générale, Noirnuit y blottit son museau.

                -Il y a de la colère en lui, murmura Tio en caressant le chanfrein. Mais si tu gagnes sa confiance, il te protégera de sa vie.

                A l'avant, Falgrinn grimpa sur le siège du conducteur après avoir attelé son cheval au chariot.

                -Me fous les j'tons ce type à plumes, avoua le géant à Bal qui patientait à ses côtés.

                -C'est un Immortel, répondit simplement l'archer.

                -Nous y allons, les coupa Ravelin en prenant la tête du convoi. Assan assurait l'arrière et sa simple présence  et sa simple présence dissuadait quiconque d'approcher le chariot qui abritait l'Immortel.

                -En fait, renchérit Falgrinn en secouant les rênes, j'crois bien que c'type me fous encore plus l'jetons. Il a l'air d'un fou.

                Le cheval de trait se mit en branle et le convoi se dirigea vers les portes de Chardents.

                -Il a une épée qui parle dans sa tête, marmonna Ravelin en glissant un regard peu amène sur le guerrier aux yeux d'or. Il parlait avec l'Immortel, sans leur prêter attention.

                -Un fou, que j'dis, conclut Flagrinn.

2: Partie II
Partie II

                Du point de vue de Ravelin, le voyage se déroulait sous de meilleures auspices qu'il ne l'avait prévu. Il y avait bien eu quelques anicroches entre Falgrinn et Assan, le premier étant incapable de se taire quand il le fallait, le second lui répondant au quart de tour, mais le Commandeur s'estimait chanceux. Lui-même ignorait le guerrier avec brio malgré ses nombreuses œillades méprisantes et son sourire insolent. Bal, comme de toujours, ne cherchait pas la bagarre et l'Immortel restait isolé dans le chariot.

                Enfin jusqu'à aujourd'hui. Pourtant le temps restait uniforme avec un soleil capricieux caché par des nuages plus ou moins noirs. Le paysage n'était en rien extraordinaire avec ses milles de landes desséchées. Ravelin ne comprenait pas la soudaine lubie de l'Immortel. Il avait quitté le chariot qui maintenant voyageait à vide - une grosse perte de temps avait grogné Falgrinn.

                -C'mmandeur, fit justement le géant, va nous attirer des ennuis tout ça.

                Ravelin grogna en réponse et reporta son attention sur l'Immortel assis en croupe derrière Assan qui avait quitté son poste à l'arrière, obligeant Bal à l'y supplanter. Feu-Roux s'avança jusqu'à Noirnuit et tendit le museau vers lui. Aussitôt les oreilles de l'étalon s'aplatirent sur son crâne et il tordit violemment l'encolure pour mordre le bai. Ravelin tira sur les rênes, évitant à sa monture de subir une douloureuse blessure.

                -Tenez donc votre bête ! siffla-t-il. Assan haussa les épaules.

                -Vous approchez pas autant, rétorqua-t-il, mauvais. Ravelin allait lui répondre vertement quand il vit la main du guerrier se diriger vers la garde de Mordeuse. Les yeux dorés brillèrent d'une envie de meurtre et Ravelin s'écarta à une distance plus respectable.

                -Allons donc, intervint Tio en posant une fine main sur celle d'Assan. Le guerrier se détendit et l'éclat inhumain de ses yeux décrut.

                -Je ne tolérerai pas une nouvelle fois vos pertes de contrôle ! s'énerva subitement Ravelin, rejetant au guerrier toute la colère qu'il avait emmagasiné depuis leur rencontre. Vous êtes un danger et un psychopathe de haut niveau. Dans un monde sensé, c'est le gibet ou la prison qui vous attendrait.

                -Mais nous ne sommes pas dans un monde sensé. Le monde est mourant et les psychopathes comme moi en sont les héros. Quelle ironie.

                -Un héros, vous ? ricana le Commandeur. Vous détruirez le maigre espoir qu'il nous reste plus sûrement que vous ne le sauverez.

                Noirnuit poussa soudain un cri déchirant et Feu-Roux se cabra, affolé. Ravelin ne vit jamais Assan lui bondir dessus mais il sentit son poids et la morsure brûlante de Mordeuse lorsque l'épée se pressa contre son cou. Allongé sur la terre dure des landes, étranglé par l'épée qui ronronnait, Ravelin ne put que fixer les yeux dorés d'Assan dont la pupille avait rétréci jusqu'à en disparaître. La peur montait en lui, sourde et pernicieuse. Il était à la merci du guerrier.

                -Cet espoir, gronda Assan en accompagnant ses mots d'une violente secousse qui permit à Mordeuse de planter plus profondément ses crocs dans la gorge offerte du Commandeur, le Corbhomme l'attendait depuis des années.

                Ravelin se demanda vaguement la raison de la présence de l'Immortel dans la conversation.   -Je ne le détruirai jamais, continua Assan, enragé. Mais toi, fumier, toi je peux te tuer aussi simplement que ma botte écrase la fourmi imprudente. Ne me cherche pas !

                Tout aussi vite qu'il avait agi, Assan s'était redressé et Ravelin put à nouveau respirer. Le guerrier cracha par terre et lança un regard méprisant à Bal qui le tenait en joue. L'archer baissa son arc sans se départir de son air neutre. Assan se détourna et rejoignit Noirnuit, essayant d'ignorer l'air désapprobateur de Tio.

                -Tout va, C'mmandeur ? s'écria Falgrinn en courant rejoindre Ravelin. Il l'aida à se remettre sur son séant et appliqua un tissu sur sa gorge. Le blanc vira bien vite au rouge. Si la vie du Commandeur n'était plus en danger immédiat, l'altercation allait lui laisser une cicatrice visible.

                -T'aurais dû tirer, Bal, grommela le géant en soignant sommairement le cou du Commandeur.

                -Trop occupé à fixer Assan, tu n'as pas vu la vraie menace, comme toujours.

                Les trois policiers fixèrent l'Immortel qui n'avait pas bougé de la croupe de Noirnuit. Il regardait l'horizon sans répondre à ce que lui murmurait le guerrier. Sa mâchoire serrée indiquait plus nettement son courroux que n'importe quels mots.

                -Semblerait que l'fou se fasse taper sur les doigts, rit Falgrinn. Allez, C'mmandeur, remontez sur Feu-Roux. J'aime pas l'idée de rester immobile dans ce plat herbeux. Doit yavoir des bandes de chacals dans l'coin et pas toutes à quatre pattes, si vous voyez c'que j'veux dire.

                Ravelin acquiesça distraitement et se dirigea vers Feu-Roux. Mais il n'eut pas le temps de monter en selle que Tio parla.

                -Je perçois une vingtaine d'Humains venant vers nous.

                L'Immortel tangua et Assan le stabilisa.

                -Que vois-tu ? le pressa-t-il. Tio haleta, surpris par la force de la vision. Il avait cru le Monde Astral lui être interdit du fait des Dévoreurs mais ses visions subites, non contrôlées et non voulues, semblaient échapper à leur surveillance.

                -Ils viennent pour nous tuer...et pour nous voler le chariot et les chevaux. La cupidité habite leurs esprits...Oh! Assan...Je me sens mal.

                -Je ne les laisserai pas t'approcher, promit le guerrier avant de prendre l'Immortel par le bras pour le faire descendre de Noirnuit. Retourne dans le chariot, je m'en occupe.

                -Si tu les tues, Assan, la violence répondra à la haine, la haine amènera la violence et la magie disparaîtra un peu plus de ce monde. Ne pouvons-nous pas nous sortir de ce cercle ?

                -S'cussez d'interrompre, les coupa Flagrinn, mais avec ces charognards, ya pas trop d'espoir. Savez, la rédemption, toussa, ils s'en foutent. Pour eux ya que l'or qui prime.

                -Je dois rejoindre l'avis du géant, ajouta Assan. Tio fit sèchement demi-tour et rejoignit le chariot.

                -J'ai apaisé leurs esprits du mieux que je le pouvais, dit-il avant d'y disparaître. Essayez au moins de les raisonner.

                -Laissez-moi parler alors, siffla Ravelin à Assan. Le guerrier lui sourit mielleusement et lui indiqua de la main l'avant de la colonne. Les pillards arrivaient déjà sur eux. Ils montaient de petits chevaux trapus et endurants. Dans un mouvement expert, ils encerclèrent le groupe de voyageurs. Assan jura. Il ne voyait nulle ouverture.

                Devons-nous les tuer ?

                Mordeuse se déploya dans son esprit, chantonnant. Une soif de sang meurtrière envahit Assan.

                Pas tout de suite.

                 Le désir de Mordeuse recula mais il était toujours présent. Elle avait gouté au sang de Ravelin. Elle n'en voulait que davantage. De Ravelin ou des pillards.

                Tiens-toi tranquille ! Tio désire la négociation, pas le massacre.

                Mon frère est trop gentil. Mais soit, je me tiendrai tranquille. J'attends tes ordres, mon tout beau porteur.

                Quand Assan retrouva sa lucidité, Ravelin avait déjà entamé la conversation avec le chef des pillards. Le guerrier grogna. La tête de ce type ne lui revenait pas. Il semblait issu d'un croisement entre un rat et un loup.

                Celui-là, il faudra le tuer.

                S'efforçant d'ignorer Mordeuse, Assan se rapprocha des deux hommes pour entendre ce qu'ils se disaient.

                -C'est simple, disait le chef, suffisant et moqueur, vous nous donnez gentiment chevaux, chariot, argent et vêtements, femmes si vous en avez, et on vous laisse la vie sauve. Si vous le faites pas, on vous tue et on prend le tout.

                -Ce qui est simple, rétorqua Ravelin d'une voix dure, que la simple mention de tors faits aux femmes révulsait, c'est que vous êtes une sale bande de chacals sans honneur et sans pitié. Rien ne vous attend ici hormis la mort. Partez !

                Le visage du chef devint écrevisse et il baragouina quelques instants des mots sans queue ni tête. La situation aurait été comique s'ils n'avaient pas été encerclés par ses hommes.

                Oui ! exulta Mordeuse. Mordons-les ! Mordons-les ! Laisse-moi faire couler leur sang !

                Viens, répondit simplement Assan. Mordeuse envahit son esprit et il sentit sa puissance déferler dans son corps. Au même instant, le chef des bandits se redressa dans sa selle en tendant son sabre vers eux.

                -Tuez-les ! Tuez-les ! s'égosilla-t-il. Mordeuse se mit à rire. Son amusement fut tel que les coins de la bouche d'Assan frémirent sous sa force.

                Quelle pâle imitation.

                Les pillards lancèrent soudain leurs chevaux sur eux, hurlant à s'en casser la gorge. Mais leur chef recula à l'abri derrière leur rempart. Assan cracha devant une telle lâcheté. Rien ne lui retournait plus l'estomac.

                Celui-là est pour nous.

                Assan étudia le champ de bataille. Flagrinn et Bal protégeaient le chariot et le guerrier devait convenir que les deux hommes formaient un duo de talent. Le géant balayait tout pillard s'approchant à moins de trois mètres et les flèches de l'archer fusaient pour décimer ceux qui réchappaient à la hache. Rassuré pour la sécurité de Tio, Assan reporta son attention sur l'autre côté du cercle défensif qu'ils avaient formé. Ravelin le défendait à lui tout seul.

                Il est bon ! s'exclama Mordeuse, toute en incrédulité. Assan acquiesça. Le Commandeur était un bretteur hors pair. Il se battait avec deux courtes épées dans un ballet aussi vif que fluide. Les pillards n'osaient l'approcher et ils ne pouvaient le contourner.

                A nous de briller ! commanda l'épée, tirant Assan en avant. Le guerrier se mit alors à rire si fort que tous les combattants se tournèrent vers lui et le dévisagèrent avec effroi. Sous le soleil qui s'était révélé, sa chevelure rousse semblait être de flammes et ses yeux d'or brillaient d'un éclat de folie. A son poing, Mordeuse chantait et brillait de mille feux.

                Tuons !

                -Oui ! cria Assan, rejetant la tête. Nous allons tuer, ma fidèle amie !

                Puis il sauta en avant, bousculant Ravelin, décima les pillards qui se trouvèrent sur son chemin et fonça vers le chef. Il glapit et sortit maladroitement son sabre. Mais Assan était déjà sur lui et le jetait à bas de son cheval. Riant, le guerrier s'amusa avec lui jusqu'à ce qu'il ne fut plus qu'un amas sanguinolent demandant grâce. Assan leva le bras.

                -Assez ! cria Tio, l'arrêtant dans son geste. Assan se retourna vers l'Immortel, surpris qu'il intervienne dans l'un de ses combats. A ses pieds, le chef des pillards sanglotait sans plus aucune dignité. Les combats avaient cessé. Tous le dévisageaient avec dégoût et effroi mêlés. Alors Assan se rendit compte qu'il s'était laissé allé dans la folie de Mordeuse. Enragé, il jeta l'épée à terre.

                Tu avais promis ! hurla-t-il. Voilà ce que valent tes promesses. Rien du tout !

                Mordeuse lui envoya des vagues d'excuses et d'incompréhension mais il ne l'écouta pas. Tio se baissa et ramassa l'épée.

                -Arrête. Ce n'est qu'une tueuse...Nous ne sommes que des tueurs. Pas les héros que tu souhaiterais.

                Dégoûté de lui-même, Assan se détourna mais Tio tendit la main et l'arrêta.

                -Regarde le ciel, dit-il. Assan obéit et trembla. Le ciel s'était recouvert de nuages de sang. Instinctivement, il tendit la main vers Mordeuse et se mit en garde.

                Je ne voulais pas, lui dit l'épée, repentante. Je ne sais ce qui m'a pris. Assan, crois moi.

                -J'ai déjà combattu des Dévoreurs, cracha Assan. Et je n'ai jamais perdu le contrôle par leur faute. Je t'ai fait confiance. Tu m'as trahi.

                -Ce n'est pas vrai, intervint Tio. Car la malveillance qui s'approche est le Grand Dévoreur en personne. Vous ne pouviez  lui résister. Pas encore.

                Un frisson de terreur les traversa tous. Le chef de pillards se releva de terre et trébucha vers son cheval. Tio le regarda et il se mit à pleurer.

                -Ne me tuez pas, supplia-t-il.

                -Combien t'ont-ils prié ainsi ?

                -Beaucoup, il est vrai, reconnut le pillard. Tio s'avança jusqu'à lui et posa sa main sur son front. Il murmura une incantation dans une langue inconnue aux Humains. Pendant toute l'action, le pillard resta à trembler devant lui.

                -Ecoute-moi bien ! ordonna Tio. Je t'ai lancé un sort qui ne s'activera que si tu fais le mal. Mais si tu fais le bien, si tu absous tes viles actions, tu vivras assez longtemps pour trouver une femme qui t'aimera et te donnera des enfants.

                -Merci, mon seigneur, ô grand Immortel, murmura le pillard en s'inclinant et tordant nerveusement ses mains.

                -Pars, maintenant ! Et rappelle-toi mes propos.

                -N'oublis pas non plus que tes hommes sont sous ta responsabilité ! rajouta Assan. Le pillard hocha frénétiquement la tête et s'enfuit au grand galop. Sa bande ne tarda pas à le suivre mais il en eut pour prendre un autre chemin.

                -Dois-je les abattre ? demanda Bal. Ravelin secoua la tête et lui dit :

                -Non. Assez de sang a coulé aujourd'hui.

                Le Commandeur rangea ses épées et s'approcha à pas lents de l'Immortel. Il craignait la réaction d'Assan. Ce qu'il avait vu l'avait secoué.

                -Pourquoi le Grand Dévoreur vient-il par ici ?

                -Il vient pour moi, lui apprit Tio et Ravelin sentit sa peur. Il me l'a promis.

 

                Le silence n'avait jamais été aussi lourd. Pourtant ils avaient repris les mêmes habitudes une fois le feu allumé. Assan s'asseyait contre le chariot, Tio appuyé contre son épaule. Souvent ils parlaient à voix basse, ne se mêlant pas aux autres et ne le voulant pas. Mordeuse était posée aux côtés du guerrier, jamais loin de sa main. De l'autre côté du feu, Ravelin s'installait sur la selle de Feu-Roux et étudiait des cartes qu'il savait ne plus être à jour mais dont il espérait un éclaircissement. Hautsvents étaient encore une destination lointaine qu'il doutait d'atteindre un jour. Falgrinn et Bal se partageaient le premier tour de garde puis Ravelin prendrait le suivant. Aucun des trois hommes ne voulait qu'Assan les remplace. Il veillait sur le chariot et le sommeil de l'Immortel. Le guerrier ne s'était pas proposé de faire plus.

                Mais ce soir là, après le massacre dont ils avaient été témoins dans l'après-midi, la tension couvait. Ravelin n'arrivait pas à se concentrer sur ses cartes, les yeux sans cesse attirés par Mordeuse. Il serait si facile à Assan de la dégainer et de tous les tuer. Il l'avait vu en action ; l'homme était fort, bien trop fort pour un Humain et Ravelin avait goûté à la morsure de l'épée. Il doutait de trouver le sommeil.

                Bal et Falgrinn étaient silencieux. Les autres soirs, la grosse voix du géant résonnait aux alentours alors qu'il parlait à l'archer, soit-il de l'autre côté du camp. Bal lui répondait de se taire. Un rire suivait généralement la demande et Falgrinn ne se taisait pas.

                Seuls Tio et Assan semblaient épargnés par la mauvaise humeur générale. Ravelin rectifia son jugement en remarquant que l'Immortel était étrangement muet et que son dos ne touchait pas aussi familièrement l'épaule d'Assan que d'habitude. Quant au guerrier, ses yeux luisaient d'un mélange de colère et de remords. Tout son corps était tendu et il ne touchait pas Mordeuse.

                -Puis-je te lisser les plumes ?

                Ravelin laissa ses cartes glisser par terre. Il retint son souffle. Quelque chose d'important se passait, caché sous cette question anodine. Il avait déjà vu le guerrier s'occuper de la toilette des ailes de l'Immortel, lui épargnant de s'embêter à atteindre ses omoplates. Mais la voix d'Assan sonnait comme des excuses.

                Le même souffle échappa aux deux hommes lorsque Tio tendit la brosse. Ravelin sentit la chape qui recouvrait le camp s'étioler.

                -La prochaine fois, dit Assan, le Grand Dévoreur ne nous poussera pas à la folie et au massacre.

                Tio ne répondit pas mais son sourire parla de lui-même. Ravelin se replongea dans ses cartes, étrangement rasséréné. S'il en croyait ce qu'il lisait, un village se trouvait devant eux. Mais Ravelin doutait de son existence. Les cartes avaient plus de dix ans.

                -Il n'y a plus de village, fit la voix de Tio. Mais il y a encore des habitants. Nous les rencontrerons.

                -Pourquoi ? s'étonna Ravelin. Je sais que nos vivres s'épuisent. Mais ils n'auront sans doute pas de nourriture à nous proposer.

                L'Immortel eut un sourire mystérieux. Sa réponse n'en apprit pas davantage au Commandeur.

                -Vous y trouverez bien plus important que de la nourriture.

                Ravelin ne put pas lui demander plus de détails car Tio partit se coucher. Il n'osa parler à Assan, préférant oublier la présence du guerrier. Quand Bal et Falgrinn revinrent de leur tour de garde, ils trouvèrent les deux hommes occupés à s'ignorer l'un l'autre.

                -C'pas comme ça que l'esprit d'équipe va se former, maugréa le géant à son ami dès que le Commandeur fut hors de vue. L'archer haussa les épaules et se glissa dans ses couvertures.

                -Tu t'en fous toi, rit Flagrinn en l'imitant. Tu restes derrière à tirer tes flèches. C'moi qui doit me taper les deux zozios à l'avant.

                Le géant riait nettement moins quand il se fit réveiller peu avant l'aube par un coup de pied. Furibond, il se redressa en empoignant sa hache et se calma en reconnaissant Assan. Il n'avait pas envie d'engager un combat avec le dangereux guerrier.

                -C'quoi ? marmonna-t-il en se levant, encore endormi. Bal était déjà alerte.

                -Ravelin n'est plus dans le camp, lui apprit succinctement Assan. Aussitôt le géant bondit en avant, mille questions se bousculant sur ses lèvres. Bal lui ordonna de se taire.

                -Mais l'Commandeur a disparu ! se défendit Flagrinn. L'archer lui balança un coup de coude dans l'estomac, lui coupant le souffle.

                -J'essaye d'écouter.

                Le géant se força en silence et dévisagea l'archer dont les oreilles frémissaient. Assan s'en était déjà reparti vers le chariot, comme si toute cette histoire ne le regardait pas.

                -S'leté d'fou, marmonna Falgrinn. Bal le coupa dans ses injures.

                -Deux personnes approchent.

                -Deux ? Pas bon ça...

                Falgrinn agrippa sa hache tandis que Bal reculait de deux pas en encochant une flèche. Mais le géant hésitait. Assan les regardait avec un petit sourire aux lèvres.

                -De quelle plaisanterie t'es au courant et pas nous ? murmura Flagrinn. C'est alors que le Commandeur Ravelin sortit d'un fourré, bientôt suivi par une femme.

                C'était là une véritable beauté. Mince et élancée, elle avait un pas de tigre, des yeux vifs et noirs et une longue chevelure de la même couleur qui tombait en un rideau de soie au creux de ses reins. De sa main droite, elle menaçait Ravelin d'un sabre coincé dans les omoplates et les fourreaux du Commandeur pendaient de son épaule gauche.

                -Bah ça alors, souffla Flagrinn en se grattant la barde, sa hache au sol. Le couple s'immobilisa à quelques pas d'eux. Le visage du Commandeur était marqué par la gêne et la honte. Assan gloussa et il devint rouge de colère.

                -Z'êtes qui ? demanda Flagrinn. La femme le fusilla du regard et il se ratatina devant elle. Bal s'approcha et réitéra la question. Son accent était nettement plus poétique et la femme perdit de son air méprisant.

                -Raveena, dit-elle. Maintenant donnez-moi la moitié de vos vivres et je laisserai la vie sauve à cet homme.

                Le rire d'Assan fusa.

                -Pour faire un vol digne de ce nom, beauté, se moqua-t-il, on ne demande pas la moitié. Il ne faut pas faire montre de pitié. Quant à cet homme, il est bien trop embarrassé à l'idée de taper une femme qu'il se laisse faire alors qu'il aurait pu te désarmer en quelques secondes, n'est-ce pas Commandeur ?

                La dénommée Raveena sursauta et posa sur Ravelin un regard surpris.

                -Vous êtes vraiment un Commandeur ?             

                -Pourquoi mentirais-je ? Je vous l'ai dit : je suis Ravelin, Commandeur de Chardents.

                -Je croyais que vous étiez des voyous, fit Raveena en baissa son sabre. Qu'elle releva tout aussitôt.

                -Il n'empêche que j'ai besoin de vos vivres. Tout de suite !

                -Nous vous les donnerons volontiers.

                Une exclamation de surprise s'échappa des lèvres de la femme quand elle vit le Corbhomme se dresser devant elle.

                -Un Immortel, souffla-t-elle. Son sabre lui échappa des mains et Ravelin se dégagea de son emprise.

                -Vous n'avez pas peur de moi, jeune fille, apprécia Tio en s'approchant un peu plus. Raveena secoua la tête et baissa les yeux à terre, intimidée.

                -Mon grand père était à Hautsvents lors de la Guerre Magique, avoua-t-elle. Il n'était qu'un enfant inconscient et il est sortit dehors pour voir les Immortels et les Dévoreurs. Dégoûté des mensonges du roi, il ne se tarissait pas d'éloges à l'égard des Immortels et pleurait leur disparition. Quelle joie aurait été la sienne d'apprendre qu'un Immortel vivait encore !

                -La magie est forte en vous, Raveena, murmura Tio. Vous n'êtes qu'amour et espoir malgré votre douloureuse survie.

                Tio indiqua la direction dont elle venait et ajouta :

                -Allons, nous vous suivons.

                -Où ça ? demanda Ravelin. Il ne sautait pas de joie à l'idée de suivre une femme qui l'avait menacé de mort.

                -Il y a des enfants qui ont faim, plus loin, lui apprit Tio. L'Immortel emboita le pas à Raveena. Sans mot dire, Assan passa devant Ravelin, tirant Noirnuit à sa suite.

                -Falgrinn, le chariot, soupira le Commandeur. Ils suivirent la femme. Raveena les fit traverser les ruines d'un village pour atteindre une formation rocheuse parsemée de grottes. Ravelin se tendit. Il serait si facile de cacher des hommes au sein d'un tel paysage.

                Quelle ne fut pas sa surprise en voyant des vieillards et des enfants venir à leur rencontre !

                -Les pillards ont tué les hommes et pris les femmes, lui apprit Raveena devant sa stupeur. Elle ajouta, la voix remplie de fierté :

                -Mais moi ils ne m'ont jamais attrapée.

                Les enfants crièrent soudain son nom, le scandant encore et encore, et elle partit les rejoindre, bondissant, le sourire aux lèvres.

                -Un beau brin d'femme, lâcha Falgrinn. On va lui donner nos vivres alors, C'mmandeur ?

                -L'Immortel en a décidé ainsi. Et je rejoins son avis. Regarde-les : la faim les taraude depuis longtemps.

                Ravelin sauta de Feu-Roux et se dirigea vers le chariot où il partagea équitablement les vivres. Il ne pouvait s'empêcher d'être touché par la détresse de cette population survivant du mieux qu'elle pouvait dans une région aussi peu propice à la vie.

                -C'pour nous ? s'écria soudain une voix haute perchée. Ravelin s'aperçut qu'il était entouré par les enfants. Tous les regardaient d'un air émerveillé. Il n'en voyait que plus leurs ventres faméliques et les côtes qui saillaient sous les tuniques déchirées.

                -Oui, dit-il en s'agenouillant à leur hauteur. Sa réponse déclencha un tourbillon de remerciements et de cris.

                Plus tard, Raveena s'approcha de lui et s'inclina.

                -C'était gentil de votre part.

                Ils s'apprêtaient à repartir. Ravelin avait différé leur départ pendant toute la matinée, guettant la prédiction de Tio. Mais il se demandait désormais si le Corbhomme ne parlait pas de la sérénité qui était la sienne depuis qu'il avait partagé un bien aussi précieux que  la nourriture avec de parfaits inconnus.

                Pourtant, quand il tourna la tête vers Raveena, et la vit, éclatante, sous les rayons du zénith, un étrange sentiment se propagea dans sa poitrine. Enhardi par ce sentiment nouveau, il tendit la main vers la jeune femme.

                -Venez avec moi.

                Raveena écarquilla les yeux sous le choc et la rougeur lui monta aux joues. Mais elle posa ses doigts sur ceux de Ravelin, hésitante.

                -Où irons-nous ? demanda-t-elle, plongeant son regard dans celui du Commandeur qui se retrouvait la bouche sèche.

                -A Hau...Hautsvents, bégaya-t-il. Pour arrêter les Dévoreurs. Et chercher un avenir meilleur.

                -Un avenir meilleur, répéta Raveena, souriante. Elle serra fermement la main de Ravelin. Ils se sourirent puis le Commandeur jucha la jeune femme derrière lui sur Feu-Roux.

                Plus loin, Assan, qui les regardait, secoua la tête et grogna :

                -Par pitié, il était déjà insupportable.

                Je ne l'aime pas, siffla Mordeuse. Assan comprit qu'elle parlait de Raveena. Il ricana.

                Tu n'aimes aucune autre femme que toi-même.

                -C'est cela que le Commandeur devait trouver dans ce coin paumé ? demanda le guerrier à Tio qui ne ratait rien de la scène. Une femme ?

                L'Immortel le regarda, désapprobateur, et Assan eut un sourire contrit.

                -L'amour et l'espoir, assura Tio. Il se tenait plus droit. Sa magie lui revenait. Dans ce lieu encore empreint de ces sentiments, préservé des miasmes des Dévoreurs, elle restait présente et Tio en était fortifié.

                -Ce n'est pas une mauvaise chose, convint Assan.

               

                L'atmosphère du camp était nettement plus respirable depuis que Raveena accompagnait le convoi. La femme était douce et gentille, tout en ayant un caractère bien trempé. Elle apaisait les tensions et ne se laissait pas marcher sur les pieds. Même Assan lui parlait désormais avec respect, malgré les hurlements hystériques de Mordeuse. Ses luttes avec le Commandeur avait décrues, au grand soulagement de ses subordonnés qui ne pouvaient à fois chaque que regarder, impuissants, le guerrier les remporter avec une facilité déconcertante. Désormais, lorsqu'ils avaient un argument virulent, Raveena intervenait et ses tons doux calmaient la fureur des deux hommes.

                Ravelin sourit et se replongea dans ses cartes. Pour lui, Raveena était d'autant plus un baume qu'il ne pensait jamais la trouver. S'il n'y avait eu ce soir-là, à la taverne, le Commandeur restait persuadé qu'il serait mort dans la solitude.

                -Trouvez-vous ce que vous cherchez ?

                Raveena ramena ses robes sous elle et s'assit à même le sol. Les joues du Commandeur virèrent au rouge et il commença par bégayer une phrase sans queue ni tête. La présence de la jeune femme le troublait toujours autant. Raveena rit légèrement et, posant sa main sur le bras de Ravelin, elle se redressa pour étudier les cartes. La rougeur du Commandeur s'accentua et il préféra garder le silence.

                -Elles sont vieilles, remarqua Raveena. Je connais ces régions. Si vous avez une feuille vierge et un fusain, je pourrais vous dessiner une carte sommaire.

                -J'ai bien mieux, sourit Ravelin, mystérieux. Il se pencha et farfouilla quelques instants dans les fontes de la selle. Il en ressortit une petite mallette en bois qui délivra un ensemble de scribe. Raveena écarquilla les yeux et toucha avec déférence le parchemin et la plume.

                -Je n'étais encore qu'une enfant lorsque le dernier colporteur est passé dans mon village. Il lui restait un peu d'encre et un vieux parchemin. Je n'en avais jamais vu avant.

                -Voulez-vous essayer ? lui demanda Ravelin en lui tendant la mallette. Un sourire éclatant étira les lèvres de la jeune femme. Elle prit  la plume et Ravelin lui indiqua comment la tenir.

                -Je ne sais si je saurai écrire avec cet instrument, hésita Raveena. Ces parchemins sont si beaux. Ce serait un vain gaspillage que de les gâcher.

                -Essayez avec celui-ci. Il a déjà été utilisé au verso.

                Ils passèrent plusieurs minutes à écrire leurs noms et autres mots sans fondement. Leurs rires discrets les enveloppaient dans une bulle où le temps et le lieu n'avaient plus d'importance. L'écriture de Raveena était nerveuse et grosse. Bien qu'elle sache écrire, elle n'avait que peu d'occasion de s'adonner à cette activité. Au contraire, Ravelin était soigné et écrivait petit. Au lieu de se sentir gênés, ils se moquèrent de la différence et le Commandeur oublia dans le sourire de Raveena que le monde agonisait.

                Le retour de Falgrinn et Bal le ramena à la réalité. Il se releva, surpris que la moitié de la nuit soit déjà passée.

                -Veuillez m'excuser, ma mie, dit-il à Raveena en prenant ses armes, mon tour de garde est venu.

                Elle acquiesça et se pencha dans l'établissement de la carte dès qu'il fut hors de vue. Elle passa quelques heures à gratter les chemins et les vallons qu'elle avait tant parcouru à la recherche de nourriture. Lors d'une courbe, un bâillement lui échappa et elle frotta ses yeux fatigués.

                -Vous devriez aller dormir.

                Raveena sursauta au son de la voix de Bal, bien que ce ne fut qu'un murmure perdu au milieu de la nuit. L'archer jeta la pierre qui l'avait réveillé en meurtrissant son dos.

                -Vous dormez debout, ma dame, reprit-il  avant de se tourner dans sa couche, recroquevillé sur lui-même en quête de chaleur. Son ronflement discret ne fut pas long à entendre.

                 Raveena ferma avec application le pot d'encre et posa la plume dans la mallette. La carte n'était pas tout à fait terminée mais au moins Ravelin pourrait-il se diriger jusqu'à l'ancien tracé de la Grande Route menant à Hautsvents. Le convoi s'était égaré trop à l'est. Il leur faudrait quelques jours pour reprendre la direction souhaitée.

                Elle rejoignit ses couvertures à pas de loup. Un mouvement attira néanmoins son attention et elle jeta un coup d'œil surpris à Assan qui venait de sortir d'un fourré. Se pourrait-il que le guerrier soit devenu assez concerné par leur sort au point de doubler R   avelin dans sa garde ?  

                -Le Grand Dévoreur est encore loin, la détrompa-t-il en retournant au chariot. Comme de toujours, seule la sécurité de Tio lui importait. Raveena pensa avec une pointe au cœur que le guerrier les sacrifierait tous sans aucune hésitation si cela permettait à l'Immortel de vivre.

                -S'il disparaît, souffla-t-elle avant qu'Assan ne soit hors de portée, si le dernier des Immortels périt devant les Dévoreurs, supporteriez-vous la solitude ? Vous nous repoussez avec acharnement, Assan. Avez-vous peur des Humains ? Avez-vous peur que personne ne vous comprenne, vous, Mordeuse, cette puissance dévorante qui vous ronge ? Que tous vous rejettent, vous traitant de monstre, voulant vous arracher l'un à l'autre ou vous détruire tout deux ensemble ?

                -Assez ! siffla Assan. Le guerrier soufflait nerveusement, les yeux fous et sa main serrait Mordeuse à s'en faire blanchir les phalanges. Ses yeux clignotaient entre leur teinte normale et l'éclat inhumain que la possession de Mordeuse leur donnait. Raveena craignit d'être allée trop loin. Il lui semblait entendre la voix de Mordeuse, mélange de suppliques et d'ordres, réclamer à grands cris sa mise à mort.

                Puis tout bascula. Un hurlement de douleur retentit dans le camp, réveillant les deux policiers endormis et rameutant Ravelin. Assan s'était déjà détournée de Raveena, une mine paniquée peinte sur le visage. S'élevant du chariot en des sons discontinus, les cris de Tio prirent plus de vigueur, se teintant de terreur.

                -Par les Immortels moribonds ! hurla Ravelin en s'approchant d'Assan. Que se passe-t-il ? Pourquoi hurle-t-il ainsi ? Assan ! Réagissez, nom de nom !

                Mais le guerrier restait figé, aussi affolé et terrifié que son compagnon qui n'en finissait de crier. Alors Ravelin le gifla de toutes ses forces, rabattant sa tête, le jetant même à terre. Aussitôt Assan se réveilla de sa léthargie et fut sur lui dans un grognement bestial. Attrapant fermement les mains qui essayaient de le frapper, le Commandeur gronda d'une voix puissante :

                -Le Corbhomme a besoin de vous ! Cessez vos actions dénuées de sens et agissez !

                Un cri plus puissant que les autres retentit et le corps d'Assan frémit comme sous le coup d'un foudroiement.

                -Tio, s'étrangla-t-il avant de lâcher le Commandeur et se précipiter vers le chariot. Raveena voulut l'y suivre mais Ravelin l'attrapa, la plaquant contre lui quand elle voulut lui échapper et lui souffla, la voix basse et lasse :

                -Laissez. Nous sommes impuissants.

                -Il a dit que le Grand Dévoreur était encore loin, pleura la jeune femme que les cris remuaient. Alors pourquoi souffre-t-il ainsi ?

                -J'ai entendu dire que les rêves étaient un passage vers ce que les mystiques appellent le Monde Astral, intervint Bal. Et les Dévoreurs s'y trouvent, puissants et nombreux.

                -Bah mince alors, résuma Flagrinn. Ils se regardèrent, atterrés. Il n'y avait rien qu'ils puissent faire à part attendre.

                Assan les fit tous sursauter en ressortant du chariot tel un diable s'échappe de sa boîte. Pour la première fois depuis qu'ils le connaissaient, ses yeux n'oscillaient pas entre sa propre volonté et le contrôle de Mordeuse. Ils luisaient d'une lueur unique et entière.

                -Il nous faut de l'eau, dit-il et sa voix n'avait plus rien de sexuée. Elle avait gardé son ton grave et masculin mais des sons féminins arrondissaient les sons. Ils en furent trop surpris pour réagir.

                -Maintenant ! cria Assan. Raveena s'échappa des bras de Ravelin et partit fouiller dans ses fontes. Elle en sortit sa gourde qu'elle vida dans un récipient et attrapa un chiffon propre. Avec précaution, n'en faisant renverser aucune goutte, elle amena les deux objets au guerrier qui s'en saisit sans rien dire.

                -Qu'a-t-il ? s'enquit-elle avant de lâcher le récipient. Assan ne lui répondit que distraitement alors qu'il regagnait l'ombre du chariot où Tio gémissait, sa voix brisée à force d'hurler.

                -Les Dévoreurs l'ont attiré dans le Monde Astral. Il se bat contre eux. A un contre une multitude, il n'a guère de chance de l'emporter.

                Elle ne put en demander davantage car le guerrier referma le pan de tissu derrière lui.

 

                Assan et Mordeuse ne formaient qu'une seule entité pour la première fois depuis les cinquante années qu'ils avaient passé ensemble. La terreur qui les avait pris au son des hurlements de Tio les avait secoués et, seuls, ils n'avaient trouvé la force de réagir. Mais la rage familière qui avait résulté de la gifle de Ravelin Assan leur avait rappelé qu'ils étaient deux.

                Sa fièvre a augmenté, gémit Mordeuse. Assan passa délicatement le chiffon humide sur le front de l'Immortel. Tio se tordait de douleur, le visage blanc et le corps ruisselant de sueur. De temps à autre, il poussait des cris et il gémissait le reste du temps.

                -Nous devons le rejoindre, gronda Assan. Mordeuse s'agita dans son esprit.

                La dernière fois que tu as été dans le Monde Astral, lui rappela-t-elle, ton esprit a failli finir en lambeaux. Mon frère ne sera pas là pour te ramener.

                Mais nous y serons ensemble, argua Assan. Tu es une Immortelle. Le Monde Astral est ta demeure.

                Je n'ai jamais atteint l'état d'Immortelle.

                Mais, assurément, tu es une créature plus astrale que terrestre.

                Mordeuse resta silencieuse. Assan l'ignora et attrapa prestement sa besace qui trainait dans un coin. Il en sortit de longues feuilles séchées qu'il roula en boule avant de porter à sa bouche.

                Assan ! cria Mordeuse, le possédant trop tard pour arrêter son mouvement. Il ne lui laissa pas prendre le contrôle de sa mâchoire, fermant résolument les muscles pour laisser la plante faire son effet.

                Tu n'as plus le choix à présent, rit le guerrier en s'allongeant aux côtés de Tio. La drogue commençait déjà à agir sur son corps qui s'engourdissait peu à peu. Il eut une pensée pour sa sécurité mais elle se délia vite et il quitta la dimension terrestre pour voler jusqu'au Monde Astral.

                Il se retrouva dans un monde de nuages de sang. Sursautant violemment, Assan voulut dégainer Mordeuse mais l'épée ne se trouvait plus sur son flanc droit. Il était plus nu qu'un nourrisson. Désemparé, sentant la panique enfler en lui, il tournoya sur lui-même, criant le nom de l'épée qu'il avait tant haie quand elle prenait possession de lui mais dont il ne pouvait imaginer être séparé.

                -Où es-tu ? Mordeuse ! M'as-tu abandonné ?

                Il sentit une présence derrière lui et se retourna vivement, décrochant un crochet qui n'atteignit jamais sa cible. Une main fine arrêta son bras puissant et il plongea ses yeux dans ceux de la femme qui se tenait devant lui.

                -J'avais oublié la beauté de tes yeux, murmura Mordeuse en tendant l'autre main vers lui. La dureté de mon or ne rend pas hommage à la clarté de ton ciel.

                -Nous ne sommes pas là pour discuter beauté, ma chère, râla Assan en l'attirant vers lui. Te voilà sous une forme qui ne sied guère à notre habitude. Dois-je te laisser séduire les Dévoreurs et regarder le spectacle de loin ?

                -La dérision te va si mal, Assan, ricana Mordeuse. Sa voix se fit nettement plus mielleuse quand elle ajouta :

                -Pour toi, mon tout beau, je serai toujours la même.

                Et Assan se rendit compte qu'elle était de nouveau une épée. Il frissonna de contentement. La sensation d'être nu ne lui était pas réjouissante.

                -Il faut le trouver.

                -Cherche-le, souffla Mordeuse. Assan se tendit, confus. Puis il comprit les propos de Mordeuse et abaissa les barrières de son esprit, toujours plus bas, à la recherche de l'aura si caractéristique de l'Immortel.

                -Attention, le mit en garde Mordeuse, si les Dévoreurs te trouvent, tu seras sans défense ainsi dévoilé.

                Alors Assan se fit plus prudent et il camoufla sa présence.

                -Je l'ai trouvé, dit-il au bout de quelques secondes, ou était-ce une éternité ? Les Dévoreurs l'ont encerclé et empêchent son retour. Ils mangent son énergie, sa magie, ses défenses. Mais son âme, si pure et précieuse, ils la gardent pour leur chef, le Grand Dévoreur. Il arrive. Il vient pour lui.

                -Il faut intervenir !

                -Tu m'enlèves les mots de la bouche ! Mais, Mordeuse, ne baissons pas notre garde. Ils sont nombreux et ils attiseront notre rage.

                -Je ne faiblirai pas devant leur assaut, promit Mordeuse, farouche. Allons ! Ces fumiers ne laisseront pas mon frère en paix sans quelques coups bien distribués.

                Ils filèrent sans plus tarder mais se heurtèrent aux nuages de sang qui ne voulaient les laisser passer. Assan sentit sa colère se démultiplier, accentuée encore par celle de Mordeuse. Ils poussèrent un cri de pure rage et se jetèrent contre les nuages. Ils les taillèrent et se frayèrent un chemin, peu à peu, sans avancer de grand chose.

                Puis des volutes menaçantes sortirent du tas informe et ils bataillèrent ferme contre elles et perdirent, reculant hors de cette route salvatrice qu'ils avaient eu tant de mal à ouvrir.

                -Non ! s'échinèrent-ils. Tio était derrière ces nuages. Il se mourrait et le Grand Dévoreur arrivait pour l'achever.

                -Par ici, souffla une voix nouvelle. Ils se tournèrent vers elle, prêts à l'occire, mais une vive lueur les aveugla et Mordeuse se recula. Une Immortelle se tenait devant eux, belle et terrible, tout comme l'était Tio quand sa forme astrale venait dans l'esprit d'Assan.

                -L'Harmonifille, comprit Assan qui sentit sa rage refluer devant l'harmonie que l'Immortelle dégageait.

                -Apaisez vos esprits, Assan, ma sœur, la haine n'est pas la solution. Ne mélangez pas courage et témérité ni combats et meurtres. Si vous voulez aider le Corbhomme, c'est la voie du héros qu'il faudra suivre, pas celle du berserker. Ne vous laissez pas contrôler par votre colère.

                Ils baissèrent piteusement la tête. Malgré leurs promesses et leur résolution, ils avaient encore perdu le contrôle.

                -Venez, enjoignit l'Harmonifille, les réveillant. Ils la suivirent et elle les fit passer par des chemins détournés. Les nuages de sang ne pouvaient pas remplir le Monde Astral. Pas encore. Mais ils essayèrent de les stopper, se murent pour leur fermer la route. Toujours l'Harmoniflle les repoussa par son éclat.

                Et puis la lumière fut là, brillante et cruelle, et ils sortirent des masses de nuages. Là se tenait Tio, perdu, blessé, encerclé. Là se trouvaient une horde de Dévoreurs qui agitaient leurs griffes et leurs crocs vers l'Immortel accablé.

                -Je ne peux aller plus loin, leur dit l'Harmonifille.

                -Attendez ! supplia Assan mais elle était partie et déjà les nuages de sang se faisaient plus lourds derrière lui. Certains Dévoreurs sentirent leur présence et tournèrent leurs têtes cornues vers eux.

                -Nous devons attaquer ! siffla Mordeuse. Assan la repoussa quand elle voulut prendre possession de lui.

                -Ensemble, lui promit Mordeuse. Sa rage était muselée, Assan le sentait, le désir de sauver Tio prenait le pas dessus.

                -Sortons notre tête de piaf de là, sourit le guerrier en laissant son épée l'envahir. Ses sens furent décuplés et il vit plus loin qu'il n'en fut jamais capable. La folie dont Mordeuse faisait autrefois preuve avait disparue. La colère ne les aveuglait pas.

                -Allons-y, dirent-ils.

                Les Dévoreurs grincèrent en les voyant arriver sur eux. Ils leur envoyèrent des ondes des  pires sentiments ; violence, haine, rage, colère, avarice, peur, envie. Tout fut balayé par la seule vision de Tio, affaibli, ployant sous un nouvel assaut.

                Ils tranchèrent et les Dévoreurs hurlèrent. Ils ne comprenait pas. Le guerrier et l'épée ne se baignaient plus dans un flot de sang. Ils se battaient pour protéger.

                -Viens ! hurla Assan, tendant la main, se retenant au dernier moment de crier le nom de son compagnon, se rappelant à quel point son secret était précieux. Tio l'entendit et releva vivement la tête. Assan lut toute sa peur et sa douleur et un sursaut de colère le prit par surprise. Mordeuse gronda dans son esprit et il la sentit dériver vers la rage, partir loin de lui, loin de leur communion.

                -Le protéger est notre seule raison d'être ici, Mordeuse ! Nous lui avons promis d'y résister, à cette rage latente qui veut nous posséder, rappelle-toi !

                Ils se débattirent dans les miasmes des Dévoreurs, tirés en arrière, tirés loin de Tio qui avait rebaissé la tête.

                -Non ! s'époumona Assan. Je. Ne. Perdrai. PAS.

                Dans un dernier sursaut de volonté, il éclaircit son esprit et rappela Mordeuse à lui. Elle l'entendit et revint vers lui, avec lui, juste avant que les Dévoreurs ne s'abattent sur eux. Il eut une grande lumière qui étiola les nuages de sang et, quand Assan y vit à nouveau, il était auprès de Tio. Les Dévoreurs avaient fui mais il savait qu'ils allaient revenir.

                -Viens, répéta-t-il en prenant sa main. L'Immortel gémit et s'accrocha à lui, rassemblant les parts éparpillées de son esprit.

                Assan se sentit plonger et le Monde Astral devint flou.

                Le guerrier ouvrit les yeux en poussant un cri. Haletant, les yeux fous, il eut le réflexe de chercher Mordeuse mais l'épée était dans sa main, sa lame à nue.

                Nous sommes revenus, fit-elle dans son esprit, apaisante. Tu ressens le contre-effet de la drogue.

                -Tio ! s'écria Assan en se rappelant son voyage astral. Un mouvement à ses côtés retint son attention et il regarda avec un soulagement profond la main blanche de l'Immortel se poser sur son bras.

                -Je suis revenu, souffla Tio, épuisé mais bien là, vivant et souriant. Tu m'as ramené.

                

3: Partie III
Partie III

                Ã¢â‚¬â€¹Quand Assan se réveilla, sa première pensée fut qu'il ne se rappelait pas s'être endormi. Puis il sentit la chaleur de Tio sur son corps et celle de Mordeuse dans son esprit et un sourire étira son visage marqué par le soleil et la vie.

                -On remarque mieux votre beauté quand vous souriez.

                Assan perdit son sourire en l'instant et se redressa, tendu, pour se retrouver face à face avec Raveena. Mordeuse se réveilla et s'hérissa devant la proximité de la jeune femme.

                -Il n'y a plus de bruit depuis trois bonnes heures, murmura Raveena en se reculant, captant la menace émanant de Mordeuse, j'ai réussi à échapper à la vigilance de Ravelin, dont la fatigue l'a rattrapé, pour venir voir si vous alliez bien.

                -Nous sommes sauf, marmonna Assan. Il se détourna de la jeune femme et entreprit de réinstaller Tio plus confortablement. L'Immortel allait probablement dormir encore longtemps.

                -Vous êtes encore là ? gronda le guerrier. Raveena sursauta. Elle pensait qu'Assan l'avait déjà oubliée.

                -Vos yeux, dit-elle, ils ne sont plus dorés.

                Assan se tourna vers elle, les sourcils froncés.

                -Ils sont bleus. D'un bleu pur comme le ciel. Mais vos pupilles, elles, sont dorées.

                -Nous sommes un.

                 Elle allait demander des éclaircissements mais la voix de Ravelin, inquiète, résonna de l'autre côté de la toile.

                -Êtes-vous là, Raveena ?

                -Oui-da. Tio et Assan sont saufs.

                A l'emploi du nom de l'Immortel, un frisson glacé parcourut le corps d'Assan et il retourna vivement pour empoigner avec violence la jeune femme. Ils chutèrent au sol dans un bruit mat et le guerrier porta ses mains au cou de sa victime.

                -Comment savez-vous son nom ? rugit-il, hors de lui. Raveena gémit et ferma les yeux pour échapper à son regard redevenu aussi dur et flamboyant que l'or. Un crissement se fit entendre et l'épée de Ravelin se posa sur le cou du guerrier, son tranchant appuyé sur la chair palpitante.

                -Lâchez-la, menaça le Commandeur, la voix blanche. Un filet de sang perla mais Assan ne bougea pas. Les deux hommes s'affrontèrent du regard. Tous deux refusaient de se soumettre à l'autre.

                -C'est vous, articula Raveena avec peine, encore étranglée même si la poigne d'Assan s'était figée. C'est vous, Assan...vous qui avez...prononcé son nom...

                Elle commença à voir flou et comprit qu'elle suffoquait. La peur la saisit et elle se débattit pour échapper aux mains qui l'enserraient. Au moment où elle se sentit partir, Assan la relâcha et elle put prendre une grande bouffée d'air. Des mains douces remplacèrent celles qui avaient voulu la tuer.

                -Respirez lentement, lui ordonna Ravelin en la soulevant délicatement. Le Commandeur leva un regard chargé de haine sur le guerrier et serra plus fortement la jeune femme contre lui. Raveena sentait son cœur battre la chamade dans son dos.

                -Ne l'approchez plus, persifla Ravelin. Assan ne lui obéit pas et se baissa au niveau de Raveena dont il prit l'une des mains, les yeux baissés au sol.

                -J'ai encore perdu le contrôle, dit-il, honteux. Mais Mordeuse ne vous aime pas, comme elle déteste toutes les femmes. Et vous avez utilisé son nom. Savez-vous à quel point il est précieux ? J'étais le seul à le connaître.

                Assan tourna la tête sur le côté, les épaules basses et le regard fuyant.

                -Comment ai-je pu le trahir ainsi ?

                -Quelle est l'importance de son nom ? Assan, regardez-moi et répondez. Je mérite la vérité. Vous alliez me tuer.

                -Si les Dévoreurs prennent connaissance de son nom, répondit-il en la fixant dans les yeux, il sera perdu. Il contient sa magie et la clé de ses défenses pour accéder à son âme.

                -Soyez rassuré, assura Raveena en serrant la main du guerrier. Je ne dirai jamais le nom secret du Corbhomme. Ni moi, ni Ravelin, ni aucun d'entre nous.

                -Je vous crois vous, gronda Assan, à nouveau énervé. Mais eux ?

                -Nous ne dirons rien, promit Ravelin, le regard toujours aussi noir. Raveena posa ses doigts sur sa bouche pour l'empêcher de rajouter quelque chose.

                -Je vous pardonne, dit-elle à Assan. Mais à la seule condition que vous me promettiez  de ne plus attaquer sans discuter. Nous sommes alliés. Parlons entre nous. Faisons-nous confiance. Ne nous fuyez pas, Assan.

                Le guerrier resta silencieux. Ses yeux flamboyèrent, signe que Mordeuse se débattait, puis ils s'apaisèrent et le bleu revint, l'or refluant vers la pupille.

                -Marché conclu, fit Assan en se relevant. Il tourna la tête vers l'est où les nuages de sang se faisaient plus menaçants.

                -Il faut avancer car le Grand Dévoreur n'a pas abandonné sa chasse. Le Corbhomme dormira encore quelques jours mais nous ne pouvons nous permettre de rester ici. Il devra faire avec les cahots du voyage. Il faut atteindre Hautsvents au plus vite.

                Sans lancer un regard de plus au couple, Assan se dirigea vers Noirnuit et le sella en de vifs mouvements. Falgrinn regarda Bal, haussa les épaules et se dirigea vers l'immense cheval de trait qu'il attela au chariot, faisant attention de ne pas trop le secouer.

                Ravelin aida Raveena à se redresser et la serra contre lui avec force, plongeant son visage dans son cou où il laissa sortir un long soupir. Raveena écarquilla les yeux puis elle sourit et lui rendit son étreinte.

                -Nous devons y aller, dit-elle, sachant qu'Assan allait s'échauffer s'ils ne repartaient pas au plus vite. Elle avait lu dans ses yeux, en rentrant dans le chariot, bien plus que le guerrier n'aurait voulu. Elle avait vu sa tendresse et son soulagement. Ainsi que les restes de sa terreur. Tio lui importait plus que sa propre vie.

                -Comment avez-vous trouvé la force de lui pardonner ? murmura Ravelin, pas remis du choc. Ce fou a essayé de vous tuer. Il vous étranglait sans le moindre remord.

                -Cela est faux, le contredit-elle. Il y avait des remords. Et de la peur. Vous auriez agi pareil, n'en doutez pas, pour me protéger. Je n'aurai pas dû user du nom du Corbhomme avec autant de désinvolture. Maintenant, faites-moi plaisir, ne parlons plus de cela, soyez courtois avec Assan, sellez Feu-Roux et partons. Le mal approche.

                Ravelin soupira.

                -Je crains qu'il me soit difficile d'accéder à votre deuxième demande.

                -Je vous serai gré d'essayer.

                Il acquiesça et se détacha d'elle. Bal avait déjà sellé Feu-Roux pendant qu'ils discutaient et il n'eut qu'à monter en selle. Alors qu'il tendait la main à Raveena pour la prendre avec lui, Noirnuit s'approcha d'eux au petit trot.

                -Montez avec lui, proposa Assan, feignant de ne pas remarquer la tension qui habitait les épaules de Ravelin. Vous avez besoin de repos. Et lui de quelqu'un pour veiller sur lui.

                -Vous laisserez cette tâche à d'autres ? sourit Raveena. Assan ne la regarda pas, encore honteux de ses actes.

                -Vous m'avez pardonné alors que tout vous indiquait de me haïr et de me craindre. Vous avez parlé d'amour et de confiance alors que j'avais agi avec méfiance et violence. Vous êtes comme lui, Raveena et bien plus que moi vous comprenez ses paroles. Allez avec lui. Je vous fait confiance pour le veiller.

                -Je sais que vous êtes bien meilleur que vous ne le pensez, Assan. Vous valez mieux que la folie guerrière qui a guidé vos actions jusqu'à aujourd'hui. Peut-être je m'avance en l'affirmant mais, je pense, que vous l'avez réalisé lorsque vous avez sauvé le Corbhomme des Dévoreurs.

                -Vous êtes clairvoyante, reconnut Assan.

 

                Hautsvents se dressaient devant eux, froide, morte, en ruines. Ils restaient, hébétés, à regarder l'ancienne capitale, autrefois si florissante et puissante, devenue rien de plus qu'un amas de pierres grisâtres. La végétation avait déjà repris ses droits sur la civilisation et, ici et là, herbes et broussailles lacéraient les murs. Les bâtiments ne tenaient plus debout, jetés à bas par une force impérieuse, achevés par les entrelacs qui les perçaient. Au loin, perché sur les hautes falaises habitées qui devaient son nom à la ville, le Palais du Roi, miraculeusement épargné, veillait sur les débris, tel la pierre surmontant la terre retournée d'une tombe.

                -Le Cobhomme doit s'être trompé, dit Ravelin. Il n'y a rien ici, hormis la désolation.

                -Il ne se trompe jamais, assura Assan. Le guerrier fit volter Noirnuit et s'arrêta près du chariot. Tio ne s'était réveillé qu'épisodiquement lors des dernières semaines où le convoi avait quitté les landes pour s'engager dans la montagne. Assan ne s'était pas inquiété. L'Immortel rassemblait ses forces pour l'ultime combat contre les Dévoreurs.

                -Le Commandeur assure que tu t'es trompé, tête de piaf, rit Assan quand Tio sortit du chariot. Les autres lui jetèrent un regard surpris. Assan n'avait jamais fait preuve d'autant de familiarité envers l'Immortel devant eux.

                -N'ayez crainte, Commandeur, sourit Tio en acceptant la main du guerrier pour monter en selle. C'est bien ici, à Hautsvents, que tout sera fini, en bien ou en mal.

                -Et bien, allons-y.

                Ils laissèrent le chariot derrière eux, trop encombrant. Le Grand Dévoreur était sur leurs talons, ils le sentaient. La rapidité serait leur salut.

                -Et maintenant, murmura Assan à l'oreille de l'Immortel, que fait-on ?

                -Je n'en sais rien, avoua Tio. Le guerrier le sentit se tendre contre lui. Se retournant, il avisa les nuages de sang qui dégringolaient de la montagne, avalant la route qu'ils venaient d'emprunter, le chariot qu'ils avaient abandonné, ne laissant rien sur leur passage. Noirnuit s'agita et son affolement se propagea aux autres chevaux, détournant l'attention de leurs cavaliers vers l'arrière.

                -Par les Immortels moribonds, lâcha Ravelin.

                Un rugissement terrible se fit entendre et la montagne trembla. Les chevaux cabrèrent. Alors le premier Dévoreur sortit des nuages. Il était énorme, cachant le soleil à leur vue, tout en écailles, en crocs et en griffes, tout en masse, en grandeur et en horreur. Il rugit à nouveau, leur promettant l'engloutissement.

                -Bah mince alors ! jura Falgrinn. Tire Bal ! Tire !

                -Cela ne sert à rien ! hurla Assan au moment même où la flèche de l'archer se fracassait sur la carapace du Dévoreur. Un acte guidé par la peur ne saurait les percer !

                Une autre tête sortit des nuages et ils sentirent la terreur enfler en eux.

                -Repoussez-la ! s'écria Tio. Il se dressa sur la croupe de Noirnuit et étendit ses ailes. Le vent s'y engouffra, les tendant derrière lui, mais il resta droit et fier.

                -Nous nous battrons contre votre malveillance ! Ici où nous avons autrefois perdu, nous vous vaincrons !

                Les Dévoreurs crissèrent en concert dans un ricanement malveillant. Tio se tourna vers ses compagnons. Il ôta sa coiffe et les transperça de ses yeux inhumains. Alors ils sentirent le courage leur revenir en le voyant, lui, le dernier des Immortels, flambant de pouvoir.

                -Il nous faut nous barricader dans le Palais. Je sens que ce lieu cache l'élément manquant à mes visions. Mais les Dévoreurs sont là et la lutte s'annonce ardue !

                -Allez ! cria soudain Assan en lançant Noirnuit au galop. Il nous faut atteindre cet endroit ou périr ici, terrassés par notre peur. Je refuse de mourir sans me battre.

                -Suivez-les, ordonna Ravelin. Les chevaux s'élancèrent sur l'étroit chemin sinueux qui conduisait à Hautsvents. Le terrible combat qui avait opposé les Immortels aux Dévoreurs, cinquante ans plus tôt, avait ravagé le paysage, détruisant les grandes routes et nombre de gravats se dressèrent sur leur chemin, les ralentissant. Les Dévoreurs, eux, avalaient tout ce qu'ils trouvaient devant eux.

                Les chevaux cavalaient d'autant plus vite, poussés par leur peur, pressés par leurs cavaliers. Soudain la monture de Bal trébucha et un craquement sinistre retentit. La bête n'avait jamais eu des jambes destinées à un terrain accidenté. Dans un hennissement d'agonie, elle chuta dans le vide, emportant son cavalier avec elle.

                -Bal ! s'affola Falgrinn. Il emmena son gros cheval au bord de la falaise et de nombreux pans de roches tombèrent dans le précipice. La main du géant se referma sur le bras de l'archer et le tira vers lui. Ses muscles saillirent et son cheval renâcla violemment lorsque le sol s'effrita sous lui.

                -Lâche-moi ! ordonna Bal en sentant qu'il entrainait son ami. Falgrinn sourit sous sa barbe, le visage rouge et suant.

                -Jamais ! Si on meurt, c'est ensemble, bougre d'imbécile !

                Dans un cri démesuré, le géant rabattit son poids sur le côté, forçant sa monture à en faire de même et il ramena Bal sur la terre ferme. Un craquement se fit entendre et des fissures apparurent sous leurs pieds. Le cheval cabra, manquant d'éjecter les deux hommes alors que Bal grimpait tant bien que mal sur son dos.   

                -Avance, l'canasson ! s'époumona Falgrinn en donnant de grands coups de talons dans le ventre de l'animal. Le cheval souffla et bondit en avant. Ils galopèrent quelques instants sur un sol instable qui s'effritaient sous leurs poids combinés puis ils rejoignirent le reste du groupe qui s'était stoppé à l'entrée de la ville en ruines.

                -Que c'était héroïque, ricana Assan. On ne peut plus s'en repartir désormais.

                 Les Dévoreurs s'étaient stoppés, arrêtés par le vide qui s'étaient créés devant eux. Du pont de pierres, formé naturellement par le montagne, menant à Hautsvents, il n'en restait plus rien. Falgrinn se gratta la barde et marmonna :

                -Au moins, nous suivent plus. P'quoi se sont arrêtés ?

                -Les Dévoreurs ne peuvent se matérialiser dans le monde que s'ils ont quelque chose à avaler, leur apprit Tio. Ils vont réussir à passer, en dévorant la montagne jusqu'au fond du précipice et en remontant de l'autre côté. Mais ils ne pourront passer l'air. Nous avons gagné un peu de temps. Mettons-le à profit.

                Et tandis qu'ils s'en détournaient, les formes monstrueuses des Dévoreurs se délièrent en un dernier rugissement et ils s'en retournèrent dans les nuages de sang qui recouvrirent peu à peu la montagne, promesse inéluctable du mal en approche.

                Sans ménager leurs montures, ils galopèrent entre les maisons abattues, remontant l'ancienne Route du Roi menant au Palais qui se dressaient au sommet, sombre et imposant.

                -Si c'est cela notre salut, murmura Bal, je n'ose imaginer notre défaite.

                Falgrinn grogna et pressa sa monture. Ils se faisaient de plus en plus distancer par les puissants et véloces montures de leurs compagnons. Le cheval de trait ne pouvait rivaliser avec Feu-Roux et Noirnuit. Soudain la route se retrouva coupée par un amas de roches et d'herbes folles. Feux-Roux et Noirnuit sautèrent sans s'arrêter mais le cheval de trait pila, se cabra et refusa d'avancer.

                -Bon sang ! rugit Falgrinn en reprenant difficilement le contrôle de la bête.

                -Ils sont sur nous, annonça Bal. Le géant se retourna et frémit en apercevant les nuages de sang qui s'avançaient vers eux. Ils se condensèrent et des créatures cauchemardesques en sortirent. Elles étaient grandes de plus de trois mètres, recouvertes d'écailles, la gueule garnie de crocs et les pattes recouvertes de griffes. Elles sifflèrent et crissèrent en apercevant les deux Humains, leur promettant mille tourments.

                -Par les Immortels m'ribonds, souffla Falgrinn alors que sa monture devenait de plus en plus incontrôlables. Bientôt une vingtaine de créatures leur faisait face et d'autres arrivaient.

                -Bal ! Falgrinn ! fut lancé de l'autre côté de l'amas barrant la route. Falgrinn lui jeta un rapide coup d'œil. Il doutait que sa monture puisse le franchir. Il regarda Bal et un éclat de connivence traversa leurs yeux.

                -Allez-y, C'mmandeur. On va les r'tenir !

                -Vous allez vous faire tuer ! rétorqua Ravelin, plus près. Ce sont des Dévoreurs, soient-ils différents des mastodontes que nous avons arrêtés tantôt.

                -J'ai t'jours voulu taper du D'voreurs, C'mmandeur ! rit Falgrinn. Ils faisaient pleurer ma mère avec leur foutue désol'tion. J'lui avais promis de la venger.

                -Partez, Commandeur, renchérit Bal, positionné en hauteur. Ils nous rattraperont tous si personne ne les ralentit.

                Ils entendirent Ravelin jurer, la voix tremblante et Assan gronda quelque chose. Bientôt les sabots de Feu-Roux martelèrent les pavés dans un son de plus en plus lointain.

                -L'aurait pu nous souhaiter bonne chance, sourit Falgrinn en empoignant sa double hache.

                -Il a toujours été un grand sentimental, s'amusa Bal en encocha sa première flèche, serein. Tâchons de ne pas le décevoir. Nous devons avoir une mort digne d'être chantée dans le siècle à venir.

                -Le siècle ? Tu rigoles, j'espère ! Ce s'ra pour des milliers d'années ! hurla Falgrinn avant d'exploser de rire. Allez, l'canasson ! Sus à l'ennemi !

                Le cheval se jeta en avant, poussé par les talonnades de son cavalier et Falgrinn lança un cri de guerre en faisant virevolter sa hache dans les airs. Le choc fut rude, le cheval de trait se cabra, le torse empalé sur les cornes des Dévoreurs et Falgrinn abattit sa hache. Elle trancha les cous, fit gicler le sang et les Dévoreurs reculèrent, surpris et furibonds.

                -Ahaha ! rit Falgrinn en sautant à bas de sa monture agonisante. Z'êtes rien d'autres que des monstres plus laids les uns q'les autres. J'peux vous faire saigner. V'nez donc !

                Le premier Dévoreur qui lui sauta dessus fut abattu par une flèche entre les deux yeux. Les créatures se firent plus prudentes. Elles mugirent, enragées et tendirent leur pouvoir contre les deux Humains. Elles leur offrirent des chimères d'or et de femmes, de sureté et de vie, des rêves de grandeur et de gloire.

                Mais le géant balaya la masse de sa hache, se débattant contre les illusions qui peuplaient ses yeux éveillés, contre la peur et l'envie qui montaient en lui.

                -J'ai promis au C'mmandeur ! rugit-il en abattant le tranchant de son arme dans le cou d'un autre Dévoreur. Les flèches de Bal revinrent dans la bataille, porteuses des pensées de leur maître qui refusait de se plier, d'abandonner, de ployer devant la noirceur des Dévoreurs.

                Alors les Dévoreurs se retirèrent de leurs esprits et ils sentirent  leurs blessures. Ils hurlèrent de concert, désemparés face à cette soudaine et lancinante douleur que les illusions des Dévoreurs leur avaient cachées jusqu'alors.

                Bal tomba le premier, fauché en plein cœur par les griffes d'un énorme Dévoreur qui avait sauté par dessus le rempart formé par le corps de Falgrinn. Il tira sa dernière flèche dans son soubresaut d'agonie et la créature hurla quand elle lui traversa le crâne de part en part.

                -Joli coup, Bal ! mugit Falgrinn par dessus le vacarme des crissements et des rugissements. Très joli coup.

                Le géant leva les yeux au ciel, les larmes dégoulinant sur son visage noirci par le sang des Dévoreurs. Et, là-haut, dans le ciel recouvert de nuages de sang, il crut voir une éclaircie, un éclat de pureté qui lui ravit le cœur.

                Il sentit à peine les Dévoreurs le frapper de tous côtés, percer son corps de leurs cornes acérés, de leurs griffes et de leurs crocs cruels. Il leva sa hache au ciel. Un plus gros Dévoreur se tint devant lui, obstruant la lumière. Il tendit le bras et perfora le torse du géant, se frayant un chemin jusqu'à son cœur palpitant. Falgrinn hoqueta et le sang lui monta aux lèvres.

                -Toi, grogna-t-il, vais t'faire regretter.

                Dans un mouvement féroce, le géant se dégagea de la poigne du Dévoreur et recula de deux pas. Il ouvrit la bouche pour crier mais il n'en sortit que des gargouillis ensanglantés. Le Dévoreur ricana.

                -Vous perdrez, Humains, dit-il. Nous avalerons tout.

                -Avale-donc ma hache, fumier ! articula Falgrinn. Il abattit son arme avec les maigres forces qui lui restaient. Il ferma les yeux, chassant les ultimes larmes qui s'y étaient accumulées et sourit en pensant qu'il avait réussi à tenir son ancienne promesse. Bal l'avait oubliée, elle qui remontait à leur enfance passée ensemble dans les bas quartiers de Chardents ; ils mourraient ensemble, amis jusqu'à la fin.

                La hache décapita le Dévoreur qui s'affaissait en gargouillant abominablement, la surprise gravant un masque mortuaire sur son visage. Le géant chut à terre et n'y bougea plus. Le silence reprit ses droits. Falgrinn et Bal gisaient au milieu d'un carnage, emportant avec eux plus d'une dizaine des créatures.

                Les Dévoreurs ne purent s'approcher de leurs corps qui brillaient encore de leurs derniers instants remplis de sacrifice et d'amitié. Grinçant de colère, ils les contournèrent et montèrent vers le Palais, en quête de leur véritable proie.

 

                Les immenses portes du Palais du Roi se dressaient devant eux lorsque les bruits cessèrent. Alors ils comprirent que Bal et Falgrinn avaient péri devant les Dévoreurs. Ravelin poussa un cri de douleur et tira sur les rênes de Feu-Roux avant de dégainer, s'apprêtant à faire demi-tour, les yeux aussi fous que ceux d'Assan lorsque Mordeuse prenait le pas sur sa raison.

                -Ne faites pas cette folie ! l'arrêta le guerrier en attrapant la bride du hongre bai. Derrière le Commandeur, Raveena pleurait en silence, la tête dans le dos de l'homme et ses bras l'enserrant fermement, en une supplique muette de rester.

                -Ne faites pas que leur sacrifice soit vain, intervint Tio. Le bras armé du Commandeur retomba mollement le long de son corps et il baissa la tête, désespéré.

                -Je n'aurai pas dû les laisser m'accompagner, souffla-t-il, la voix entrecoupée par des sanglots qui en secouaient ses épaules.

                Dans la ville basse, les Dévoreurs continuaient leur ascension inexorable. Assan fit s'avancer Noirnuit vers la porte, pressant Feu-Roux de l'y suivre. Ravelin le laissa faire, amorphe et comme vidé de toute énergie.

                La herse était levée et le pont-levis abaissé. De près, le Palais était encore plus imposant. Les pierres énormes qui ne le composaient étaient à peine fissurées. Il semblait figé dans le temps, à les attendre.

                -Pas normal ça, maugréa Assan.

                -Il faut pourtant nous y rendre.

                -Je sais ! Les Dévoreurs sont sur nos fesses.

                Assan talonna Noirnuit et l'étalon s'engagea au galop sur le bois craquant du pont-levis, Feu-Roux à sa suite. Arrivé de l'autre côté, Assan sauta à bas de sa selle et claqua la croupe du cheval pour qu'il continue sa course jusqu'à la cour intérieure.

                -Descendez ! ordonna-t-il à Ravelin. Nous devons fermer les portes. Je vais tirer ce levier, à droite, et vous celui de gauche.

                Mais Ravelin ne réagissait toujours pas. Raveena lui secoua l'épaule. Le Commandeur ne fit que soupirer.

                -A quoi bon ? demanda-t-il, las et amer. Cet espoir que nous cherchons désespérément, ce n'est qu'une chimère. Les Dévoreurs sont sur nous et nul ne pourra les arrêter.

                -Par les Immortels moribonds ! s'étrangla Assan, fou de rage. Il attrapa le Commandeur par le col de sa tunique et le mit à bas de selle. Même lorsque son dos frappa violemment les pavés, Ravelin ne se défendit pas, se contentent de renvoyer un regard voilé aux yeux dorés d'Assan.

                -Réveillez-vous, fumier ! rugit le guerrier en le secouant. Êtes vous en train de me dire que Bal et Falgrinn sont morts pour rien ? Quel lâche vous faites ! Reprenez-vous, voyons ! Nous avons atteint le Palais du Roi. Il reste encore un espoir ! Bal et Falgrinn sont morts pour cela. Ne crachez pas sur leur mémoire !

                Comme le Commandeur ne réagissait toujours pas, Assan arma son poing et l'envoya sur la pommette de l'autre homme qui craqua sous le choc. Raveena cria mais un seul regard d'Assan la cloua sur la selle de Feu-Roux. Le guerrier jeta Ravelin au sol et s'appuya sur lui, rapprochant leurs visages.

                -Je me fous de vous, complètement, avoua Assan. J'ai même envie de vous trucider, c'est dire. Mais lorsque le Corbhomme allait mal, que je devais faire quelque chose et que je restai trop choqué pour agir, vous m'avez réveillé. Je paies ma dette. Dois-je vous frapper une nouvelle fois ou avez vous remis vos idées en place ?

                -Osez donc lever la main sur ma personne une seconde fois, cracha Ravelin, et je vous passe mon épée en travers du corps ! Levez-vous donc de moi, raclure !

                -Voilà qui est mieux, rit Assan. Prenez le levier de gauche. Les Dévoreurs arrivent et nous devons fermer cette herse.

                -Cela les arrêtera-t-il ? s'enquit Ravelin en se relevant doucement. Sa pommette enflait déjà et Assan se demanda s'il l'avait cassée.

                Tu n'as pas frappé assez fort, se désola Mordeuse, lui arrachant un sourire. Elle est seulement fragilisée.

                -Cessez de sourire, gronda le Commandeur. La situation ne s'y prête pas. Et répondez à ma question.

                -Selon vous, pourquoi ce Palais est-il encore debout et intact alors que Hautsvents est détruite ? Dois-je vous rappeler que ce lieu fut celui de la bataille finale, il y a cinquante ans ? Les Immortels ont lancé un sort sur ces pierres et, malgré leur disparition, il tient toujours. En combinant leurs forces, les Dévoreurs arriveront certainement à en venir à bout mais il leur faudra pour cela plusieurs jours.

                Ravelin acquiesça et les deux hommes se positionnèrent devant les leviers. Se faisant signe, ils poussèrent dessus de toutes leurs forces. Les leviers grincèrent, leurs mécanismes altérés par le temps et ne se baissèrent que de quelques crans.

                -Saleté, jura Assan, le visage rouge sous l'effort.

                Laisse-moi t'aider, souffla Mordeuse. Elle l'envahit doucement, le surprenant. Loin d'être le raz-de-marée qu'elle était habituellement, sa présence vint à lui par vagues montantes. Il sentit alors sa force décupler et il abaissa le levier d'un mouvement sec. Des bruits de chaînes grincèrent derrière la pierre et le bois mais la herse restait résolument levée.

                Les Dévoreurs montaient vers eux. Le sol trembla sous leur poids et des volutes de poussières tombèrent des portes.

                -Dépêchez-vous ! hurla Assan à Ravelin. Au même moment, le Commandeur, aidé de Raveena, réussit à abaisser le levier et s'écroula à côté, essoufflé. La herse trembla tandis que le mécanisme se mettait en route. Un des Dévoreurs mastodontes tendit la patte à l'intérieur des portes et les nuages de sang commencèrent à s'infiltrer dans le Palais.

                Enfin la herse s'abaissa en un sifflement aigu, tranchant le bras du Dévoreur qui hurla et se recula. Une lumière vive s'échappa des pierres du Palais, chassant les nuages de sang de ses murs, les rabattant de l'autre côté. Le sort des Immortels s'était mis en place.

                -Rejoignons le Corbhomme, fit Assan en se détournant des portes. Nous ne pouvons rien faire de plus.

                Ils retrouvèrent Tio dans la salle du trône. L'Immortel n'était pas seul. Il se tenait, immobile et tendu, devant le trône de marbre où trônait, majestueux, le spectre du Roi de Hautsvents. Assan dégaina Mordeuse sur le champ et se dressa en rempart entre le fantôme et Tio.

                -Qu'est-ce que cela ? gronda le guerrier. Le Roi le regarda avec grand intérêt.

                -Voilà ma délivrance, dit-il et ils furent surpris par la présence tangible de sa voix. Cette lame que vous portez serait à même de me transpercer, m'offrant un repos que j'attends depuis de longues années.

                -Vous êtes celui qui a trahi les Immortels, l'accusa Ravelin. Le Commandeur s'était figé lorsqu'il avait reconnu le spectre. Ils se ressemblaient étrangement, possédant la même ligne de mâchoire, la même carrure, la même noblesse de visage. Il était facile de s'imaginer le Roi tel qu'il avait été de son vivant. Il suffisait de lui donner l'ébène des cheveux du Commandeur et l'abysse de ses yeux.

                -Ah ! fit le spectre, ravi. Mon descendant est aussi ici. Tout se met donc en route.

                -Mais voilà pourquoi je ne peux pas vous blairer depuis le tout début ! s'exclama Assan. Ravelin déglutit. Son secret éventré, il se décida à s'expliquer :

                -Mon grand-père n'était pas un chroniqueur et un noble comme il en eut tant. C'était le propre frère du Roi.

                -Et comme le Roi n'a pas eu de fils, murmura Raveena. Elle n'ajouta rien mais tous finirent sa phrase dans leurs têtes. Ravelin pouvait prétendre au trône de Hautsvents.

                -J'ai enfin compris la raison de notre présence à Hautsvents et ce qu'il s'est réellement passé il y a cinquante ans, souffla soudain Tio, sortant de ses pensées. Vous nous avez trahi mais, devant l'horreur des Dévoreurs, vous avez réalisé votre erreur. Cet aspect de spectre, ces décennies à errer, mort et vivant, c'est du fait du Vieusage, n'est-ce pas ? Il serait facile de croire à une punition, une vengeance, un dernier acte d'un mourant trahi. Mais non. Le Vieusage a agi sur votre demande, Roi de Hautsvents.

                -Le Corbhomme est pareil aux légendes, sourit le Roi. Il comprend sans avoir besoin de poser des questions.

                -J'en poserai tout de même une car mes visions sont floues. Avez-vous vraiment l'Orbe ?

                -Je l'ai, répondit gravement le Roi. Je vous attendais, Corbhomme. Celui qui a trahi et le dernier des Immortels, unis, pour renvoyer les Dévoreurs d'où ils viennent.

                -Un Orbe ? intervint Assan. Tu ne m'as jamais parlé d'un Orbe.

                -Je le pensais perdu, détruit par le Roi lorsqu'il se serait aperçu qu'il ne pouvait user de lui.

                -Quel est son pouvoir ? s'enquit Ravelin qui s'avança enfin, suivi par Raveena. Il était évident que, sans le soutien moral de la jeune femme, il ne se serait pas approché de cet ancêtre qu'il ne savait s'il devait mépriser, haïr, admirer ou tout à la fois.

                -C'est un canalisateur, leur apprit le Roi. J'étais un adepte de la magie, l'un de ces rares Humains auxquels les Immortels accordent leur savoir. Pour moi, leur intérêt ne fut qu'un désir de me surveiller car j'avais déjà déchiffré ces mystères seuls. Je crains que ce ne fut cette arrogance qui me perdit. Quoi qu'il en soit, l'Orbre a canalisé pendant des millénaires la magie des Immortels. Il est l'artefact qui leur permet d'ouvrir un portail entre les mondes.

                -Et c'est pour lui que vous avez trahi, fit doucement Tio. Son ton n'était pas accusateur mais empreint de pitié. Le Roi se tassa sur son trône.

                -En effet, avoua-t-il. Je désirai ouvrir un portail vers le monde des morts. Mais j'en fus incapable. L'Orbre n'obéit qu'aux Immortels.

                -Pourquoi cette folie ? s'écria Raveena. Vous n'auriez déchainé qu'une armée de spectres sur notre monde !

                -Pour ma fille, se défendit le Roi et son visage émacié se para d'une immense tristesse. Ma chère enfant, mon unique descendance, ravie par la mort à son plus bel âge. Je ne désirai rien de plus que la revoir.

                -Et voilà où nous mènent les beaux sentiments, soupira Assan, méprisant.

                -Seulement lorsqu'ils sont pervertis, le reprit Tio. L'amour du Roi pour sa fille n'a pu souffrir de la mort de cette dernière, le Roi a refusé le deuil et a perpétré le mal.

                -Assez d'histoires du passés ! s'écria le Roi en se redressant vivement. Ses contours se délièrent et ils le virent tel qu'il était vraiment. Ni mort, ni vivant. Une âme en errance, décharnée, qui n'avait plus qu'une raison d'exister, le but qu'elle s'était fixée.

                -Je vais vous conduire à l'Orbe, dit le Roi. Suivez-moi.

                Il les survola et traversa le mur. Au même instant, le Palais trembla, ses fondements secoués par une force titanesque.

                -Que se passe-t-il  ? s'écria tout haut Ravelin qui avait manqué de tomber à terre tant la secousse avait été forte.

                -Ces fumiers ne peuvent entrer, devina Assan, alors ils essayent de casser la montagne. Ils y arriveront sans doute ! Nous devons nous hâter.

                Sans plus attendre, ils se précipitèrent à la suite du Roi et s'engagèrent dans les entrailles du Palais ébranlé par les coups des Dévoreurs.

                -Nous y voilà, annonça le Roi en s'arrêtant devant une lourde porte. Il la traversa sans plus tarder.

                -Est-ce ouvert ? s'enquit Ravelin.

                -Ya pas l'air, maugréa Assan en tentant d'ouvrir la porte, en vain. Le loquet restait obstinément fermé.

                Détruisons-la, proposa Mordeuse, prête à déployer sa puissance. Assan l'arrêta avant qu'elle ne le fasse. Tio venait de poser sa main sur son bras.

                -Essayez d'ouvrir, Ravelin, intimida-t-il en se tournant vers le Commandeur. Ravelin allait protester mais un seul coup d'œil aux iris blancs de l'Immortel et il se ravisa. Il y avait tellement de sagesse dans ce regard-là. Il ne pouvait douter du Corbhomme.

                A leur grand étonnement, la porte s'ouvrit sans problème devant lui et Assan renifla dédaigneusement.

                -De la magie, expliqua Tio quand Ravelin le questionna du regard. Le Roi a enchanté la porte pour que seul l'un de ses descendants puisse se rendre dans cette pièce. Un spectre n'aurait pu l'ouvrir.

                -Mais..., bégaya le Commandeur, figé sur le loquet. Comment...je veux dire...si je n'étais pas venu à la taverne ce soir-là pour ma patrouille ?...Et si je n'avais pas accepté de vous accompagner ?

                -Tout vient à point nommé, répondit tranquillement Tio. Je savais que vous auriez un rôle à jouer dans cette histoire, Ravelin, je vous l'ai dit. Quant à votre présence dans la taverne, ce fut une rencontre fortuite. Ne doutez pas qu'une vision m'aurait indiqué notre rencontre si nous nous y étions pas croisé.

                -Assez parlés, maugréa Assan et une secousse vint appuyer ses propos. Ils franchirent la porte et s'engagèrent dans les escaliers qu'ils trouvèrent juste après. Les torches s'allumèrent d'elles-mêmes sur leur passage.

                -Ce n'est pas naturel, murmura nerveusement Ravelin qui ne pouvait s'empêcher de tripoter les gardes de ses épées.

                -C'est magique, lâcha Assan avec flegme. Maintenant, avancez, qu'on retrouve le Roi et qu'on en finisse. Je n'aime guère me retrouver six pieds sous terre alors que le sol tremble et menace de s'effondrer.

                -Vous y gagnerez à être aimable, gronda Ravelin. Assan ne releva pas et les deux hommes reprirent leur route, accélérant le pas pour rattraper Tio et Raveena.

                Je ne comprends pas pourquoi cet homme est encore en vie, soupira Mordeuse. Même sans ma rage, tu le détestes.

                Je ne vais pas me mettre à couper toutes les têtes qui ne me reviennent pas. Je ne pense pas que Tio soit d'accord avec nous pour accepter que ce serait l'action d'un héros.

                Le rire de Mordeuse emplit son esprit.

                Nous sommes arrivés, l'informa-t-elle en se retirant. La pièce était petite et sentait le renfermé. Assan ne s'y serait jamais attardé si ce n'était l'objet blanc et brillant qui trônait sur un piédestal, reposant sur un velours vieilli par l'âge, recouvert d'une couche de poussière si épaisse qu'on n'en distinguait plus la couleur. Mais l'Orbre, lui, ne présentait aucune saleté.

                Tio le prit délicatement en main. L'Orbre pulsa et l'Immortel poussa un bref cri, les yeux écarquillés sous le choc. Il chut à terre mais Assan était déjà à ses côtés et le retint avant qu'il ne touche le sol.

                -Que se passe-t-il encore ? s'écria Ravelin, visiblement à bout de nerf. Assan compatit une fraction de seconde. L'homme était en deuil et il devait faire face à des situations qu'il n'aurait jamais imaginé.

                -Asseyez-vous et soufflez un peu, lui conseilla-t-il en s'installant contre un mur, Tio avachi contre lui. Il a une vision particulièrement forte. Je n'en suis pas sûr mais je jurerai qu'il communique avec l'Orbe.

                -L'Orbe n'a jamais réagi avec moi, souffla le Roi qui venait de réapparaître brusquement. Il tourna ses orbites vides vers Assan.

                -Et il n'est pas le seul que l'Orbe a appelé, gagea-t-il. Assan fronça les sourcils puis blanchit en comprenant soudainement. Il sentait un trou dans son esprit, un vide, une présence en moins. Mordeuse n'était plus là.

                -Qu'avez-vous fait ?!

                -Moi ? releva le Roi, sincèrement surpris. Rien à part vous mener ici. L'Orbe est un artefact très puissant et très ancien. Il agit de lui-même. Mais j'ai une théorie.

                -Laquelle ? s'enquit Raveena. Mais le spectre resta silencieux, les yeux perdus dans le vide, contemplant l'Orbe sans réellement le voir. La jeune femme haussa la voix :

                -Allons donc, ne restez pas muet !

                -N'avez-vous jamais trouvé étrange que les Immortels qui sont des esprits avant d'être des corps puissent périr ? Les Dévoreurs ne peuvent les avaler ; c'est pour cela qu'ils sont si acharnés à être leurs ennemis.

                -Vous voulez dire, réalisa Raveena, que les Immortels seraient enfermés dans l'Orbe ?

                -Quel esprit ravissant, murmura le Roi, distrait. Mais je m'égare... Je pense que, oui, les Immortels, une fois leur corps terrestre et leur forme astrale détruits, ne disparaissent pas. Ils perdent juste leur capacité à se mouvoir et à exister comme créature visible et capable d'interactions. Mais leur esprit, lui, survit et perdure. Toutefois il serait illogique de croire qu'il peut perdurer comme cela, sans aucune accroche nulle part. Cette accroche, c'est l'Orbe. Un artefact si puissant qu'il peut contenir les esprits des Immortels. Vous rendez-vous compte du pouvoir qu'il représente ? Ma plus grande damnation est certainement de devoir le regarder sans pouvoir l'utiliser.

                -Donc, intervint Ravelin, si je résume bien, le Corbhomme est en train de parler avec les esprits défunts des Immortels ?

                -C'est cela, oui, confirma le Roi.

                -N'avez-vous pas parlé de vision ? demanda le Commandeur en se tournant vers Assan. Le guerrier lui jeta un regard vague. Ses yeux étaient bleus et ses pupilles noires.

                -Mordeuse est partie aussi, murmura-t-il. Il cligna des yeux et sembla reprendre contenance.

                -Nous autres, Humains, avons mal interprété les visions des Immortels. Ce ne sont pas que des fragments du futur. Une vision est avant tout un voyage dans le Monde Astral en quête de réponses à des questions qui ne peuvent être résolues sans une connaissance plus grande.

                Assan regarda Tio qui gisait dans ses bras, comme endormi.

                -Les Immortels se sont rassemblés pour trouver le dénouement de cette histoire, dit-il en resserrant ses bras. Quand le Corbhomme reviendra, nous saurons ce que nous avons à faire. Mais pour l'heure, tâchons de profiter de cette attente pour nous reposer.

                -C'est le calme avant la tempête, soupira Ravelin.  

4: Partie IV
Partie IV

                Ã¢â‚¬â€¹Lorsqu'il avait touché l'Orbe, Tio s'était retrouvé propulsé jusqu'au Monde Astral. Il avait vaguement l'impression d'avoir crié avant de partir, surpris par la force du transfert et il espérait qu'Assan avait compris de quoi il en retournait.

                -Espérons-le d'autant plus que je suis aussi ici.

                Tio sursauta et fixa Mordeuse avec surprise. Puis son visage s'apaisa en un doux sourire et il tendit la main vers elle.

                -Allons ensemble, ma sœur, car ce sont les nôtres qui nous appellent, ici, dans l'Orbe, le siège de nos esprits éternels.

                Mordeuse hésita, des sentiments contradictoires altérant ses traits. Elle aspirait grandement à rejoindre Tio et être considérée comme une Immortelle. Mais elle était née dans la solitude et sa peur s'était transformée en rage. Seul Assan avait pu l'en sortir. Lui seul l'avait touchée.

                -Ne doute plus, Mordeuse. Lorsque vous êtes venus me sauver, Assan et toi, vous avez balayé le gouffre qui vous séparait. Désormais unis, vous vous complétez et la rage qui vous guidait n'a plus lieu d'être.

                -Mais Assan n'est pas là, contredit Mordeuse.

                -En effet. Mais il est Humain et il n'est pas dans sa nature de se rendre dans le Monde Astral. Je crains qu'il ne puisse que veiller sur nos corps tandis que nos esprits sont dans l'Orbe. Allons, ma sœur, prends ma main. Le Vieusage nous appelle.

                -Je voulais qu'Assan te tue, avoua Mordeuse. Je sais désormais que c'est parce que je ne comprenais pas l'émoi que ta présence me causait. Je te reconnaissais comme mon frère, sans le savoir, et j'ai toujours réagi à la peur par la colère.

                Mordeuse prit la main de Tio.

                -Plus maintenant, sourit-elle. Tio la guida au sein du Monde Astral de l'Orbe. Elle s'en émerveillait car il était tout en lumière et en beauté avec nul nuage de sang pour l'entacher.

                -Cet endroit est protégé des Dévoreurs ! rit Tio. Il était magnifique, ses ailes déployées dans toute leur envergure, sa forme astrale éblouissante en ce lieu de pouvoir. Mordeuse se sentit insignifiante devant lui mais il balaya ce sentiment par un simple sourire.

                Et soudain ils ne furent plus seuls. Mordeuse s'étrangla quand les esprits des Immortels décédés affluèrent dans son esprit. Ils n'étaient pas envahisseurs comme elle avait pu l'être avec Assan, à essayer de le contrôler, de le plier à sa volonté. Ils étaient juste là, à effleurer son esprit, tout en douceur et en amour.

                -C'est ainsi que nous étions avant les Dévoreurs, lui apprit Tio qui pleurait et souriait tout à la fois. Ce fut pour moi une terrible déchirure lorsqu'ils disparurent.

                -Tu dois être heureux.

                -Je le suis mais, Mordeuse, il manque l'une de nos sœurs. L'Harmonifille veille encore sur la clairière de l'espoir, dans le Monde Astral corrompu par les Dévoreurs. N'oublions pas ce que nous devons sauver.

                -Je n'oublis pas, affirma Mordeuse. Assan est resté là-bas.

                Une présence plus imposante que les autres les tira de leur conversation et ils tournèrent la tête vers le nouveau venu. Le Vieusage s'avançait. Lorsqu'il tourna son regard ancestral vers eux, Mordeuse s'y perdit. Elle remarqua à peine que Tio s'inclinait devant celui qui était le plus ancien des Immortels.

                -Bienvenue, dit le Vieusage et sa voix roula tout autour, faisant silence. Bienvenue à toi, petite sœur, si longtemps perdue. Mordeuse n'est pas un nom qui sied à une Immortelle mais je sens que tu l'aimes car il te fut donné par un être cher alors que personne ne l'avait jusqu'alors fait. Mais sache néanmoins ton nom secret qui ici, dans l'Orbe, peut être prononcé sans danger.

                -Naë, murmura Mordeuse, figée par la connaissance qui venait de germer en elle. Elle sentit un courant de pouvoir la traverser de part en part et ferma les yeux sous sa force. Quand elle les rouvrit, Tio la regardait avec fierté.

                -Te voilà réellement une Immortelle, Naë ! Tu ne seras plus jamais seule.

                -Oui ! dit-elle, farouche. Car nous vaincrons les Dévoreurs ou nous périrons tous ; et le monde avec nous.

                -Cette enfant parle avec fougue, la reprit le Vieusage. Mais ses paroles sont empreintes de vérité. Nous n'avons plus le choix.

                Le Vieusage se tourna vers Tio et le regarda avec tristesse. Le Corbhomme se raidit, incertain quant à la suite.

                -Ce que je vais te demander, mon cher frère, me désole. Nous n'avons néanmoins pas d'autre alternative.

                -Quelle mission m'incombe ?

                -Tu dois ouvrir un portail vers le Vide d'où viennent les Dévoreurs et les y renvoyer. Ils se battront contre ça, n'en doute pas, et refuseront de passer.

                -Alors, comprit Tio, je devrais également ouvrir un portail vers l'Absolu d'où nous avons émergé. Et nous devons nous y rendre. Notre départ forcera celui des Dévoreurs.

                Une vague d'acquiescement le traversa.

                -Toutefois, qu'en est-il de l'espoir protégé par l'Harmonifille ? Qu'adviendra-t-il des Humains ? Ma sœur m'a indiqué de leur apporter connaissance et savoir. Je n'ai réalisé cela !

                -Apaise ton cœur, petit frère. Tu n'as pas échoué. Tu as réuni les deux Humains qui représentent l'espoir de leur race. Tu leur as ouvert les yeux, offert la vérité. Tu les as poussé à penser d'abord avec amour et confiance et non méfiance et colère. Tout ce qu'il reste à faire, c'est renvoyer les Dévoreurs et leur offrir une nouvelle chance. Une nouvelle ère sans Dévoreurs, ni Immortels. C'est le prix que nous avons à payer pour les sauver car nous les aimons plus que tout.

                -Et Assan ? s'étrangla Tio. Quel est son rôle à lui ?

                -Je ne l'abandonnerai pas ! s'écria Mordeuse qui ne pouvait plus se contenir. Je préfère encore que l'on me retire mon nom.

                -Je ne sais quelle est la destinée de cet Humain-ci, reconnut le Vieusage. Il est libre de choisir.

                -Alors nous lui ferons part de ce choix et la décision lui reviendra.  

                Le Vieusage acquiesça. Brusquement un vent de panique souffla parmi les Immortels.

                -Hâtez-vous ! pressa le Vieusage. Les Dévoreurs sentent que l'Orbe s'est réveillé. Ils vont attaquer avec force pour tenter de briser nos dernières défenses. Le temps presse.

                -Viens ma sœur, fit Tio en attrapant la main de Mordeuse. Sans plus tarder, ils filèrent vers le passage que le Vieusage avait ouvert et quittèrent l'Obre.

               

 

                Si quitter l'Orbe et retrouver son corps fut facile, le réveil s'avéra douloureux. A nouveau seul, coupé des autres Immortels, l'affliction prit d'assaut le cœur de Tio et il la laissa éclater en des sanglots si forts que son corps trembla sous leurs assauts. Depuis sa vision sur le toit de l'auberge à Chardents, il croyait son peuple décimé jusque dans leurs esprits par la haine ardente des Dévoreurs. Apprendre qu'il n'en était rien alors qu'il avait perdu tout espoir le laissait pantelant, submergé par ses émotions à fleur de peau.

                 Les bras puissants d'Assan se resserrèrent sur sa taille. Rasséréné par ce contact, Tio inspira quelques bouffées d'air et réussit à apaiser sa peine. Il se tourna vers le guerrier et lui sourit doucement, se voulant rassurant.   

                -Mordeuse m'a tout raconté, lui dit Assan. Il attrapa distraitement l'une des mèches de Tio et la tortilla entre ses doigts.

                -Je suis prêt, assura-t-il. Les yeux de Tio s'écarquillèrent et il ouvrit la bouche. Assan coupa court à toute contestation d'un seul regard. Tio referma la bouche sans avoir énoncé un seul mot, s'inclinant devant son choix. Il connaissait assez Assan pour savoir qu'il n'avait pas agi sur un coup de tête. Le guerrier se releva et tendit la main à Tio pour le redresser. Une nouvelle secousse manqua alors de les renvoyer à terre et Assan jura.

                -Sortons, grogna-t-il. J'ai plus qu'envie d'aller leur faire tâter de mon poing à ces fumiers.

                -Que devons-nous faire ? s'enquit Ravelin. Le Commandeur se tenait à quelques pas. Il était resté silencieux durant leur échange mais ses yeux fourmillaient de questions que seule la bienséance avait retenues. Sans mot dire, Tio enroula l'Orbe dans le velours sur lequel il avait reposé et se dirigea vers la sortie. Le regard de Ravelin se fit insistant.

                -Je ne peux vous dire mon plan, se défendit l'Immortel. Car les Dévoreurs ne doivent en avoir conscience.

                -Il y a bien quelque chose que nous pouvons faire, intervint Raveena, sortant de son mutisme. Tio la regarda et un éclair de compréhension passa entre eux. La jeune femme se doutait du sacrifice qu'il s'apprêtait à faire. Ses yeux se firent suppliants, quémandeurs, demandant un démenti à ce qu'elle craignait comprendre. 

                -Je vais avoir besoin de temps pour le mettre en place, éluda Tio en détournant la tête.

                -Nous vous le donnerons, assura Ravelin. Le Commandeur avait conscience que Raveena  était au bord des larmes et il n'en comprenait pas la raison. Toutefois ils étaient en guerre, les Dévoreurs à leur porte et ils ne pouvaient perdre de temps. Déjà deux de ses amis étaient morts dans ce voyage, cette quête dans laquelle le Corbhomme les avait entraîné. Cela était assez.

                -Ces créatures ont tué Bal et Falgrinn, rajouta-t-il en serrant les poings, la mâchoire grinçante, soyez sûr que je n'aurai pas peur d'elles. Ma lame tranchera. Il n'est pas bon de me mettre en colère.

                -C'est ma réplique, Commandeur, se moqua Assan. Ravelin expira bruyamment et lança au guerrier un regard mi-figue, mi-raisin. Assan retroussa les lèvres en une mimique agressive de sourire.

                -Vous m'enjoignez au calme, vous ? ironisa Ravelin. Assan haussa les épaules.

                -On va avoir besoin de tout votre talent, Commandeur, expliqua-t-il, et il ne se dévoile pas sous le coup de la colère.

                Ravelin acquiesça sèchement. Ses lèvres se tordirent et un léger remerciement s'en échappa. Assan leva un sourcil. Il n'en attendait pas autant.

                Le rire claire de Raveena s'éleva alors et ils se tournèrent tous vers elle. Elle posa sur eux des yeux amusés et attendris. Les deux hommes détournèrent la tête et bougonnèrent en concert, déclenchant de nouveaux gloussements. Cette fois-ci, Tio se joignit à elle.

                -Je ne vais pas rester à vous regarder, énonça avec calme la jeune femme quand le sérieux revint dans la pièce. Ravelin se tourna vivement vers elle, prêt à lui ordonner le contraire, mais elle le cloua sur place d'un regard noir. Contrit, il baissa les yeux et ne dit rien.

                Raveena se tourna vers le Roi et resta interloquée devant le spectacle qu'il donnait. Le spectre tournait autour de Tio, le visage désolé, émettant parfois quelques suppliques quant à laisser l'Orbe dans la pièce tout en se fustigeant lui-même.

                -J'aurai espéré qu'il nous aide, murmura la jeune femme, déconcertée par la soudaine folie du spectre.  A ces mots, le spectre se figea.

                -Je peux, se réveilla le Roi. Il pointa le plafond du doigt. Il y a des trébuchets qui fonctionnent encore. Si vous savez les armer, j'enchanterai les projectibles. Les Dévoreurs ne vont pas aimer cela.

                Le Roi ricana. Son visage se creusa, dévoilant un crâne fantomatique et les yeux du spectre se teintèrent d'un blanc d'outre-tombe.

                -Non, non, répéta-t-il, ils ne vont pas aimer. Venez !

                Le spectre s'envola vers le plafond et le traversa sous le regard ahuri +de Raveena.

                -Quel fabuleux coéquipier, soupira-t-elle en s'engageant dans les escaliers. Ravelin l'y suivit après s'être assuré que Tio n'avait pas d'ordre particulier à lui donner.

                -Repoussez-les de toute votre force, lui avait simplement demandé l'Immortel. Une fois qu'ils eurent disparus, Assan se tourna vers Tio.

                -Tu aurais dû leur dire, lui dit-il. La maigre joie que le rire que Raveena avait réussi à faire revenir sur son visage le quitta et il détourna les yeux. Assan tapota gauchement son épaule, en manque de mots assez forts pour le rassurer.

                -Cette connaissance n'aurait fait que les déconcentrer, soupira Tio. Et nous n'avons pas le droit à l'erreur. Allons ! Ils ont leur tâche et nous la nôtre.

                L'Immortel serra l'Orbe contre lui, un air déterminé peint sur le visage.

                -Montons jusqu'au sommet du donjon. Il va me falloir un accès direct au ciel pour entreprendre ce qui doit être entrepris.

 

                Si de l'extérieur, le Palais du Roi semblait avoir été épargné par la guerre et le temps, au contraire de la ville de Hautsvents, cet aspect hors du temps était encore plus vivace entre ses murs. Il y avait peu de crevasses ou de fissures et les seules mauvaises herbes serpentaient aux pieds des épais remparts en de petits touffes discrètes. Quant aux  trébuchets promis par le Roi, ils étaient entiers et prêts à l'emploi. Postés sur les remparts intérieurs, leur portée permettait de viser jusqu'en bas de l'allée menant au Palais. Raveena caressa distraitement le bois lisse de l'une des armes. Son regard s'attarda sur les lourdes pierres rondes qui s'entassaient dans un coin. Elle grimaça ; leur poids lui semblait conséquent. Armer les machines de siège allaient s'avérer compliqué.

                -Par quelle miracle ces trébuchets n'ont-ils pas pliés sous l'assaut du temps?

                -Tout comme moi, susurra le Roi qui voletait à quelques mètres au-dessus d'elle, le Palais n'est ni mort ni vivant.

                Le spectre tourna la tête, regardant par dessus les créneaux. Un bruit de cavalcade se faisait entendre.  Raveena se pencha à son tour et hoqueta en apercevant Ravelin traverser la cour centrale monté sur un Feu-Roux bardé de fer qui allait bon train malgré l'équipement qui le recouvrait des naseaux à la queue.

                -Mon descendant a trouvé l'armurerie, commenta le Roi. Qu'il se serve donc, tout lui revient. Tout ; les armes, la ville et le Palais. Même ma couronne qui refroidit aux côtés de mon trône.

                -A quoi sert un royaume sans peuple?

                -Il ne tient qu'à vous d'y faire revenir le peuple.

                 Le Roi tournoya autour du trébuchet près duquel elle s'était arrêtée. Impatient et excité, il haussa la voix :

                -Allons donc ! Notre présente affaire ne concerne pas l'avenir de ce royaume mais la bataille pour le gagner.

                -Vous avez raison. Que dois-je faire ?

                -Prenez ceci, fit le Roi en pointant du doigt les boulets. Raveena ramena avec difficulté l'une des pierres. A ce qu'elle comptait, elle avait exactement quinze projectibles ; quinze tirs.

                -Espérons que cela soit suffisant.

                -Ne pensons pas à ces futilités ! Mettez le boulet dans la poche. Attention au levier ! Une fois activé, la huche fera contrepoids et enverra le boulet.

                -Je n'avais jamais vu un trébuchet jusqu'alors, lui rappela Raveena en effectuant ses directives. Comment voulez-vous que je sache l'utiliser ?

                La jeune femme jeta un dernier regard vers la cour centrale puis se concentra sur sa tâche. Penser à Ravelin ne ferait que l'en détournait. Quand bien même fonçait-il vers les Dévoreurs, seul et seulement armé de ses deux épées, elle ne devait pas y penser.

                Juché sur Feu-Roux, Ravelin avait senti le poids de son regard sur lui. Il avait arrêté sa monture et levé la tête mais déjà Raveena n'était plus visible. La peur broyait le ventre du Commandeur. Feu-Roux la sentait et sa nervosité en était décuplée, d'autant plus qu'il n'était en rien à l'aise avec l'armure que Ravelin avait déniché dans l'armurerie.

                -Allons, allons, le rassura le Commandeur en muselant sa peur. Tu te fais vieux, mon ami, je le sais. Une dernière charge ; c'es tout ce que je te demande.

                Il talonna Feu-Roux et le cheval partit au petit trot. Ravelin se savait aller à la mort. Mais il se devait de le faire. Le Palais ne tiendrait plus très longtemps, ébranlé comme il était par les Dévoreurs. Il fallait leur donner une distraction le temps que le Corbhomme fasse ce qu'il devait faire avec l'Orbe.

                -Je ne faillirai pas, promit Ravelin en dirigeant Feu-Roux dans les escaliers menant aux premiers remparts. Le cheval renâcla mais son cavalier l'y fit s'y engager. 

                -Pour mes amis morts au combat, chers, chers Bal et Falgrinn, dévoués et courageux compagnons.

                Feu-Roux sauta avec dextérité la dernière marche. La volonté de son cavalier le transcendait et le feu du combat embrassa ses veines, lui donnant une nouvelle jeunesse. Un simple claquement de langue le mit au galop et il chargea en un hennissement tonitruant.

                -Pour ma belle Raveena que je marierai si je survis à ces heures de tourmente.

                Feu-Roux prit poids sur ses postérieurs et leva ses antérieurs. En une poussée monumentale, cheval et cavalier passèrent par-dessus les remparts. Ravelin dégaina ses épées et les pointa au ciel.

                -Et pour l'espoir que le Corbhomme a ramené en ce monde ! cria-t-il tandis que Feu-Roux s'envolait pour se réceptionner lourdement sur le sol. Craignez mes lames, Dévoreurs, car mon cœur est preux et ma volonté d'acier. Je ne faillirai pas !

                Son hurlement se perdit dans les crissements que les Dévoreurs poussèrent en le voyant arriver sur eux. Devant la lumière qui illuminait son âme, ils ne purent rien contre lui et les nuages  enflèrent et grossirent, crachant contre le Commandeur une horde de monstres avides de son sang.  

                Enflammé par sa fureur guerrière, Ravelin les accueillit du tranchant de ses lames et leur assaut se fracassa sur sa garde inébranlable. Il en décapita un, trancha les membres d'un second, taillada le torse d'un troisième ; il dansait un ballet mortel autour duquel les Dévoreurs tournoyaient sans en trouver la moindre ouverture. Et quand ils le firent, car ils étaient légion contre un seul, Feu-Roux cabra et rua, mordit et brisa et ses sabots ferrés fracassèrent crâne et griffes. Soudain un sifflement se fit entendre et un boulet atterrit dans la masse de nuages qui explosèrent sous l'effet du sort du Roi, déclenchant des hurlements teintés de douleur.           

                Alors les Dévoreurs reculèrent et Ravelin sentit l'allégresse gonfler son cœur. Puis ses palpitations tournèrent en horreur, l'allégresse fut chassée par la peur, la charge brisée par le nombre et les Dévoreurs grossirent et enflèrent tant et tant que leurs ombres malveillantes recouvrirent cheval et cavalier.

                Feu-Roux pila et cabra de terreur, figure horizontale face à un mur de noirceur. Ravelin le talonna, soudain pressé par la crainte mais refusant de s'y laisser aller, mais le cheval secoua la tête, renâclant à obéir et il enchaîna pas en arrière et ruades sauvages, rendant difficile à son cavalier de tenir en selle. Un ricanement s'éleva de la masse des Dévoreurs et ils s'avancèrent, prêts à engloutir le guerrier solitaire qui avait osé se dresser face à eux.

                Une lumière jaillit dans l'obscurité et Ravelin sentit une présence le soutenir, l'empêchant de sombrer.

                Tenez bon, Commandeur, fit une voix féminine, douce et harmonieuse. Tant de choses dépendent de votre courage. Tenez bon !

                -Qui êtes-vous ?! hurla Ravelin.              

                Je suis l'Harmonifille, l'apaisa-t-elle. Vous n'avez pas à me craindre. Je suis venue vous aider.

                -Mais...et la clairière de l'espoir ? s'affola le Commandeur, ses pensées se perdant dans des tourbillons de détresse.

                Les Dévoreurs sont ici, lui apprit l'Immortelle. La clairière aussi. Elle n'était qu'un reflet éphémère dans le Monde Astral. Désormais elle s'est matérialisée en le monde. Car vous y croyez, Ravelin ; vous et Raveena, et Assan, et mon frère le Corbhomme. Vos amis sont morts pour cet espoir. Ils y croyaient assez pour lui donner leur bien le plus cher.

                -C'est donc ici que la défense doit se faire ? résuma Ravelin qui avait retrouvé son sang-froid, immobile face aux Dévoreurs qui l'entouraient de toutes parts. Mais comment faire pour combattre, sans vaincre toutefois car je n'en aurai la force, une telle malveillance ? Je ne suis qu'un homme, mortel et sans magie, seulement armé de mes épées et de ma vaillance.

                Avec un peu d'aide, cela suffira amplement, courageux mortel. Laissez-moi une place dans votre esprit, accordez-moi votre confiance et, à nous deux , nous pourrons les repousser.

                -Deviendrons-nous comme Assan avec Mordeuse ? s'enquit Ravelin, guère emballé par l'idée. L'Harmonifille rit, en un son délicat qui le ravit, une fleur solitaire sous une montagne de neige.

                Nous serons semblables, certes, mais en une union temporaire et...moins sauvage.

                Sentant l'hésitation de l'Immortelle, Ravelin rit à son tour et toute peur le quitta enfin, libérant son esprit de leurs chaînes. Il voyait clair à présent. Il savait ce qu'il avait à faire.

                -Faisons ainsi ! dit-il et il accueillit l'Harmonifille en lui. Une vive lueur fit luire les lames de ses épées et l'entoura d'une protection contre laquelle les Dévoreurs hésitèrent et reculèrent. La présence de l'Harmonifille se fit plus tangible. Il sursauta ; ses sens se décuplèrent, il fut soudainement conscient de la moindre chose qui l'environnait, du battement du cœur de Feu-Roux entre ses hanches jusqu'aux Dévoreurs dans son dos.

                -Vous ne passerez pas, promit-il, terrible, sans me mettre d'abord à bas. Venez donc.

 

               

                -Le Commandeur se débrouille mieux que je ne le pensais.

                Possible...

                Devant la mauvaise foi de Mordeuse, Assan se gaussa en secouant la tête. L'épée ne reconnaitrait jamais le talent d'un autre guerrier. Elle était bien trop fière pour cela. Le guerrier se tourna vers Tio.

                -Son action nous donnera le temps qu'il nous manquait, dit-il. Les secousses ont cessé. Il a attiré sur lui l'intention des Dévoreurs.

                -Quel en sera le prix ?

                Ils venait d'atteindre la chemise du donjon et avaient suivis la charge de Ravelin. Tio tentait d'en comprendre la raison. Le Commandeur ne devait pas mourir, il le sentait, mais la défense du Palais ne pouvait être obtenue que par son plus que probable sacrifice.

                Puis il la sentit, sa sœur l'Harmonifille, et le soulagement l'inonda.

                Ils ne retiendront pas le Grand Dévoreur, lui rappela Mordeuse.

                -Ce n'est pas à eux de le combattre.

                Sans plus tarder, ils entreprirent de gravir les nombreuses marches du donjon. A chaque étage, Assan jetait un œil aux fenêtres, guettant l'approche de leur ennemi. Alors qu'ils arrivaient au sommet, le guerrier poussa un juron et, sautant sur Tio, il le poussa vers la sortie.

                -Dépêchons ! Notre ennemi fuse sur nous.

                Lorsqu'ils sortirent à l'air libre, arrivés au sommet du donjon, ils virent l'amas de nuages écarlates recouvrirent le ciel et des tremblements compulsifs leur échappèrent.

                Assan dégaina Mordeuse et elle se déploya en lui sans contrainte. Leur union n'avait jamais été aussi complémentaire.

                J'ai peur, avoua Mordeuse. Sans la rage qui nous habitait autrefois, si grande qu'elle nous aveuglait et cachait le danger, je ne sais si je saurai faire face.

                C'est du courage qu'il nous faut désormais.

                A l'horizon, les nuages commencèrent à se condenser et une patte énorme en sortit. De là où il se tenait, Assan lui donnait le même périmètre que les tours de guet du Palais. Il n'osait imaginer la taille de la créature qui venait à eux. La peur le saisit lorsque la tête immonde du Grand Dévoreur émergea enfin. C'était un triangle orné d'innombrables cornes et doté d'une gueule qui tranchait la face jusqu'aux oreilles. Elle était garnie de deux rangées de crocs aussi longs que des lances et surmontée par quatre yeux qui luisaient de haine et de promesses de mort. Le cou qui la soutenait était gros, recouvert d'écailles, épais et robuste. Tout comme le corps qui se dévoila peu à peu tandis que l'horreur et la malveillance prenaient forme sous leurs yeux.

                -Viens donc, gros lard ! hurla Assan. Nous allons te découper en rondelles !

                Ne cédons pas à la peur !

                A la rage donc ? s'amusa Mordeuse.

                Juste un peu ; juste de quoi nous soutenir.

                Assan fit volte-face et plongea son regard doré dans les yeux terrifiés de Tio. L'Immortel s'était figé, l'Orbe serré contre son torse, en attente de ce qui lui semblait inévitable. Que pouvait-il faire contre une telle créature ? Comment arrêter l'avancée inéluctable du Grand Dévoreur ?

                -Allons, tête de piaf, lui lança Assan. Nous n'avons pas à le vaincre ; juste à le ralentir. Nous te donnerons le temps et nous survivrons. C'est une promesse. Tu n'as pas à te préoccuper de nous.

                Tio expira longuement et se détourna sans rien dire. Il sentait que la moindre parole lui ôterait toute sa volonté. Il se rendit au centre de la plateforme et sortit l'Orbe de son velours. Il luit d'un éclat aveuglant, une lueur blanche dans le noir et le rouge qui recouvraient le Palais en une chape de mauvais augure, et le Grand Dévoreur rugit en réponse, ses ombres grossissant autour de lui.

                La barrière des Immortels ne tint pas devant son avancée, lui qui était devenu si fort alors qu'ils s'étaient affaiblis. Il ignora le guerrier solitaire qui retenait ses fragiles doubles ; ces illusions cessèrent et rejoignirent sa masse. Il se dressa, puissant et inébranlable, surmontant le donjon de toute sa taille. Les boulets enchantés ne lui firent rien, ils rebondirent sur ses écailles et se brisèrent en morceaux ou se délièrent avant de l'atteindre, désintégrés par sa présence même.

                Assan et Mordeuse ne plièrent pas devant lui. Ils l'accueillirent sans trembler et le défièrent en un dernier rempart séparant l'espoir de sa destruction.

                Le Grand Dévoreur se stoppa et les fixa de ses yeux qui étaient tels des puits de noirceur. Il ouvrit la gueule et déversa sur eux ses miasmes mais ils ne bougèrent pas.

                -Dis-moi ton nom, Immortelle, éructa le Grand Dévoreur. Dis-moi ton nom. Je te prendrai dans mes rets et détruirai ton âme. Vous n'êtes rien devant moi. Vous ne pouvez rien contre moi. Je suis le Grand Dévoreur et j'avalerai ce monde jusqu'à sa dernière miette.

                -Elle se nomme Mordeuse ! hurla Assan. Et elle porte bien son nom. Tu vas t'en rendre compte, fumier !

                Le guerrier bondit en avant, surprenant le Grand Dévoreur, et se réceptionna sur sa face cornue. Elle était si large qu'il n'eut aucun mal à s'y remettre debout et à courir jusqu'à l'un des yeux qu'il perfora de Mordeuse. Le Grand Dévoreur hurla et se jeta en arrière, ébranlant le donjon sur lequel il se tenait, ses griffes le labourant profondément. Le donjon trembla mais tint bon.

                Le Grand Dévoreur secoua la tête pour chasser l'impudent qui courait sur sa face mais Assan s'accrocha aux piques qui saillaient ici et là. Sans hésiter, il fondit jusqu'à un autre œil et réitéra son action, déclenchant un autre hurlement.

                Soudain les cornes du Grand Dévoreur se délièrent et Assan fit maladroitement face, abasourdi, aux Dévoreurs qu'elles étaient devenues. Ils l'acculèrent jusqu'au museau du Grand Dévoreur et le firent tomber en un dernier coup.

                -Vous ne pouvez rien contre moi  ! répéta le Grand Dévoreur tandis qu'il se réceptionnait sans grâce sur les pierres froides du donjon.

                Assan se releva tant bien que mal. Sa vision était floue. Au moins l'un des Dévoreurs, si ce n'était plus, avait réussi à contourner sa garde et il sentait son sang s'écouler hors de son corps, trempant ses vêtements et rendant glissant le sol. Son souffle était laborieux et il sentait l'une de ses côtés brisées racler contre ses poumons.

                Assan, gémit Mordeuse, nous allons mourir.

                Pas encore ! se rebella le guerrier. Il raffermit sa prise sur la garde de Mordeuse et fit un pas en avant. Mais déjà le Grand Dévoreur se tenait devant eux et son souffle renvoya le guerrier en arrière. Il glissa sur son propre sang et s'étala à terre.

                Dis-moi ton nom, Immortelle, fit le Grand Dévoreur en envahissant l'esprit de son adversaire. Abandonne ce mortel insignifiant. Fais-moi face ! Dis-moi ton nom ! Je t'avalerai.

                Sous l'assaut mental du Grand Dévoreur, Assan cria à s'en rompre les cordes vocales et son corps tressauta violemment. Il sentit vaguement ses poumons être percés et ferma les yeux, se sentant partir, loin de Mordeuse, loin de Tio, abandonnant sa promesse.

                -Non ! crachota-t-il en se redressant avec grands efforts. Sors de ma tête, fumier ! Haut les cœurs, Mordeuse !

                Je suis avec toi !

                Le Grand Dévoreur rugit en se reculant. Il ne comprenait pas l'entêtement de l'Humain qui lui faisait vaillamment face alors que la vie quittait son corps à grande vitesse. Croyait-il donc obtenir la victoire en se tenant ainsi, vacillant, ensanglanté et agonisant alors qu'il irradiait de puissance ?

                -Vous périrez ! prédit-il. Il fondit sur eux, gueule ouverte, prêt à les avaler. Alors que ses mâchoires allaient se refermer, Assan bondit vers lui et enfonça toute la lame de Mordeuse dans son palais.

                -Notre mort ne sera pas sans un prix !

                Au même instant, une lumière pure les enveloppa et le Grand Dévoreur se jeta vivement en arrière, agressé par elle.

                Tio se tint soudain aux côtés d'Assan, beau, terrible et incandescent. Il flottait à quelques centimètres du sol, les ailes déployées, les yeux grands ouverts et les bras écartés. Devant lui, l'Orbe scintillait de mille feux car le pouvoir des Immortels le nimbait.

                -Les portails sont ouverts ! clama Tio et Assan sursauta en apercevant enfin les deux énormes vortex qui étaient apparus au-dessus du donjon. L'un luisait d'une douce lumière ; l'autre pulsait d'une aura noire.

                -Nous n'en repartirons pas ! se rebiffa le Grand Dévoreur. Nous dévorerons ce monde !

                Assan vit une nouvelle lueur voleter jusqu'à l'Orbe et s'y plonger. Il comprit que c'était la forme astrale de l'Harmonifille qui s'en était allée rejoindre les siens. L'heure du départ des Immortels était venue.

                -Vous n'avez pas le choix !

                Tio s'envola et fila vers le vortex lumineux. Le Grand Dévoreur devina son plan et voulut l'arrêter. Mais Tio l'esquiva et le dupa, il tournoya adroitement, véloce et fin oiseau dansant autour de la masse du monstre lent et pataud.

                Resté à terre, Assan sentit Mordeuse le quitter, rejoignant les siens, répondant à l'appel impitoyable du vortex. Soudain seul, le guerrier fut pris d'une terreur profonde.

                -Prenez-moi avec vous ! s'écria-t-il en tendant le bras vers le ciel, vers la figure de Tio qui disparaissait dans la lumière.

                Libère-toi, fit la voix de l'Immortel, souffle tenu dans son esprit qui s'engourdissait. Assan ne comprit pas ces mots et s'affola d'autant plus. Il mourrait, il le savait, et Tio s'en allait sans lui. Une ancienne discussion lui revint en mémoire tandis qu'il sombrait.

                "Me fais-tu confiance ? lui avait demandé Tio, quelques années après leur première rencontre.

                Entièrement, lui avait-il confié, sans l'ombre d'un doute."

                -Entièrement, répéta Assan d'une voix rauque. Il laissa tomber sa tête à terre et expira ce qui lui restait de souffle. Puis il se laissa glisser dans les ténèbres. Juste avant de perdre conscience, des bras chaleureux l'entourèrent et ôtèrent son esprit de son corps moribond.

                Bienvenue, dit simplement Tio et ils passèrent le vortex. Le Grand Dévoreur poussa un ultime cri et voulut s'en repartir, loin, loin de ce Palais où un portail vers le Vide avait été ouvert, un vortex qui l'aspirait, encore et encore, l'appelait à lui, le rappelait dans cet endroit où il n'y avait rien à manger. Mais il ne fut pas assez rapide ; il ne l'aurait jamais été.

                Enfin, les deux vortex brillèrent plus vivement et se rétractèrent sur eux-mêmes. Quand la lumière revint à la normale, laissant le soleil seul maître, il n'y avait plus ni nuages de sang ni vortex ni Dévoreurs ni Immortels.

 

                Le ciel était d'une beauté déconcertante. Le soleil régnait au sein d'une mer d'un bleu calme, apaisant, une teinte pure de toute imperfection. Même les nuages qui se profilaient à l'ombre de la montagne n'étaient que mousse d'une blancheur sans égale.

                Raveena inspira lentement une grande bouffée d'air, tremblante de la tête aux pieds. Ses jambes la lâchèrent et elle tomba mollement sur le sol, le dos appuyé sur les pierres froides des remparts, les yeux toujours fixés sur le ciel. Un ciel tel qu'elle ne l'avait encore jamais vu. Jusqu'alors il avait toujours été entaché par l'impureté des Dévoreurs.

                -On a réussi, souffla-t-elle. Un rire nerveux franchit ses lèvres sèches. Rejetant la tête en arrière, elle le laissa prendre de l'ampleur, passer de rivière à fleuve, et finalement se transformer en des pleurs de joie.

                -On a gagné ! Le monde est sauf !

                Raveena chercha le Roi du regard. Mais le spectre n'était nulle part. Elle se remit sur ses pieds et le chercha du regard. Seules les ombres des trébuchets l'entouraient. Le Roi n'était plus là.

                -Raveena !

                Elle sursauta et se retourna vers Ravelin qui grimpait les escaliers à toute allure. Le soulagement inonda son âme et elle lui sauta dans les bras, manquant de le renverser. Leurs corps firent un bruit sourd lorsqu'il la rattrapa et ils se serrèrent l'un contre l'autre avec plus de force qu'il n'aurait été nécessaire, semblant vouloir se fondre dans l'autre.

                -Vous êtes en vie, pleura Raveena en enfouissant son visage dans le cou du Commandeur, grimaçant brièvement au contact du métal froid de son armure. Quelle folie vous a conduit à une telle charge ?!

                -N'ai-je pas été des plus braves, ma mie ?

                -Oui-da. Digne d'une des plus grandes légendes de notre peuple. Mais ne plaisantez pas avec votre vie !

                -Je l'aurai volontiers donnée pour notre cause. Toutefois je me réjouis que mon cœur batte encore.

                Ils se détachèrent enfin et leur yeux furent à nouveau happés par le ciel. Ravelin déglutit et reporta son regard sur le donjon qui les surmontait de toute sa hauteur.

                -Allons-voir ce qu'il est advenu de nos compagnons, dit-il. Il prit la main de Raveena et ils entreprirent l'escalade du donjon. Au fur et à mesure qu'ils grimpaient, une sourde certitude prenait place en leurs cœurs, assombrissant leurs visages.

                Il manquait plus que les nuages de sang dans le ciel. La magie des Immortels s'en était elle aussi allée. Il n'en restait pas grand chose depuis la Guerre Magique mais même ces désuets échos avaient disparu.

                Enfin ils furent de retour à la lumière. Le soleil du soir passa derrière les montagnes et son dernier éclat les aveugla. L'astre descendit dans l'ombre et s'accrocha une dernière fois aux mèches écarlates du guerrier qui gisait à terre, son épée brisée à ses côtés, un sourire ornant ses lèvres.

                -Assan ! cria Raveena en courant se jeter près du corps. Ravelin la suivit plus calmement et vit l'autre corps. Il s'approcha sans bruit près du corbeau et le prit dans ses mains. L'Orbe reposait à ses côtés, inerte, terne, privé de sa vie et de sa magie. Privé des Immortels.

                -Ils s'en sont allés.

                Raveena redressa la tête et ses yeux tombèrent sur la dépouille du corbeau.

                -Tio, articula-t-elle. Ses yeux s'écarquillèrent quand elle comprit qu'elle avait vu juste dans la salle lorsque le Corbhomme s'en était revenu de son voyage astral.

                -Le monde nous a été rendu. Les Immortels se sont sacrifiés pour que les Hommes soient libérés des Dévoreurs.

                Ravelin s'agenouilla près d'elle et lui tendit le corbeau qu'elle serra contre sa poitrine. De chaudes larmes perlaient au coin de ses yeux.

                -Ne pleurez pas, ma mie, la rassura-t-il. Il y avait deux vortex dans le ciel. L'un aspira les Dévoreurs ; l'autre ramena les Immortels chez eux. Quant à Assan, regardez donc le sourire qui orne ses lèvres. Il est allé avec Tio et Mordeuse. Il n'aurait pas voulu rester ici sans eux. Ils étaient sa famille.

                -Serait-il devenu un Immortel ?

                -De ce que je peux comprendre de cette situation. De Tio, il ne reste qu'un corbeau et de Mordeuse, qu'une lame brisée. Leurs âmes parties, leurs formes terrestres n'ont plus de raison d'exister. Là où est partie Assan, il n'a plus besoin de corps. Il est resté ici et son âme est libre.

                -Alors tout va bien, n'est-ce pas ? sourit Raveena. Elle posa délicatement le corbeau sur le torse d'Assan ainsi que les tronçons de son épée puis elle détacha la cape de Ravelin et la rabattit sur les deux corps.

                -Il faut les enterrer, dit-elle. Ou plutôt leur dresser un bûcher et laisser leurs cendres s'envoler avec l'air.

                -Et après, il faudra reconstruire.

                Ravelin se releva. Grave, il laissa son regard glisser sur les ruines d'Hautsvents. La détermination faisait briller ses yeux.

                -Je vais prétendre au trône du Roi et ramener la prospérité sur ces terres. Bientôt des pierres blanches se tiendront là où aujourd'hui je ne vois que des mauvaises herbes et des enfants dévaleront dans les rues, les emplissant de leur joie de vivre.

                Il tendit une main à Raveena.

                -M'aiderez-vous dans cette tâche ?

                Elle lui sourit et attrapa sa main, acceptant son aide pour se relever.

                -Je vous seconderez jusqu'à la fin, lui promit-elle. Ravelin pencha la tête et l'embrassa doucement, scellant leur serment. Lorsque leurs lèvres se joignirent, ils eurent comme une vision d'un autre monde. Un monde fait de pensées et d'esprit où un corbeau volait autour de deux loups, un roux et une blanche. Il eut un coup de vent et les trois animaux disparurent en une voleté de couleurs.

                L'écho de leur rire, lui, s'attarda longtemps dans leurs mémoires. Il leur suffisait de fermer les yeux pour l'entendre à nouveau.